X. La perquisition

Le feu qui brûlait dans la grille du foyer n’était pas très-vif, et l’air extérieur, comme je m’en étais aperçue en venant chez le Major, avait quelque chose, ce jour-là, de l’âpreté d’une journée d’hiver.

Cependant la première impression que je ressentis, quand le Major Fitz-David me quitta, fut une impression de chaleur, accompagnée d’oppression et d’une difficulté énorme à respirer librement. L’agitation nerveuse où je me trouvais était, je le suppose, la cause de ces sensations étranges. Je retirai mon chapeau, ma mante, mes gants, et j’ouvris pour un moment la fenêtre. On ne voyait, de cette fenêtre, qu’une cour pavée, qu’éclairait un pan du ciel et que bornait, en face, le mur des écuries du Major. Il me suffit de rester quelques minutes appuyée sur la balustrade pour me sentir complètement rafraîchie et apaisée. Je refermai alors la fenêtre pour procéder à ma perquisition. Je commençai par promener les yeux sur les quatre murs qui m’entouraient.

J’étais moi-même étonnée de mon calme. Mon entrevue avec le Major Fitz-David avait peut-être épuisé, pour un temps du moins, ma capacité d’éprouver des émotions fortes. C’était un soulagement pour moi de me trouver seule ; c’était un soulagement de commencer mes recherches. Je ne souffrais en ce moment d’aucune douleur physique ou morale.

La chambre était oblongue. Dans l’une des parois les plus courtes s’ouvrait la porte à coulisses que j’ai déjà mentionnée ; l’autre était presque entièrement occupée par la large fenêtre qui donnait sur la cour.

Je commençai par le mur de la porte d’entrée. Qu’y avait-il là, en fait d’ameublement, des deux côtés de la porte ? Une table à jouer de chaque côté. Au-dessus de chaque table, se trouvait un magnifique vase de Chine, placé sur un tasseau doré et sculpté, qui était fixé au mur.

J’ouvris les tables à jouer. Les tiroirs ne contenaient que des cartes, ainsi que les jetons et les marques, leur accompagnement ordinaire. À l’exception d’un seul, tous les paquets de cartes qui se trouvaient dans les deux tables étaient cachetés et tels qu’ils étaient sortis de la boutique du marchand. J’examinai toutes les cartes du paquet décacheté. Point d’écriture… point de marque d’aucune sorte visible sur aucune d’elles. À l’aide d’une petite échelle qui était appuyée contre la bibliothèque, je pus regarder dans les deux vases de Chine. L’un et l’autre étaient parfaitement vides. Y avait-il encore quelque chose à examiner de ce côté de la chambre ? Il y avait dans les deux coins deux petits fauteuils en bois marqueté, garnis de coussins en soie rouge. Je les retournai ; je regardai sous les coussins ; je ne voulais rien négliger. Mais, ainsi que je le présumais, il n’y avait là rien à découvrir. Quand j’eus remis ces fauteuils à leur place, ma perquisition de ce côté de la chambre se trouvait achevée. Jusque-là je n’avais rien trouvé.

Je passai au côté opposé, celui de la fenêtre.

Cette fenêtre, qui occupait, comme je l’ai dit, presque toute la longueur et la hauteur de la muraille, était divisée en trois compartiments. De superbes rideaux de velours rouge foncé, tombant en larges plis, laissaient juste assez de place pour deux étroites et hautes encoignures de Boule, contenant des tiroirs superposés, et supportant, l’une une réduction de la Vénus de Milo, l’autre une réduction de la Vénus de Médicis, toutes deux en bronze. J’avais les pleins pouvoirs du Major ; je n’hésitai pas à ouvrir l’un après l’autre les six tiroirs des deux chiffonniers, et à en explorer le contenu.

Dans l’encoignure de droite, mon investigation fut vite achevée. Les six tiroirs étaient uniquement remplis par une collection de fossiles qui, à en juger par les curieuses étiquettes fixées sur certains échantillons, dataient d’une période de la vie du Major où il avait spéculé, sans grand profit, sur les mines. Je me tournai alors vers l’encoignure de gauche.

Il y avait là une variété beaucoup plus grande, et mon examen se prolongea beaucoup plus longtemps.

Le tiroir supérieur contenait une collection complète d’outils de charpentier en miniature, datant, selon toute probabilité, de l’époque lointaine où le Major était enfant, et où ses parents et leurs amis lui faisaient encore des cadeaux. Le tiroir au-dessous était rempli de bagatelles d’une autre espèce ; des présents faits au Major par ses belles amies : bretelles brodées, toques élégantes, gracieuses boîtes à cigares, riches pantoufles, bourses éblouissantes, toutes sortes de menus et mignons ouvrages qui attestaient la popularité dont jouissait parmi les femmes leur adorateur. Le contenu du troisième tiroir était d’une nature moins intéressante : c’était une série de livres de comptes, remontant à un assez grand nombre d’années. Après avoir parcouru, feuilleté et secoué inutilement chacun de ces livres, pour m’assurer qu’ils ne contenaient aucun papier caché entre leurs feuillets, j’examinai le quatrième tiroir, consacré aussi à la comptabilité : factures, mémoires, quittances. Le cinquième tiroir ne présentait qu’un amas confus d’objets sans valeur. J’en tirai d’abord un paquet de cartes ornées, dont chacune portait la liste des plats qui avaient figuré à des banquets qu’avait donnés le Major, ou auxquels il avait assisté comme invité, à Londres ou à Paris ; puis une boîte remplie de plumes, finement coloriées ; puis une quantité de vieilles cartes d’invitation ; puis quelques livrets d’opéra, un tire-bouchon de poche, un paquet de cigarettes, un paquet de clés rouillées, un passeport, un amas de tickets de bagages, une tabatière d’argent brisée, deux étuis à cigares, une carte de Rome en lambeaux : rien, du reste, qui m’offrit le moindre intérêt.

J’ouvris alors le sixième tiroir. Ce fut d’abord pour moi une surprise et un désappointement. Ce tiroir ne contenait que les morceaux d’un vase brisé.

J’étais assise en ce moment sur une chaise basse, en face de l’encoignure. Irritée de ne trouver là encore que des riens, j’allais repousser du pied le tiroir à sa place. La porte en ce moment s’ouvrit, et le Major entra.

Quand il me vit devant ce tiroir ouvert, je l’observais, il tressaillit et changea de visage. Ce fut l’affaire d’un instant, et il se remit aussitôt. Mais, je ne m’étais pas trompée, son coup d’œil et son geste d’effarement ne pouvaient avoir d’autre sens, sinon qu’il me surprenait la main sur le fil d’Ariane.

« Permettez que je vous dérange une minute, dit le Major ; je reviens seulement pour vous adresser une petite requête.

– De quoi s’agit-il, Major ?

– Avez-vous, dans vos recherches, mis la main sur un paquet de lettres qui m’appartiennent ?

– Je n’ai rien trouvé de pareil, répondis-je. Si je trouvais des lettres, il va de soi que je ne me permettrais pas de les ouvrir et de les lire.

– C’est de cela que je voulais vous parler, reprit-il. L’idée m’est venue tout à l’heure là-haut que mes lettres pourraient vous causer du souci. Je comprends très-bien que tout ce que vous n’aurez pas la liberté d’examiner excite votre défiance. Mais je puis aller au-devant de la difficulté, sans que ni vous ni moi ayons à nous en inquiéter. Je crois ne pas manquer à ma parole en vous affirmant, purement et simplement, que mes lettres ne peuvent vous aider en rien dans votre recherche. Vous pouvez sans inconvénient n’en tenir aucun compte, comme d’objets qui, à votre point de vue, ne valent pas la peine d’appeler votre attention. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

– Je vous comprends !… Major, et vous suis obligée.

– Ne vous sentez-vous pas fatiguée ?

– Nullement… je vous remercie.

– Et vous espérez toujours réussir ? Vous n’êtes pas encore découragée ?

– Je ne suis pas découragée le moins du monde. Avec votre permission, j’entends persévérer quelque temps encore. »

Pendant que nous avions échangé ces quelques paroles, le tiroir de la crédence était resté ouvert, et, tout en causant, je regardais, comme indifféremment, les fragments de la potiche brisée, et suivais en même temps du coin de l’œil les mouvements du Major. Il était, lui aussi, redevenu maître de lui-même, et il considérait ces morceaux de porcelaine avec un air de parfaite insouciance. Mais je me souvenais du regard étonné et inquiet que j’avais surpris dans ses yeux quand il était entré, et cette insouciance me paraissait un peu exagérée.

« Ces tessons, dit-il en riant, ne vous promettent pourtant pas grand’chose ?

– Qui sait ?… répliquai-je, il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Ce que j’ai de mieux à faire, c’est, je crois, d’interroger toute chose, fût-ce une potiche cassée. »

Je le regardais fixement, en parlant ainsi. Il changea de sujet.

« La musique d’en haut ne vous importune pas, demanda-t-il.

– Pas du tout, Major.

– Elle va cesser bientôt. Le maître de chant est sur le point de partir, et le maître d’italien vient d’arriver. Je n’épargne rien pour faire de ma jeune prima-donna une artiste accomplie. En apprenant à chanter, elle doit aussi apprendre la langue qui est la langue de la musique. Je la perfectionnerai dans la prononciation en la conduisant en Italie. J’entends et je veux qu’elle soit prise pour une Italienne quand elle chantera en public. Je vous quitte. Vous n’avez pas d’ordre à me donner ? Il ne vous manque rien ?

– Rien, absolument. Mille remerciements, Major. »

Au seuil de la porte, il se retourna, et avant de sortir, m’envoya du bout des doigts un baiser. Je vis en même temps son regard errer un moment sur la grande bibliothèque. Ce ne fut qu’un éclair, mais j’eus le temps de le saisir.

Quand je fus seule, je regardai cette bibliothèque à mon tour.

La bibliothèque était un magnifique meuble en vieux chêne sculpté, adossé à la muraille parallèle au vestibule. Excepté l’espace occupé par la seconde porte qui ouvrait sur le vestibule, la bibliothèque remplissait toute la longueur du mur. Le haut était orné de vases, statuettes, et candélabres placés sur un seul rang. En les examinant, je remarquai une lacune à l’extrémité qui touchait à la fenêtre. L’extrémité opposée, voisine de la porte, était occupée par un très-beau vase d’une forme particulière. Où était le vase en pendant qui avait rempli la place laissée vide à l’extrémité correspondante de la bibliothèque ? Je me retournai vers le sixième tiroir du chiffonnier et l’examinai de nouveau. Il n’y avait pas à se méprendre sur la forme du vase, quand on en regardait les morceaux : la potiche brisée était celle qui avait occupé la place maintenant vide à l’extrémité voisine de la fenêtre.

Après avoir fait cette découverte, je pris tous les fragments du vase brisé, jusqu’au plus petit, et les étudiai attentivement l’un après l’autre.

J’étais trop ignorante en céramique pour être en état d’apprécier la valeur du vase, ou d’en reconnaître l’époque, ou même de savoir s’il était de fabrique anglaise ou étrangère. Sur un fond d’une délicate nuance café au lait, des guirlandes de fleurs et de cupidons entouraient, de chaque côté, un des médaillons sur lequel était peinte avec une finesse exquise, une tête de femme, une nymphe, une déesse, ou peut-être le portrait d’une femme célèbre ; dans l’autre médaillon, une tête d’homme, héros ou dieu. Des bergers et des bergères étendus sur le gazon, avec leurs chiens et leurs brebis, formaient les ornements du piédestal. Tel avait été le vase au temps où il figurait intact sur la bibliothèque. Par quel accident avait-il été brisé ? Et pourquoi la figure du Major s’était-elle rembrunie, quand il avait vu que j’avais découvert les débris de cette œuvre d’art dans le tiroir qui les contenait ?

Les débris laissaient irrésolues ces graves questions… les débris ne me disaient absolument rien. Et cependant, l’inquiétude du Major le prouvait assez… directement ou indirectement… il devait y avoir quelque chose dans ce vase brisé !

Mais il ne s’agissait pas de réfléchir ! il fallait chercher. Je retournai à la bibliothèque.

Jusqu’ici, j’avais présumé, sans raison bien plausible, que le fil conducteur devait nécessairement se révéler à moi sous la forme d’un papier écrit. Il me vint alors à l’esprit, après le coup d’œil surpris dans les yeux du Major… que ce fil pouvait tout aussi probablement se présenter sous la forme d’un livre.

Je jetai les yeux sur les rayons du bas, dont j’étais assez voisine pour pouvoir lire les titres. J’y vis Voltaire en maroquin rouge ; Shakespeare, en bleu ; l’Histoire d’Angleterre, en brun ; l’Annual Register, en veau jaune. Je m’arrêtai là, fatiguée et découragée déjà à la vue de cette longue série de volumes.

« Quoi ! pensai-je en moi-même, me faut-il examiner tous ces volumes ? Et qu’y verrai-je, si je les examine ? Le Major Fitz-David a parlé d’une terrible calamité qui a assombri la vie passée de mon mari. Comment pourrait-il se faire que quelque trace de cette calamité, ou quelque indication s’y rapportant, se trouvât dans l’Annual Register ou dans les pages de Voltaire ! Il serait absurde de le supposer. La seule tentative d’examiner sérieusement ces livres dans ce but serait une perte de temps inutile. »

Et cependant le Major avait jeté un regard furtif sur la bibliothèque. Et puis, le vase brisé avait eu naguère sa place sur la bibliothèque. Ces circonstances m’autorisaient-elles à considérer le vase et la bibliothèque comme deux jalons jumeaux sur la route qui devait me conduire à ma découverte ? Le problème n’était pas facile à résoudre au pied levé.

Je levai les yeux sur les rayons supérieurs.

Là, les volumes étaient plus variés, d’un plus petit format, et en moins bon ordre que sur les rayons inférieurs. Quelques-uns étaient reliés en toile, quelques autres seulement brochés ; un ou deux étaient tombés et reposaient à plat à côté des volumes restés debout ; il y avait aussi, çà et là, des places vides où l’on n’avait pas remis les livres qu’on en avait retirés. En un mot, ces rayons n’offraient pas la décourageante uniformité des autres. Les plus élevés, remplis de poussière, permettaient d’espérer que je pourrais y faire quelque heureuse trouvaille. Je résolus donc, si je devais passer en revue tous les livres de la bibliothèque, de commencer par les rayons les plus élevés.

Où était l’échelle pour y atteindre ?

Je l’avais laissée appuyée contre le mur de refend. En regardant de ce côté, je devais nécessairement voir en même temps la porte à coulisses, qui, imparfaitement fermée, m’avait permis d’entendre le Major Fitz-David questionner son domestique sur ma personne. On n’avait pas passé par cette porte depuis que j’étais là ; toutes les fois qu’on avait dû entrer dans la chambre ou en sortir, on était entré ou sorti par l’autre porte donnant sur le vestibule.

Au moment où je regardais autour de moi, un léger bruit se fit entendre dans la première pièce, un rayon de clarté perça à travers la porte à coulisses imparfaitement close. Quelqu’un m’avait-il épiée ? je m’approchai doucement et je poussai vivement l’ouverture. Le Major était là, debout, je me trouvai face à face avec lui… il m’avait vue près de la bibliothèque !

Il avait son chapeau à la main, et était évidemment prêt à sortir. Il tira parti de cette circonstance pour expliquer d’une manière plausible comment il se trouvait si près de la porte.

« J’espère que je ne vous ai pas effrayée ? me dit-il.

– Vous m’avez un peu surprise, Major.

– J’en suis fâché et bien honteux. J’allais ouvrir la porte pour vous dire que j’étais obligé de m’absenter. Je viens de recevoir une dépêche pressée d’une dame. Une charmante personne… que j’aimerais à vous faire connaître. Elle se trouve dans un triste embarras, la pauvre femme ! Elle a à payer de petits billets, vous comprenez ; de grossiers marchands la pressent, et son mari… Ah ! ma chère dame ! son mari est tout à fait indigne d’elle ! C’est une intéressante personne. Vous me la rappelez un peu… toutes deux vous avez le même port de tête. Je ne serai pas plus d’une demi-heure absent. Puis-je faire quelque chose pour vous ? Vous paraissez fatiguée. Je vous en prie, permettez que je vous envoie encore un peu de champagne. Non ?… Alors promettez-moi de sonner quand vous en aurez besoin. Très-bien ! Au revoir, ma charmante amie… à tout à l’heure ! »

Je refermai la porte, quand il m’eut tourné le dos, et m’assis un moment pour me reconnaître.

Il m’avait épiée pendant que j’examinais sa bibliothèque ! L’homme qui était dans la confidence de mon mari, l’homme qui savait où se trouvait le fil que je cherchais, m’avait épiée durant cet examen ! Il n’y avait plus à en douter maintenant : le Major Fitz-David m’avait indiqué, sans le vouloir, la place où devait porter ma recherche !…

Mes regards se promenèrent, sans aucun sentiment de curiosité, sur les autres meubles que je n’avais pas encore examinés, sur les petites bagatelles élégantes semées à travers les tables et la chemisée, sur les aquarelles, sur les portraits de femmes… objets charmants de l’adoration facile du Major. Toute mon attention, j’en étais certaine à présent, devait se concentrer sur la bibliothèque. Je me levai pour aller chercher l’échelle, résolue à commencer ma perquisition par les rayons du haut.

En allant la prendre, je passai près de la table sur laquelle le Major Fitz-David avait déposé les deux clefs qu’il laissait à ma disposition.

La plus petite me rappela aussitôt les armoires placées sous la bibliothèque. Je les avais singulièrement négligées. Une vague défiance des portes fermées à clef, un vague doute sur ce qu’elles pouvaient me cacher pénétrèrent dans mon esprit. Je laissai l’échelle à sa place contre le mur et me mis à examiner le contenu des armoires.

Elles étaient au nombre de trois. Au moment où j’ouvrais la première, je cessai d’entendre chanter à l’étage supérieur. Pour un moment, je me sentis comme gênée par ce silence succédant subitement au bruit. Je suppose que mes nerfs étaient surexcités. J’entendis ensuite un craquement de bottes sur l’escalier, qui me fit tressaillir de la tête aux pieds. Ce n’était pourtant que le maître de musique qui descendait après avoir donné sa leçon. Le bruit de la porte de la maison qui se fermait sur lui me causa un nouveau frémissement comme si je n’avais jamais entendu de bruit pareil ! Puis tout rentra encore dans le silence. Je me levai alors et je commençai ma visite de la première armoire.

Elle était divisée en deux compartiments superposés.

Celui de dessus ne contenait que des boîtes de cigares rangées méthodiquement. Celui de dessous était consacré à une collection de coquilles, entassées pêle-mêle et sans ordre. Le Major attachait évidemment un bien plus grand prix à ses cigares qu’à ses coquilles. Je fouillai néanmoins ce compartiment avec le plus grand soin pour bien m’assurer qu’il ne s’y trouvait rien de caché qui pût m’intéresser. Je n’y vis que les coquilles.

J’ouvris la seconde armoire. Je m’aperçus en ce moment que le jour faiblissait.

Je regardai à la fenêtre. Mais le soir n’était pas encore venu, et cet obscurcissement subit était produit par une grosse pluie dont les gouttes battaient contre les vitres. Un vent d’automne tourbillonnait dans la cour. Je ranimai le feu avant de reprendre ma perquisition. Mes nerfs étaient malades, je suppose, et j’avais le frisson quand je revins à la bibliothèque. Mes mains tremblaient ; je ne saurais bien dire ce que j’éprouvais.

La seconde armoire me fit voir, dans sa partie supérieure, quelques fort beaux camées, enveloppés dans du coton et rangés dans un casier en bois. À moitié caché sous un de ces casiers j’aperçus les feuilles blanches d’un petit manuscrit. Je m’en emparai vivement. Encore un désappointement. Ce manuscrit n’était que le catalogue descriptif des camées… rien de plus !

Arrivant au compartiment inférieur, j’y trouvai, en plus grande quantité encore, de coûteuses curiosités en ivoire travaillé du Japon, et de précieux échantillons de soie de la Chine. Je commençais à me sentir fatiguée d’explorer les trésors du Major. Plus je cherchais, plus il me semblait que je m’éloignais du seul objet que j’avais à cœur de découvrir. Était-ce bien la peine d’aller plus loin et d’ouvrir la dernière armoire ?… Eh ! oui, sans doute ! et puisque j’avais commencé cette exploration, je devais la pousser jusqu’au bout !

Le compartiment supérieur de la troisième armoire était occupé par un seul objet : un volume somptueusement relié.

Son format dépassait celui de nos modernes volumes. Il était relié en velours bleu, avec des fermoirs d’argent ornés de belles arabesques, et une serrure du même métal, destinée à le protéger contre une indiscrète curiosité. Mais quand je le pris, je vis que cette serrure n’était pas bien fermée…

Avais-je le droit de tirer avantage de cette circonstance pour ouvrir le volume ? J’ai soumis, depuis, cette question à quelques-uns de mes amis des deux sexes. Les femmes ont été unanimes à me répondre que… vu le sérieux intérêt qui était en jeu… j’avais parfaitement le droit d’ouvrir ce volume mal fermé, aussi bien que tous les autres. Les hommes ont été d’une opinion différente, et m’ont déclaré que j’aurais dû respecter le volume et ne pas profiter d’un hasard indiscret. Je n’hésite pas à dire que les hommes avaient raison.

En ma qualité de femme, toutefois, j’ouvris le volume sans hésiter un seul moment.

Les feuilles étaient en beau vélin et encadrées d’illustrations du meilleur goût. Que contenaient ces pages si soigneusement ornées ? Je fis, en les ouvrant, une moue de dédain : c’étaient des boucles de cheveux fixées au centre de chaque page, et suivies d’inscriptions attestant que ces cheveux étaient des gages d’amour obtenus, à diverses époques, de diverses dames qui avaient touché le cœur si aisément accessible du Major. Les inscriptions étaient en d’autres langues que la langue anglaise, mais elles paraissaient toutes avoir également pour but de rappeler au Major les dates auxquelles ses différents attachements avaient prématurément pris fin. Ainsi, la première page exhibait une boucle de fins cheveux couleur de lin, avec cette inscription au-dessous : Mon adorée Madeleine. Constance éternelle. Hélas ! 22 Juillet 1839 ! La page suivante était ornée d’une boucle de cheveux noirs, avec cette inscription en français : Clémence. Idole de mon âme. Toujours fidèle. Hélas ! 2 avril 1840. Une boucle de cheveux ardents suivait… avec une épitaphe en latin ; une note accompagnait la date de la dissolution de la société, portant que la dame descendait des anciens Romains et avait été, en conséquence, convenablement pleurée en latin par son dévoué Fitz-David. La série des boucles de cheveux et des inscriptions polyglottes se continuait et se prolongeait ainsi. Le volume, à un moment, me tomba des mains d’écœurement. Mais je le repris aussitôt, et me remis patiemment à tourner les feuillets l’un après l’autre, jusqu’à ce que j’arrivasse à ne plus rencontrer que des feuillets entièrement blancs.

Alors je pris le volume par le dos, et, comme dernière précaution, je le secouai, pour en faire tomber les papiers détachés ou les cartes qui auraient pu échapper à mon attention.

Cette fois, ma patience fut récompensée par une découverte, qui me jeta dans une indescriptible agitation.

Une petite photographie, ayant la forme d’une carte, tomba du livre. Un premier coup d’œil me permit de voir qu’elle contenait deux portraits.

L’un était celui de mon mari.

L’autre celui d’une femme.

La figure de la femme m’était entièrement inconnue. Elle n’était pas jeune. Le photographe l’avait fait poser assise ; mon mari debout derrière son siège, et se penchant vers elle. Leurs mains étaient l’une dans l’autre. La dame avait les traits durs et était assez laide. Son visage portait d’ailleurs l’empreinte de fortes passions et d’une volonté résolue. Néanmoins, toute laide qu’elle était, sa vue me fit éprouver un sentiment de jalousie, quand je remarquai la familiarité affectueuse de leur attitude ; naturellement le photographe ne les avait groupés ainsi qu’avec leur permission ! Eustache m’avait dit, en passant, pendant qu’il me faisait la cour, qu’il s’était figuré plus d’une fois être épris d’un véritable amour, avant de me connaître. Cette femme, si peu attrayante, pouvait-elle avoir été l’objet de l’une de ses premières passions ? L’avait-il assez aimée pour se faire photographier dans cette pose ? J’examinai assez longtemps ces portraits, pour que la vue m’en devînt enfin insupportable. La femme est une étrange créature : elle est un mystère, même à ses propres yeux. Je jetai la photographie dans un coin de l’armoire. J’étais profondément irritée contre mon mari ; je haïssais… oui, je haïssais, de toute la force de mon cœur et de mon âme !… cette femme inconnue, à l’expression énergique, aux traits durs, qui avait tenu la main de mon mari dans sa main.

Pendant tout ce temps, le compartiment inférieur de l’armoire attendait toujours que j’en fisse à son tour l’examen.

Je m’agenouillai pour y procéder… désireuse de rejeter loin de mon cœur cette jalousie qui s’en était emparée.

Malheureusement, la partie inférieure de l’armoire ne contenait que des reliques de la vie militaire du Major : son épée, ses pistolets, ses épaulettes, son ceinturon, et quelques autres menus fourniments ; aucun de ces objets n’avait pour moi le moindre intérêt. Mes yeux errèrent de nouveau sur le compartiment supérieur, et, comme une folle que j’étais… je ne saurais trouver un terme plus adouci pour caractériser convenablement l’état où je me trouvais en ce moment… je repris la photographie et me remis à l’examiner avec une sorte de ténacité furieuse. Cette fois, j’y remarquai quelque chose qui avait échappé jusque-là à mon attention : c’étaient deux lignes d’une écriture de femme, au dos de la carte. Ces lignes contenaient ces mots :

Au Major Fitz-David,

avec deux vases,

De la part de ses amis S. et E. M.

Le vase brisé était-il un de ces deux vases et l’altération que j’avais remarquée sur le visage du Major était-elle produite par quelque souvenir se rapportant à ce vase ? Mais, peu importait ! je n’étais pas disposée à me livrer à des réflexions sur ce sujet, pendant que la question beaucoup plus sérieuse des initiales qui figuraient sur le dos de la photographie me préoccupait.

S. et E. M. ? Ces deux dernières lettres pouvaient être les initiales du nom de mon mari… de son vrai nom, Eustache Macallan. En ce cas, la première lettre (S.) indiquerait le nom de la dame. Quel droit avait-elle d’accoler son nom à celui d’Eustache de cette façon ? Je réfléchis un moment. Je torturai ma mémoire. Tout à coup, je me souvins qu’Eustache avait des sœurs. Il m’en avait parlé plusieurs fois, dans le temps qui avait précédé notre mariage. Avais-je été assez folle pour me prendre de jalousie pour une sœur de mon mari ? Il pouvait bien en être ainsi ; S. pouvait être l’initiale du nom de baptême de cette sœur. Je me sentis véritablement honteuse de moi-même, quand je considérai la chose sous ce nouveau point de vue. Combien j’avais été injuste envers tous les deux ! Je retournai la photographie, d’un air triste et repentant, pour examiner les deux portraits sous un jour plus bienveillant et plus vrai.

Je cherchai naturellement à découvrir alors un air de famille entre les deux figures. Il n’y en avait aucun : au contraire, elles étaient aussi dissemblables l’une de l’autre, dans les traits et dans l’expression, que deux figures pouvaient l’être. Était-elle sa sœur après tout ? Je regardai les mains, telles que me les montrait la photographie. La main droite de la femme était dans la main d’Eustache ; la main gauche posée sur le corsage. Dans son doigt du milieu, on voyait distinctement un anneau nuptial. Mon mari avait-il des sœurs mariées ? Je lui avais posé cette question moi-même, quand il m’avait parlé d’elles, et je me rappelais fort bien qu’il m’avait répondu négativement.

Était-ce donc mon premier mouvement de jalousie qui s’était trouvé juste ? S’il en était ainsi, que signifiait l’association des trois initiales ? Que signifiait l’anneau nuptial ? Grand Dieu ! avais-je sous les yeux le portrait d’une rivale dans l’amour de mon mari… et cette rivale était-elle sa femme ?

Je rejetai la photographie en poussant un cri d’horreur. Pendant un moment, je crus que ma raison m’abandonnait. Je ne sais ce qui serait arrivé… ou ce que j’aurais fait… si mon amour pour Eustache n’avait pris le dessus sur les émotions qui me torturaient. Cet amour sincère calma mon cerveau. Cet amour sincère réveilla l’influence de mon bon sens. L’homme qui tenait une si grande place dans le fond de mon cœur était-il capable de la bassesse criminelle qu’impliquait la seule supposition d’un mariage antérieur avec une autre femme ?… Non ! c’était moi qui m’étais rendue coupable de cette bassesse, de ce crime, en ayant supposé, même un seul moment, qu’il en était capable !

Je ramassai cette funeste photographie et je la replaçai dans le volume. Je fermai à la hâte l’armoire, je pris l’échelle et la posai contre la bibliothèque. Mon seul désir maintenant était de chercher un refuge contre mes pensées dans une occupation quelconque. Je sentais le détestable soupçon qui m’avait avilie à mes propres yeux renaître dans mon cœur, en dépit de mes efforts pour l’y étouffer. Les livres !… les livres !… Mon seul espoir était de m’absorber tout entière, corps et âme, dans l’examen des livres.

J’avais un pied sur l’échelle quand j’entendis s’ouvrir la porte du parloir… la porte qui communiquait avec le vestibule.

Je me retournai, m’attendant à voir le Major. Au lieu de Fitz-David, je vis sa future prima-donna qui venait de franchir la porte et fixait ses yeux ronds sur moi. La jeune personne aux notes vibrantes croisa les bras et, m’interpella avec son air hardi.

« J’ai de la patience, dit-elle froidement, mais je ne puis endurer cela plus longtemps.

– Qu’est-ce que vous ne pouvez endurer plus longtemps ? lui demandai-je.

– Voilà deux heures au moins, poursuivit-elle, que vous êtes ici toute seule, dans le cabinet du Major… Je suis d’un tempérament jaloux, très-jaloux. Je veux savoir ce que cela signifie. »

Elle avança de quelques pas vers moi, rouge de colère et le regard menaçant :

« Est-ce qu’il se propose de vous faire entrer au théâtre ? demanda-t-elle aigrement.

– Non, certes.

– Est-ce qu’il est votre amant ?… »

Dans d’autres circonstances, je l’aurais tout simplement priée de sortir. Mais, dans l’état d’esprit où j’étais en ce moment critique, la seule présence d’une créature humaine était un soulagement pour moi. Même cette jeune fille, avec ses questions grossières et son manque d’éducation, faisait une diversion bien venue à ma solitude ; elle m’offrait un refuge contre moi-même.

« Votre question n’est pas très-polie, dis-je. Cependant je vous excuse. Vous ignorez sans doute que je suis mariée.

– Qu’est-ce que cela fait ? répondit-elle. Mariée ou non, c’est tout un pour le Major. Cette effrontée coquine qui se fait appeler Lady Clarinda est mariée… ce qui ne l’empêche pas d’envoyer au Major un bouquet trois fois par semaine. Ce n’est pas que je me soucie, croyez-le, de ce vieux fou. Mais j’ai perdu ma place à la station du chemin de fer, il faut que je veille à mes intérêts ; et je ne sais pas ce qui pourrait arriver, si je laissais une autre femme s’interposer entre lui et moi. C’est là où le bât me blesse… voyez-vous ! Je ne suis pas tranquille, quand je le vois vous laisser maîtresse de faire ici ce qu’il vous plaît. Ne vous fâchez pas ! Je parle franchement. Je veux savoir ce que vous faites toute seule dans cette chambre et sur quel pied vous êtes avec le Major. Je ne l’ai jamais entendu parler de vous jusqu’à ce jour. »

Sous cette surface intéressée et grossière, cette bizarre jeune fille avait une sincérité, une liberté qui plaidait en sa faveur, à mon sens du moins. Je ne lui répondis pas d’une façon moins libre et moins sincère.

« Le Major Fitz-David est un ancien ami de mon mari, lui dis-je, et il a de la bonté pour moi à cause de lui. Il m’a permis de chercher dans ce parloir… »

Je m’arrêtai, ne sachant trop comment lui expliquer à quelle occupation je me livrais, sans lui en trop dire, et en lui en disant assez toutefois pour dissiper les soupçons que ma présence lui avait inspirés.

« De chercher quoi… ? » demanda-t-elle.

Ses yeux tombèrent sur l’échelle près de laquelle je me trouvais encore.

« De chercher un livre ?… reprit-elle.

– Oui, dis-je en acceptant cette insinuation, un livre.

– Ne l’avez-vous pas encore trouvé ?

– Non. »

Elle me regarda fixement, sans prendre la peine de cacher qu’elle se demandait à elle-même si je disais ou ne disais pas la vérité.

« Vous me semblez être une bonne personne, fit-elle, en prenant enfin son parti. Il n’y a rien de louche en vous. Je vous aiderai si je puis. Quel livre cherchez-vous ? J’ai farfouillé plus d’une fois tous ces bouquins, et je les connais, quel livre voulez-vous ?

Tout en me posant cette brutale question, la jeune chanteuse venait d’apercevoir le bouquet de Lady Clarinda, placé sur la table où le Major l’avait laissé. Oubliant aussitôt et moi-même et les livres, elle se précipita comme une furie sur les fleurs, et les trépigna sous ses pieds.

« Voilà !… s’écria-t-elle. Si je tenais ici Lady Clarinda, je la traiterais de même !

– Qu’est-ce que le Major va dire ? demandai-je.

– Que m’importe ! Est-ce que vous croyez que j’ai peur de lui ? Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, je lui ai brisé un de ses plus beaux bibelots, précisément à cause de Lady Clarinda et de ses fleurs ! »

Elle me montra la place laissée vide sur le haut de la bibliothèque… du côté de la fenêtre. Mon cœur se mit à battre soudain avec violence, lorsque mes yeux prirent la direction que m’indiquait son doigt. C’était elle qui avait brisé le vase qui occupait cette place ! Le chemin qui devait me conduire à ma découverte devait-il m’être révélé par cette jeune fille ? Je ne dis pas un mot. Je me bornai à la regarder d’un œil interrogateur.

« Oui, dit-elle ; voici comment cela s’est fait. Il sait combien je hais les fleurs qui viennent de cette Lady Clarinda, et il avait placé son bouquet dans ce vase, qui était hors de ma portée. Il y avait un portrait de femme peint sur le vase ; et il m’avait dit que c’était la vivante image de Lady Clarinda. Joliment ! ce portrait lui ressemblait comme à moi ! J’étais dans une rage ! Je me suis levée, j’ai pris le livre que j’étais en train de lire, et qui pourtant m’intéressait diantrement ; c’était justement un procès criminel, et vous savez, dans les procès criminels, les crimes sont bien plus amusants, parce qu’ils sont arrivés. Ça ne fait rien ! j’ai lancé mon volume sur le bouquet et sur le portrait ; et, patatras ! le vase est tombé sur le parquet et s’y est brisé en trente-six morceaux. Attendez donc ! Est-ce que ce ne serait pas ce livre-là que vous cherchiez ?… Êtes-vous comme moi ?… Aimez-vous les comptes-rendus des procès criminels ?… »

Je répondis par un signe de tête affirmatif, j’étais encore incapable de parler. La jeune fille se dirigea tranquillement vers le foyer, et, prenant les pincettes, revint avec elles à la bibliothèque.

« Le livre est tombé là, dit-elle entre la bibliothèque et le mur. Je vais l’en retirer en un clin d’œil. »

J’attendis sans remuer un muscle, sans prononcer un mot.

Elle revint bientôt à moi tenant les pincettes d’une main et un volume relié très-simplement de l’autre.

« Voilà le volume, dit-elle. Ouvrez et voyez. »

Je pris le livre.

« Il est terriblement intéressant, continua-t-elle. Je l’ai lu deux fois jusqu’au bout. Je crois que c’est lui. »

Lui qui ? Lui quoi ? De quoi parlait-elle ? J’essayai de lui adresser, une question. J’essayai… tout à fait en vain de prononcer ces simples mots : « De qui et de quoi parlez-vous ? »

Elle paraissait prête à perdre patience. Elle me prit le volume des mains et le posa ouvert sur la table près de laquelle nous nous trouvions l’une et l’autre.

« Vous êtes aussi faible qu’une enfant ! me dit-elle d’un air superbe. Là ! le voilà ce livre ! »

Je lus les premières lignes du titre :

RELATION COMPLÈTE

DU PROCÈS

D’EUSTACHE MACALLAN

Je m’arrêtai et la regardai. Elle se recula en poussant un cri d’effroi. Je reportai mes yeux sur le titre, et j’y lus les lignes qui suivaient :

ACCUSÉ D’AVOIR EMPOISONNÉ

SA FEMME.

Là, je me ressouvins !… Là, je m’évanouis !…

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