J’ai écrit jusqu’à présent avec une parfaite franchise, et il me semble que je puis ajouter : avec quelque courage. Courage et franchise me font défaut quand je relis aujourd’hui cette lettre d’adieu de mon mari et que j’essaye de réveiller le souvenir de la tempête de passions qu’elle souleva dans mon âme. Non ! je ne saurais dire la vérité sur ce qui se passa en moi dans ce moment terrible… je n’oserais pas la dire. Lecteurs, consultez votre expérience des femmes, et imaginez ce que j’ai dû sentir. Lectrices, regardez dans votre propre cœur, et voyez vous-mêmes ce que je sentis.
Ce que je fis, quand mon esprit reprit un peu de calme, est plus aisé à raconter. Je répondis à la lettre de mon mari. On va lire cette réponse. On verra quel effet produisit cet abandon sur mon esprit. On verra aussi quelles espérances me soutinrent dans la vie toute nouvelle et tout étrange que ce qui va suivre révélera.
Je quittai l’hôtel, grâce aux soins de mon vieil et paternel ami Benjamin. Une chambre fut préparée pour moi dans sa petite villa. J’y passai la première nuit de ma séparation d’avec mon mari. Vers le matin, la fatigue eut raison de l’agitation de mon cerveau… je pus dormir.
À l’heure du déjeuner, le Major Fitz-David vint voir comment je me trouvais. Il s’était rendu obligeamment, la veille, chez les avocats de mon mari, et leur avait parlé dans mon intérêt. Ils lui avaient avoué qu’ils connaissaient la retraite où s’était rendu Eustache ; mais ils déclarèrent en même temps qu’il leur était absolument interdit de donner son adresse à personne. Du reste, les instructions qu’ils avaient reçues relativement à la femme de leur client, étaient comme ils se plurent à le dire généreuses au delà de toute mesure. Je n’avais qu’à leur écrire, et ils m’en enverraient une copie par le retour du courrier.
Telles étaient les nouvelles que me donna le Major. Il s’abstint, avec le tact qui le distinguait, de m’adresser aucune autre question que celles qui concernaient ma santé. Ensuite il prit congé de moi pour le reste de la journée. Il eut, d’ailleurs, avec Benjamin, une longue conversation dans le jardin de la villa.
Je me retirai dans ma chambre, et j’écrivis à mon oncle, lui rendant exactement compte de ce qui était arrivé, et j’enfermai dans ma lettre une copie de celle de mon mari. Cela fait, je sortis pour prendre un peu l’air et pour réfléchir. Je fus bientôt fatiguée et revins me reposer dans ma chambre. Mon bon vieil ami Benjamin me laissa parfaitement libre de rester seule aussi longtemps que cela me convint. Dans l’après-midi, je commençai à me sentir revenue à une situation d’esprit un peu meilleure. Je pus penser à Eustache sans éclater en sanglots ; je pus parler à Benjamin sans désoler et sans effrayer ce vieil ami.
La nuit suivante, je dormis mieux. Le matin je me trouvai assez forte pour affronter le premier, le plus important devoir que je me croyais obligée de remplir… le devoir de répondre à la lettre de mon mari.
Je le fis en ces termes :
« Je suis encore trop faible et trop fatiguée, Eustache, pour vous écrire longuement. Mais mon esprit est lucide. Je me suis formé une opinion sur votre compte et sur votre lettre, et je sais ce que j’ai à faire, maintenant que vous m’avez abandonnée. D’autres femmes, dans ma position, penseraient que vous avez perdu tous droits à leur confiance. Je ne pense pas comme elles. C’est pourquoi je vous écris pour vous dire, dans les termes les plus simples et les plus concis que je pourrai employer, quelles sont aujourd’hui mes intentions.
« Vous dites que vous m’aimez… et vous m’abandonnez !… Je ne comprends pas qu’on aime une femme et qu’on l’abandonne. Quant à moi, en dépit des choses si dures que vous m’avez dites et écrites ; en dépit de la manière cruelle dont vous m’avez laissée, je vous aime… et je ne renoncerai pas à vous. Non ! aussi longtemps que je vivrai, je veux rester votre femme.
« Cela vous surprend ? Cela me surprend moi-même. Si une autre femme écrivait ce que je vous écris à un homme qui se serait conduit envers elle comme vous vous êtes conduit envers moi, je serais fort embarrassée de m’expliquer sa conduite. Je ne le suis pas moins de m’expliquer la mienne. Je devrais vous haïr… et cependant, je ne puis m’empêcher de vous aimer. J’en suis honteuse ; mais cela est ainsi.
« Vous ne devez pas craindre que j’essaye de découvrir votre retraite, ni que je m’efforce de vous persuader de revenir à moi. Je ne suis pas assez folle pour l’entreprendre. Vous n’êtes pas dans une disposition d’esprit qui vous permette de me revenir. Vous êtes plongé, perdu, abîmé dans l’injuste et dans le faux. Quand vous aurez recouvré votre bon sens, j’ai la vanité de penser que vous reviendrez à moi de votre plein gré. Serai-je assez faible alors pour vous pardonner ? Oui ! j’aurai certainement cette faiblesse.
« Mais comment parviendrez-vous à recouvrer votre bon sens ?
« J’ai mis mon esprit à la torture, la nuit et le jour, pour résoudre cette question, et je me suis persuadée que vous n’y réussirez pas si je ne vous aide.
« Comment pourrai-je vous aider ?
« Il m’est facile de répondre à cette question. Écoutez-moi bien. Ce que la loi n’a pas réussi à faire pour vous, il faut que votre femme le fasse. Vous rappelez-vous ce que j’ai dit, quand nous étions ensemble dans la chambre du fond, chez le Major Fitz-David ? Je vous ai dit que la première pensée qui m’était venue, quand j’avais appris l’erreur du jury écossais, était la pensée de faire réformer son verdict. Eh bien ! votre lettre n’a fait que me confirmer dans cette pensée. La seule chance que je puisse avoir de vous ramener à moi repentant et aimant, est de faire changer l’injuste verdict écossais : Preuves insuffisantes, en un honorable verdict anglais : Non coupable.
« Vous êtes surpris de l’intelligence de la loi que ceci révèle chez une femme ignorante ? Je me suis instruite, mon cher aimé : la loi et la femme ont commencé à se comprendre l’une l’autre. En termes plus clairs, j’ai regardé dans le Dictionnaire impérial d’Ogilvie, et j’y ai vu : Un verdict de Preuves insuffisantes indique seulement que dans l’opinion du jury, il n’y a pas assez de témoignages pour démontrer la culpabilité du prévenu. Un verdict de Non coupable indique que dans l’opinion du jury, le prévenu est innocent. Eustache, le premier verdict a représenté dans votre procès l’opinion du monde en général et du jury écossais en particulier. C’est à faire changer cette opinion que je consacre désormais ma vie, si Dieu me laisse vivre !
« Qui me viendra en aide, quand j’aurai besoin d’aide ? C’est ce que j’ignore. Un moment, j’ai espéré que nous nous donnerions la main pour entreprendre cette tâche salutaire. Cette espérance s’est évanouie. Je n’attends plus, je ne demande plus votre assistance. Un homme qui pense ce que vous pensez ne peut venir en aide à personne… il est dans la misérable situation de n’avoir plus d’espérance. Soit ! j’en aurai pour deux ; je travaillerai pour deux… et je trouverai quelqu’un pour m’aider… si j’en suis digne.
« Je ne vous dirai rien de mon plan… Je n’ai pas encore lu le procès. C’est assez pour moi de savoir que vous êtes innocent. Quand un homme est innocent, il doit exister un moyen de prouver son innocence. Le tout est de trouver ce moyen. Tôt ou tard, avec ou sans assistance, je le trouverai. Oui ! avant que je connaisse une seule particularité de la cause, je vous affirme ceci… Je le trouverai !
« Vous pouvez rire de mon aveugle confiance ou vous pouvez la déplorer. Je ne tiens pas à savoir si je suis pour vous un sujet de moquerie ou un objet de pitié. Je ne suis certaine que d’une seule chose, c’est de reconquérir en vous un homme réhabitué, aux yeux du monde, sans une tache sur son caractère ou sur son nom, et cela grâce à sa femme.
« Écrivez-moi quelquefois, Eustache ; et croyez-moi toujours malgré toute la tristesse de cette bien triste affaire,
« Votre fidèle et dévouée,
« VALÉRIA. »
Telle fut ma lettre à mon mari ! Pauvre lettre sous le rapport du style… je la rédigerais peut-être mieux aujourd’hui ; mais elle avait, j’ose le dire, le mérite d’être l’expression sincère de ce que je pensais et sentais si profondément.
Je la lus à Benjamin. Il leva les mains vers le ciel, comme il avait coutume de le faire, quand il était complètement étonné ou effrayé.
« C’est la lettre la plus téméraire qui ait jamais été écrite ! s’écria le bonhomme. Je n’ai jamais entendu dire, Valéria, qu’une femme ait entrepris ce que vous vous proposez d’entreprendre. Que Dieu nous soit en aide ! la génération actuelle me confond. Je voudrais que votre oncle fût ici : je suis curieux de savoir ce qu’il dirait. Bon Dieu ! quelle lettre ! écrite par une femme à son mari ! Pensez-vous réellement la lui envoyer ? »
Je mis le comble à la stupéfaction de mon vieil ami, en n’ayant pas recours à la poste pour faire parvenir à mon mari cette lettre inouïe. Je désirais connaître les instructions qu’il avait données à ses avocats. En conséquence, j’allai moi-même porter ma lettre à ces messieurs.
C’était une association de deux jurisconsultes. Ils me reçurent ensemble. L’un était un homme passablement maigre, au sourire équivoque ; l’autre, fort gras, avec des sourcils mal plantés. Tous deux me déplurent également. De leur côté, ils parurent éprouver vis-à-vis de moi un vif sentiment de défiance. Nous commençâmes par nous trouver en désaccord. Ils me montrèrent les instructions de mon mari, portant entre autres clauses, qu’on me payerait, sa vie durant, la moitié nette de ses revenus. Je refusai positivement de toucher un liard de cet argent.
Ces hommes de loi ne cachèrent pas combien ils étaient surpris et choqués de ce refus. Jamais rien de semblable ne leur était arrivé dans tout le cours de leur carrière de légistes ! Ils argumentèrent et discutèrent avec moi. L’associé aux sourcils mal plantés voulait savoir quels pouvaient être les motifs d’un pareil refus. L’associé au sourire équivoque rappela à son collègue, avec un grain d’ironie, que j’étais une dame, et n’avais en conséquence aucune raison à donner. Je me contentai de répondre :
« Ayez l’obligeance, messieurs, de faire parvenir cette lettre à mon mari. »
Et je me retirai.
Je n’ai aucun désir de me faire valoir dans ce récit, au delà de mes mérites ; la vérité est que mon amour-propre me défendait d’accepter aucune pension d’Eustache, maintenant qu’il m’avait quittée. Mon petit revenu, huit cents livres, avait formé ma dot, quand je m’étais mariée. C’était largement suffisant pour les besoins d’une femme seule, et j’étais résolue de m’en contenter. Benjamin avait insisté pour que je considérasse son petit cottage comme ma maison ; les dépenses que pourrait entraîner ma détermination de faire réhabiliter mon mari, étaient les seules auxquelles j’aurais à pourvoir. Je pouvais, dès lors, rester indépendante… et je résolus de rester indépendante.
Pendant que je suis en train de confesser mes faiblesses, je suis obligée de dire encore que, si tendrement que j’aimasse toujours mon malheureux et mal inspiré mari, il était une petite faute que je ne trouvais pas facile de lui pardonner.
C’était de m’avoir caché qu’il s’était marié une première fois. Pourquoi avais-je senti cela aussi amèrement ? c’est ce que je ne saurais expliquer. La jalousie, je le suppose, était au fond de ce mécontentement. Cependant, je n’avais pas la conscience d’être jalouse, surtout quand je pensais à la misérable mort de cette pauvre femme. N’importe ! je pensais qu’Eustache n’aurait pas dû me faire un secret de ce premier mariage. Qu’aurait-il pensé, si j’avais été veuve et que je le lui eusse dissimulé ?
Il était presque nuit quand je revins au cottage. Benjamin était apparemment aux aguets pour me voir arriver ; car, avant que j’eusse sonné, il ouvrit la porte du jardin.
« Préparez-vous à une surprise, ma chère, me dit-il. Votre oncle est arrivé et vous attend. Il a reçu votre lettre ce matin et a pris le train pour Londres, aussitôt après l’avoir lue. »
Une minute s’était à peine écoulée que mon oncle m’étreignait dans ses robustes bras. Dans ma triste situation, je fus profondément reconnaissante de la tendresse du bon Vicaire, qui avait mis, pour venir à moi, tant d’empressement à faire ce long voyage. Des larmes m’en vinrent aux yeux… de douces larmes qui me firent du bien.
« Me voici, dit-il, ma chère enfant, pour vous ramener sous votre ancien toit. Aucune parole ne saurait dire combien je regrette que vous ayez quitté votre vieille tante et votre vieil oncle. Mais ne parlons pas de cela. Le mal est fait ; notre premier soin, maintenant, doit être de l’atténuer autant que possible. Ah ! si je pouvais seulement tenir cet indigne mari à la portée de mon bras, là, là !… Dieu me pardonne, j’oublie que je suis prêtre. Que n’oublierais-je pas, d’ailleurs ? À propos, votre tante vous envoie ses plus tendres amitiés. Elle est plus superstitieuse que jamais. Ce malheur ne la surprend pas le moins du monde. Elle prétend que tout cela a commencé avec votre méprise, quand vous avez signé sur le registre de la paroisse ; vous vous rappelez ?… La chère femme est toujours un peu… Mais c’est une bonne âme, au fond. Elle aurait fait ce voyage avec moi, si je ne l’en avais empêchée. Mais je lui ai dit : Non ; vous resterez à la maison et vous veillerez sur la paroisse ; moi je ramènerai l’enfant. Valéria, vous reprendrez votre ancienne chambre avec ses rideaux blancs, vous savez. Nous retournerons au presbytère demain matin par le premier convoi, si vous vous levez assez tôt. »
Retourner au presbytère ! Est-ce que je le pouvais ? Comment espérer atteindre le seul but qu’acceptait désormais mon existence, si j’allais m’enterrer dans un village éloigné du nord de l’Angleterre ? Il m’était absolument impossible de suivre chez lui l’excellent Docteur.
« Je vous remercie de tout mon cœur, cher oncle, lui dis-je. Mais j’ai bien peur de ne pouvoir quitter Londres en ce moment.
– Vous ne pouvez quitter Londres en ce moment ? répéta-t-il. Que veut dire cette jeune femme, monsieur Benjamin ? »
Benjamin évita de répondre directement.
« Elle sera, dit-il, la bien venue dans ma maison, Docteur, aussi longtemps qu’il lui plaira d’y demeurer.
– Ce n’est pas répondre ! » repartit mon oncle de son ton brusque et bref ; puis il se retourna vers moi :
« Qu’est-ce qui peut vous retenir à Londres ? me demanda-t-il. Vous détestiez Londres autrefois. Je suppose que vous avez une raison ? »
Je ne pouvais me dispenser de faire tôt ou tard confidence de mon projet à mon excellent tuteur et ami. Il fallut donc m’armer de courage et lui dire franchement ce que je me proposais de faire. Il m’écouta, comme suffoqué d’effroi. Puis, il tourna vers Benjamin son visage où se peignaient à la fois la douleur et la surprise.
« Que Dieu lui vienne en aide ! s’écria le digne homme ; les chagrins de la pauvre enfant lui ont troublé le cerveau !
– Je pense que vous désapprouvez ce projet, monsieur ? dit Benjamin de son ton doux et calme. Quant à moi, j’avoue que je le désapprouve.
– Désapprouver n’est pas le mot, reprit le Vicaire ; n’appliquez pas, je vous prie, une si faible expression à un tel projet. Un acte de folie… voilà le nom qu’il faut lui donner, si elle pense réellement ce qu’elle dit. »
Il se tourna vers moi et me regarda comme il avait coutume de regarder, au service de l’après-midi, quelque enfant obstiné qu’il catéchisait.
« Vous ne pensez pas ce que vous dites, n’est-il pas vrai ? reprit-il.
– Je regrette mon oncle, répondis-je, de perdre la bonne opinion que vous avez de mon jugement ; mais je dois avouer que l’intention arrêtée dans mon esprit est ce qu’il y a de plus sérieux.
– Parlons net, reprit le Vicaire, vous avez la prétention de croire que vous pourrez réussir là où les grands jurisconsultes d’Écosse ont échoué. Ils ne sont point parvenus à prouver l’innocence de cet homme, en y employant tous leurs efforts réunis, et vous voulez, vous, entreprendre seule la même tâche ? Sur ma parole, vous êtes une femme étonnante ! ajouta-t-il, passant soudain de l’indignation à l’ironie. Est-il permis à un simple vicaire de campagne, qui n’a pas l’habitude de s’entretenir avec des avocats en jupons, de vous demander comment vous comptez vous y prendre ?
– Je compte commencer par lire le procès, mon oncle.
– Jolie lecture pour une jeune femme ! Il vous faudra ensuite une fournée de romans français ! Et après avoir lu le procès… que ferez-vous ?… Y avez-vous pensé ?
– Oui, mon oncle. Je m’efforcerai d’abord de conjecturer, de chercher, de deviner quel peut bien être le vrai coupable, celui qui a réellement commis le crime. Ensuite je dresserai une liste des témoins qui ont déposé en faveur de mon mari. J’irai trouver chacun d’eux ; je leur dirai qui je suis et ce que je veux ; je leur adresserai toutes sortes de questions que de graves avocats jugent au-dessous de leur dignité d’adresser à des témoins. Je serai guidée dans ce que je ferai ensuite par les réponses que j’aurai obtenues. Et je ne me découragerai pas, quelles que soient les difficultés que je rencontrerai sur ma route. Voilà mon plan, mon oncle, autant que je puis pour le moment le tracer. »
Le Vicaire et Benjamin se regardèrent comme s’ils doutaient du témoignage de leurs sens. Le Vicaire parla le premier.
« Voulez-vous dire par là que vous allez courir le pays, vous mettre à la merci de gens inconnus, et vous exposer, dans le cours de vos voyages, à de grossières déconvenues ?… Vous ! une jeune femme !… délaissée par votre mari !… sans personne qui vous protège !… Monsieur Benjamin, l’avez-vous entendue, et pouvez-vous en croire vos oreilles ? Quant à moi, je le déclare à la face du ciel, je ne sais plus si je veille ou si je rêve. Regardez-la !… regardez-la !… Elle est là aussi calme et aussi à son aise que si elle venait de dire la chose la plus simple du monde, que si elle allait entreprendre la chose la plus ordinaire ! Que dois-je faire ?… C’est la question que je m’adresse sérieusement… Que dois-je faire vis-à-vis d’elle ?
– Laissez-moi, dis-je, tenter cette épreuve, mon oncle, quelque téméraire qu’elle vous paraisse. Il n’y a que cela qui puisse me réconforter et me consoler. Et Dieu sait si j’ai besoin de consolation et de courage ! Ne me croyez pas aveuglée par une folle opiniâtreté. J’admets que je rencontrerai de sérieuses difficultés dans l’accomplissement de mon dessein. »
Le Vicaire reprit son ton ironique.
« Ah ! dit-il, vous admettez cela ? Eh bien, c’est déjà quelque chose !
– Beaucoup d’autres femmes avant moi, continuai-je, ont affronté de sérieuses difficultés, et les ont surmontées… pour l’homme qu’elles aimaient. »
Le Docteur se leva lentement, comme quelqu’un dont la patience avait atteint sa dernière limite.
« Dois-je supposer que vous aimez encore M. Eustache Macallan ? me demanda-t-il.
– Oui, répondis-je.
– Le héros du grand procès d’empoisonnement ? poursuivit mon oncle. L’homme qui vous a trompée et abandonnée, vous l’aimez encore ?
– Je l’aime plus tendrement que jamais.
– Monsieur Benjamin, dit le Vicaire, si elle retrouve son bon sens d’ici à demain matin neuf heures, envoyez-la avec son bagage à l’Hôtel Loxley, où je suis descendu. Bonsoir, Valéria. Je me consulterai avec votre tante sur ce qu’il nous reste à faire. Je n’ai plus rien à vous dire.
– Embrassez-moi avant de partir, mon oncle.
– Oui, je vous embrasserai, en dépit de tout, Valéria. J’aurai bientôt soixante-cinq ans, et je pensais connaître un peu les femmes à mon âge. Il paraît que je ne les connais pas encore. L’Hôtel Loxley est mon adresse, monsieur Benjamin. Bonsoir. »
Benjamin avait un air très-grave quand il revint auprès de moi, après avoir accompagné mon oncle jusqu’à la porte du jardin.
« Réfléchissez, je vous prie, ma chère, me dit-il. Je ne vous demande pas de prendre mon opinion en grande considération. Mais celle de votre oncle mérite, assurément, que vous y attachiez une sérieuse importance. »
Je ne répondis pas. Il était inutile de discuter davantage. J’étais préparée à être méconnue et découragée, et je m’y résignais.
« Bonsoir, mon cher vieil ami ! »
Ce fut tout ce que je dis à Benjamin. Ensuite je me retirai… les yeux pleins de larmes, je l’avoue… et j’allai me réfugier dans ma chambre.
Le store de ma fenêtre était remonté, et un beau clair de lune d’automne inondait ma petite chambre.
Pendant que je me tenais à ma fenêtre, les yeux fixés sur la campagne, je me rappelai un autre clair de lune, celui qui nous éclairait, Eustache et moi, dans cette promenade au jardin du presbytère qui avait précédé notre mariage. Cette nuit-là en présence des obstacles qui s’opposaient à notre union, Eustache m’avait offert de me dégager de ma promesse. Je revoyais sa chère figure, tournée vers moi, à la lueur de la lune, j’entendais encore ses paroles et les miennes.
« Pardonnez-moi, m’avait-il dit, de vous avoir aimée… avec passion… avec adoration… pardonnez-moi, et laissez-moi partir. »
Et je lui avais répondu :
« Oh ! Eustache, je ne suis qu’une femme… ne me rendez pas folle… Je ne puis vivre sans vous… Je dois… je veux être votre femme ! »
Et maintenant, après que le mariage nous a unis, nous voilà séparés ! Séparés, mais nous aimant toujours passionnément l’un l’autre. Séparés, et pourquoi ? parce qu’il a été accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, et parce qu’un jury écossais n’a pas su voir qu’il était innocent.
Je regardais la lune, toujours resplendissante, pendant que je m’abandonnais à ces souvenirs et à ces pensées. Je sentis en moi la flamme d’une ardeur nouvelle.
« Non ! m’écriai-je, ni parents ni amis ne parviendront à me faire abandonner la cause de mon mari. Sa réhabilitation est l’œuvre à laquelle je veux consacrer ma vie… Je commencerai, cette nuit même, à y travailler. »
Je baissai le store de ma fenêtre, et j’allumai mes bougies. Au milieu du calme de la nuit… seule et sans aide… je fis mon premier pas sur la route semée de difficultés terribles où je m’étais engagée. Je lus, depuis la première page jusqu’à la dernière, sans en passer un seul mot, le procès de mon mari, accusé du meurtre de sa femme.