XIX. LES TÉMOINS À DÉCHARGE.

L’immense intérêt qu’excitait ce procès s’accrut encore prodigieusement le quatrième jour. C’était maintenant le tour des témoins appelés par la défense. Au premier rang parmi eux se trouvait la mère du prévenu. Appelée la première, elle jeta, en levant son voile pour prêter serment, un regard maternel sur son fils, qui aussitôt fondit en larmes. À cet instant, la sympathie que tout le monde éprouva pour la mère commença enfin à s’étendre un peu jusqu’à son malheureux fils.

À toutes les questions qui lui furent posées, Mme Macallan mère répondit avec un calme et une dignité admirables.

Interrogée sur certaines causeries intimes qu’elle avait eues avec sa bru, elle déclara que Mme Eustache Macallan était, pour tout ce qui tenait à l’extérieur de sa personne, d’une sensibilité maladive. Passionnément attachée à son mari, le grand souci de sa vie était de se rendre à ses yeux aussi attrayante que possible. Les imperfections de sa personne, et particulièrement de son teint, étaient pour elle le sujet des plus amers regrets. Mainte et mainte fois le témoin lui avait entendu dire qu’il n’y avait pas de risque qu’elle ne fût prête à courir, pas de souffrance qu’elle ne fût prête à endurer, pour embellir ce teint qui faisait son malheur. « Les hommes, avait-elle coutume de dire, se laissent tous prendre aux charmes extérieurs, et peut-être, sans ce malheureux teint, mon mari m’aimerait-il davantage ! »

À la question de savoir si les extraits du Journal de son fils pouvaient être regardés comme des témoignages dignes de foi, ou, en d’autres termes, s’ils représentaient exactement les particularités de son caractère et ses vrais sentiments envers sa femme, Mme Macallan répondit par la dénégation la plus claire et la plus formelle.

« Ces extraits du Journal de mon fils, dit-elle, sont une diffamation de son caractère, et ne croyez pas que, pour être écrits de sa main, ils en soient moins une diffamation. Forte de mon expérience maternelle, je suis sûre qu’il a dû écrire les passages qui ont été produits dans des moments d’abattement, et de désespoir où il n’était plus maître de sa pensée. Quel homme juste voudrait juger à la hâte quelqu’un sur les paroles imprudentes qui peuvent lui échapper dans ses heures de chagrin et d’amertume ! Eh bien ! parce qu’il se trouve qu’au lieu de les prononcer, ces paroles imprudentes, mon fils les a écrites, doit-il être jugé ainsi ? Sa propre plume a été, dans ce cas, son plus mortel ennemi ; elle l’a présenté sous le jour le plus défavorable. Que mon fils n’ait pas été heureux en ménage, je le reconnais ; mais je dis en même temps qu’il a été plein d’égards pour sa femme. L’un et l’autre avaient en moi une confiance absolue, et j’ai eu toutes les occasions possibles de les voir dans ces moments où l’on ne cache rien. Eh bien, je déclare, en dépit de tout ce qu’elle paraît avoir écrit à ses amies ou correspondantes, que jamais mon fils n’a donné à sa femme une cause sérieuse d’affirmer qu’il la traitait avec dédain ou cruauté. »

Ces mots, dits d’une voix nette et ferme, produisirent une vive sensation. Le Procureur-Général comprenant le peu de chance de succès qu’aurait toute tentative faite par lui pour affaiblir cette impression, se borna, dans son contre-interrogatoire, à deux questions significatives.

« En vous parlant des imperfections de son teint, dit-il à Mme Macallan, votre bru a-t-elle fait quelque allusion à l’emploi de l’arsenic pour y remédier ? »

La réponse à cette question fut :

« Non. »

Le Procureur-Général continua :

« Et vous-même, dans ces conversations intimes dont vous nous avez entretenus, avez-vous jamais recommandé l’arsenic, en avez-vous jamais parlé ?

– Jamais. »

Le Procureur-Général déclara qu’il n’avait pas d’autres questions à faire au témoin, et Mme Macallan mère se retira.

Un nouvel intérêt fut excité par l’apparition du témoin suivant, qui n’était rien moins que Mme Beauly elle-même. Le compte-rendu la représente comme une personne remarquablement attrayante, de manières modestes et distinguées, et montrant par toute sa tenue qu’elle sentait vivement la position pénible qui lui était faite.

La première partie de son témoignage ne fut guère qu’une récapitulation de ce qu’avait dit la mère du prévenu… avec cette différence, toutefois, que Mme Beauly avait été positivement questionnée par la défunte sur l’emploi des cosmétiques qui peuvent servir à embellir le teint. Mme Eustache Macallan, après l’avoir complimentée sur la beauté de son teint, lui avait demandé ce qu’elle faisait pour conserver tant d’éclat et de fraîcheur. Comme elle ne faisait rien du tout pour cela, et ignorait complètement l’usage des cosmétiques, Mme Beauly avait été offensée de cette question, et il en était résulté une froideur passagère entre ces deux dames.

Quant à ses relations avec l’accusé, Mme Beauly nia avec indignation que M. Macallan eût jamais donné à la défunte le moindre sujet de jalousie. Il était absolument impossible qu’après avoir rendu visite aux voisins de son cousin, elle quittât l’Écosse sans aller chez lui. Une telle conduite, outre qu’elle eût été un acte d’impolitesse inqualifiable, n’eût pas manqué d’exciter l’attention. Elle ne nia point que M. Macallan se fût montré épris d’elle dans le temps où ni l’un ni l’autre n’étaient mariés ; mais, du jour où elle eut épousé un autre homme et où il eut épousé une autre femme, ils ne s’étaient permis ni l’un ni l’autre de donner cours à de tels sentiments. Leurs relations, à partir de cette époque, avaient été aussi innocentes que celles d’un frère et d’une sœur. M. Macallan était un galant homme ; il savait quels étaient ses devoirs envers sa femme et quels étaient ses devoirs envers Mme Beauly ; jamais elle n’aurait mis le pied chez lui, si, par expérience, elle n’en avait été certaine. Quant au témoignage de l’aide-jardinier, pour ne pas être une pure invention, il n’en valait guère mieux. La plus grande partie de la conversation, qu’il disait avoir surprise, n’avait jamais eu lieu, et le peu qu’il y avait de vrai dans ce qu’il rapportait, avait été dit en plaisantant. Elle-même avait immédiatement arrêté cette plaisanterie comme le témoin d’ailleurs le déclarait. En somme, M. Macallan avait toujours été, dans sa conduite envers sa femme, plein d’égards et de bonté. Constamment il s’occupait de trouver des moyens d’alléger les souffrances que lui causait l’affection rhumatismale qui la forçait à garder le lit. Ce n’était pas une fois, mais mille, qu’il avait parlé à Mme Beauly de sa femme dans les termes de la plus vraie sympathie. Lorsque la veille de sa mort, Mme Macallan avait ordonné à son mari et à Mme Beauly de quitter sa chambre, M. Macallan s’était contenté de faire cette réflexion : « Nous devons patienter avec sa jalousie ; qu’il nous suffise de savoir que nous ne la méritons pas. » Et c’est ainsi que, du premier jour jusqu’au dernier, M. Macallan, avec une patience admirable, s’était soumis à l’humeur jalouse de sa femme.

L’intérêt principal de l’interrogatoire de Mme Beauly se concentrait dans une question qui ne lui fut posée qu’en dernier lieu. Après lui avoir rappelé qu’elle avait, en prêtant serment, déclaré s’appeler Hélène Beauly, le Procureur-Général lui dit :

« Une lettre adressée au prévenu, et signée Hélène, a été lue à la Cour. Examinez-la, s’il vous plaît, et dites si, oui ou non, cette lettre est de vous. »

Avant que le témoin eût pu répondre, l’avocat de l’accusé s’opposa à ce qu’une telle question fût faite au témoin. La Cour fit droit à ces conclusions et ne permit pas au Procureur-Général d’insister sur cette question. Mme Beauly se retira. Elle n’avait pu complètement réprimer son émotion lorsqu’on avait parlé de cette lettre et qu’on la lui avait mise entre les mains. Cette émotion avait naturellement donné lieu, dans l’auditoire, à des commentaires très-divers ; mais en somme, le témoignage de Mme Beauly avait tendu à confirmer l’impression que le témoignage de la mère avait produite en faveur de l’accusé.

Les deux témoins entendus après Mme Beauly furent deux dames, toutes les deux amies de pension de Mme Eustache Macallan. Un vif intérêt s’attacha tout aussitôt à leurs dépositions ; en effet, elles apportaient au moyen présenté par la défense le poids et la consistance qui lui manquaient jusque-là.

La première de ces dames déclara que dans ses conversations avec Mme Eustache Macallan, elle avait mentionné l’arsenic comme moyen d’embellir le teint. Cette dame ajouta qu’elle n’en avait jamais fait usage elle-même ; mais elle avait lu quelque part que, parmi les paysans styriens, c’était une coutume assez générale de prendre de l’arsenic pour s’éclaircir le teint et lui donner les apparences de la fraîcheur et de la bonne santé. Elle déposa sous serment qu’elle avait fait part de ce résultat de ses lectures à la défunte, exactement comme elle venait de le raconter à la Cour.

La seconde de ces dames, présente à la conversation sus-mentionnée, en confirma tous les détails. Elle ajouta qu’elle s’était procuré, à la prière de Mme Eustache Macallan, le livre où il était question de cette coutume des paysans styriens, et qu’elle avait elle-même envoyé ce livre par la poste à Mme Eustache Macallan à Gleninch.

Il n’y avait qu’un point faible dans ces témoignages assez concluants. L’accusation le découvrit.

À chacune de ces dames, le Procureur-Général demanda si jamais Mme Eustache Macallan leur avait exprimé, directement, l’intention de se procurer de l’arsenic et d’en faire usage pour s’éclaircir le teint. La réponse des deux témoins à cette question souverainement importante fut : « Non. » Mme Eustache Macallan avait entendu parler du remède et avait reçu le livre ; mais de ses intentions ultérieures elle n’avait pas soufflé mot. Au contraire, elle avait prié ses amies de considérer la conversation comme absolument confidentielle, et il n’en avait plus été question.

Il n’était pas nécessaire d’avoir l’œil expérimenté d’un homme de loi pour découvrir le fatal défaut qui venait de se révéler dans l’ensemble des témoignages entendus jusque-là à la requête de la défense. Tout le monde comprenait que, pour que l’accusé eût quelque chance d’être honorablement acquitté, il fallait qu’il fût prouvé que sa femme avait eu du poison en sa possession, ou du moins qu’elle avait exprimé son intention expresse de s’en procurer. Dans l’un ou l’autre cas, l’accusé se fût appuyé sur un témoignage, indirect sans doute, mais auquel tout esprit honnête et sensé eût pu ajouter foi. Ce témoignage allait-il se produire ? La défense était-elle ou n’était-elle pas encore à bout de ressources ?

La foule qui remplissait la salle attendait, respirant à peine, le témoin qui allait venir. La rumeur circula, parmi les personnes bien renseignées, que la Cour allait maintenant voir et entendre le vieil ami du prisonnier, dont le nom avait été déjà mentionné au cours du procès.

Après une courte attente, il se fit soudain dans l’auditoire un mouvement accompagné d’exclamations de curiosité et de surprise promptement étouffées. Au même instant, l’huissier appela le témoin suivant par le nom extraordinaire de :

« MISERRIMUS DEXTER. »

Share on Twitter Share on Facebook