XX. LA FIN DU PROCÈS

L’appel de ce nouveau témoin provoqua dans l’auditoire un éclat de rire, dû en partie sans doute à l’étrange nom qui venait d’être prononcé, et en partie aussi à l’empressement instinctif avec lequel toutes les assemblées nombreuses, quand leur intérêt est douloureusement excité, saisissent, par besoin de détente, la première occasion de rire qui s’offre à elle. Une sévère admonestation du Président, qui menaça de faire évacuer la salle, si de telles manifestations se renouvelaient, rétablit promptement l’ordre.

Au milieu du profond silence qui suivit cet avertissement, le nouveau témoin fit son entrée.

Glissant sur une chaise roulante à laquelle il donnait lui-même le mouvement et la direction, parut alors aux yeux de l’assemblée, à travers le passage, qui lui fut ouvert dans la foule, un être bizarre, étonnant, une moitié d’homme, pour tout dire. Une couverture, que l’on avait eu la précaution de jeter sur la chaise mécanique, étant tombée, on put voir que la tête, les bras, et le tronc de ce pauvre être humain étaient absolument privés des membres inférieurs. Ce qui rendait cette difformité plus frappante et plus terrible encore, c’est que le visage et le buste du malheureux étaient extraordinairement beaux et admirablement proportionnés. Ses longs cheveux châtains tombaient, soyeux et brillants, sur des épaules qui étaient la perfection de la force et de la grâce. Son visage brillait de vivacité et d’intelligence. Ses grands yeux bleus, ses mains blanches et effilées semblaient être plutôt les mains et les yeux d’une jolie femme. N’eussent été les proportions masculines de son cou et de sa poitrine, sur laquelle tombaient les flots de sa barbe soyeuse, d’un châtain plus clair que celui des cheveux, on aurait pu tout aussi bien le prendre pour une femme que pour un homme. Jamais tête et buste plus magnifiques n’étaient échus à une créature d’ailleurs, plus déshéritée. Jamais plus aveugle et plus cruelle erreur de la nature n’avait été commise que dans la formation de ce malheureux être !

Après avoir prêté serment, sans quitter sa chaise bien entendu, il redit son nom, et, saluant la Cour, demanda au Président la permission de faire précéder sa déposition de quelques mots d’explication.

« On rit généralement, dit-il, lorsqu’on entend pour la première fois mon étrange nom de baptême. Je puis cependant certifier aux braves gens qui m’écoutent que mon nom, comme bien d’autres qui sont plus communs parmi nous, a une profonde signification. Le nom d’Alexandre, par exemple, signifie en grec secoureur d’hommes. Celui de David signifie, en hébreux, bien-aimé. Franz ou François est allemand, et veut dire libre. Enfin mon nom, Miserrimus, est latin et signifie très-malheureux. C’est le nom que mon père me donna, par allusion à la difformité que vous pouvez tous voir, difformité dont j’eus le malheur d’être affligé en venant au monde. Et maintenant, vous ne rirez plus de Miserrimus, n’est-ce pas ? »

Se tournant alors vers l’avocat de l’accusé, qui se disposait à le questionner au nom de la défense :

« Monsieur le Doyen, reprit M. Dexter, je suis à vos ordres ; je vous demande pardon d’avoir un instant retardé le cours du procès. »

Ces quelques mots avaient été prononcés avec une grâce et une tranquillité parfaites. Questionné par l’avocat, il fit la déposition qui suit, sans la moindre apparence de gêne ou d’hésitation.

« J’étais venu passer quelques jours à Gleninch, où je me trouvais comme hôte de la maison, à l’époque où Mme Eustache Macallan mourut. L’accusé étant alors dans un état de prostration qui lui rendait impossible l’accomplissement de ses devoirs de maître de maison, les docteurs Jérôme et Gale me firent demander un entretien particulier. Dans cette entrevue, les deux docteurs me remplirent d’étonnement et d’horreur en me déclarant que Mme Eustache Macallan était morte empoisonnée. Ils me chargèrent de communiquer cette terrible nouvelle à son mari et m’avertirent que l’autopsie du cadavre devait être faite.

« Si le Procureur-Général avait vu mon ami lorsque je lui fis part du message des docteurs, je doute qu’il eût jamais eu le courage d’accuser le prisonnier du meurtre de sa femme. Selon moi, cette accusation n’était rien de moins qu’un outrage. C’est sous l’empire de ce sentiment que je m’opposai à la saisie des lettres et du Journal du prévenu. Maintenant que le Journal a été produit, je soutiens, avec la mère du prisonnier, qu’il n’est pas juste de se servir de ce Journal, comme d’un témoignage contre lui. Un Journal, pour peu qu’il contienne autre chose que de simples faits et dates, n’est que l’expression du plus faible et du plus triste côté de la nature de celui qui le tient. Ce n’est, dans neuf cas sur dix, qu’un recueil d’effusions personnelles et vaniteuses, dont l’auteur n’oserait rendre témoin aucun autre que lui-même, et qui, par conséquent, n’ont aucune valeur. Je suis le plus vieil ami de l’accusé ; eh bien, je déclare solennellement qu’avant que son Journal ait été lu devant cette Cour, je n’aurais jamais cru qu’il pût écrire de pareilles insanités.

« Lui, tuer sa femme ! Lui, traiter sa femme avec dédain et cruauté ! J’ose dire, au nom d’une expérience de vingt ans, qu’il n’y a pas d’homme dans cette assemblée qui soit foncièrement plus incapable du crime, plus incapable de cruauté, que celui que vous voyez à la barre. Mais je vais plus loin, et je doute que même un homme capable de commettre un crime ou un acte de cruauté eût pu avoir le cœur de faire du mal à la femme dont la mort prématurée est la cause de ce procès.

« J’ai appris ce que Christine Ormsay, la garde-malade grossière et mal disposée, a rapporté de la défunte. Je suis fondé, et cela par mon expérience personnelle, à ne pas laisser sans contradiction un seul mot de son témoignage. Mme Eustache Macallan… même en faisant la part de ses imperfections… était une des plus charmantes femmes que j’aie jamais rencontrées. Elle avait reçu la meilleure éducation, et je n’ai jamais vu chez aucune autre femme un sourire aussi doux et une telle grâce de mouvement. Aimiez-vous la musique, elle chantait supérieurement, et peu d’artistes de profession jouaient du piano aussi bien qu’elle. Préfériez-vous la conversation, je ne connais pas d’homme, ni même de femme, ce qui est bien plus fort, que sa conversation ne pût charmer. Dire qu’une telle femme a pu être d’abord cruellement négligée, et puis inhumainement empoisonnée, par l’homme… non, par le martyr… qui comparaît devant vous, autant vaudrait dire qu’il ne fait pas jour en plein midi, ou que le ciel n’est pas au-dessus de nos têtes.

« Oui, je sais que les lettres de ses amies prouvent qu’elle leur a écrit pour se plaindre amèrement de la conduite de son mari. Mais souvenez-vous de ce qu’une de ces amies, la plus raisonnable et la meilleure de beaucoup, lui répondait : « Je crois que, sans le vouloir, et par un effet de votre sensibilité, vous exagérez ou dénaturez le caractère de l’indifférence que votre mari semble vous montrer. » Voilà la vérité, toute la vérité. La nature de Mme Eustache Macallan était cette nature imaginative et habile à se tourmenter qui caractérise les poëtes. Nul amour humain ne pouvait être assez raffiné pour elle. Des vétilles auxquelles des femmes douées d’une âme moins délicate n’auraient pas fait la moindre attention, étaient pour cette nature de sensitive des causes de véritable torture. Il y a des personnes qui sont nées pour être malheureuses, et la pauvre femme était de ce nombre : cela explique tout.

« Non ! il y a encore un mot à dire.

« Il faut rappeler à l’accusation que la mort de Mme Eustache Macallan devait être et a été, au point de vue de la fortune, une perte sérieuse pour son mari. Il avait, en se mariant, insisté sur l’adoption d’un régime qui assurait à sa femme la libre disposition de sa fortune personnelle, et, au cas où elle viendrait à mourir, la libre transmission de cette fortune à ses parents à elle. Les revenus de cette fortune contribuaient toutefois au magnifique entretien de la belle propriété de Gleninch. Les ressources personnelles de l’accusé, même accrues de celles de sa mère, étaient loin de pouvoir suffire aux dépenses que comporte l’existence dans un si splendide château. Parfaitement au courant de toutes ces circonstances, je puis affirmer que la mort de la femme a privé le mari des deux tiers de son revenu. Et quand tous ses intérêts pécuniaires devaient lui faire désirer que sa femme ne mourût pas, l’accusation, qui voit cependant en lui le plus vil et le plus égoïste des hommes, vient affirmer que c’est lui qui, de propos délibéré, s’est fait son meurtrier !

« Il est inutile de me demander si j’ai jamais rien remarqué dans la conduite de l’accusé et de Mme Beauly qui pût justifier la jalousie de l’épouse. Jamais je n’ai observé attentivement Mme Beauly ; et jamais je n’ai encouragé l’accusé à me parler d’elle. Il était grand admirateur du beau sexe, mais d’une façon générale, et, à mon avis, tout à fait innocemment. Qu’il eût pu préférer Mme Beauly à sa femme est pour moi inconcevable, à moins qu’il n’eût perdu la raison ; et je n’ai jamais eu le moindre motif de croire qu’il eût perdu la raison.

« Quant à la question de l’arsenic… ou du moins quant à la question de savoir si Mme Eustache Macallan en avait en sa possession… je puis attester un fait qui, peut-être, mérite quelque attention de la part de la Cour.

« J’étais présent, dans le cabinet du Procureur-Général, à l’examen des papiers et autres objets découverts à Gleninch. Le nécessaire de toilette de la défunte me fut montré, après que le Procureur-Général lui-même l’eût officiellement examiné. Le sens du toucher se trouve être chez moi extraordinairement développé. En maniant le couvercle de ce nécessaire, je sentis, à l’intérieur, quelque chose qui m’amena à en examiner la construction avec le plus grand soin. Le résultat de cet examen fut la découverte d’une petite cachette dissimulée entre le bois et la doublure, cachette dans laquelle se trouvait la petite fiole que voici. »

Ici l’interrogatoire du témoin fut suspendu pour donner à la Cour le temps d’examiner la fiole et de la comparer avec celles qui faisaient réellement partie du nécessaire.

Ces dernières, faites du plus beau cristal taillé, et très-élégantes de forme, n’avaient pas la moindre ressemblance avec celle qui avait été trouvée dans la petite cachette, et qui, par la nature du verre, ressemblait aux fioles communes employées par les pharmaciens. Pas une goutte de liquide, pas un atome de substance solide n’y restait. Aucune odeur ne s’en exhalait, et… plus malheureusement encore pour les intérêts de la défense… aucune étiquette ne s’y était trouvée collée lorsqu’elle avait été découverte.

Celui des deux pharmaciens qui avait vendu la seconde fois de l’arsenic au prévenu fut rappelé et interrogé de nouveau. Il déclara que la fiole produite était exactement pareille à celle où il avait mis l’arsenic, mais aussi à des centaines d’autres dont il se servait tous les jours. En l’absence de l’étiquette sur laquelle il avait écrit de sa main le mot poison, il lui était impossible de reconnaître cette fiole. En vain s’était-on livré aux recherches les plus minutieuses, dans l’espérance de retrouver, soit dans le nécessaire de toilette, soit dans la chambre à coucher de la défunte, l’étiquette qui aurait pu se détacher par hasard de la mystérieuse fiole, ces recherches n’avaient abouti à rien. Moralement, on pouvait conclure que cette fiole était bien celle qui avait contenu le poison. Légalement, on n’en avait pas la moindre preuve.

Ainsi échouait le dernier effort de la défense pour retrouver en la possession de la femme une partie de l’arsenic acheté par le mari. Le livre où étaient narrées les coutumes des paysans styriens avait été trouvé parmi les livres de la défunte et produit comme pièce du procès. Mais de ce que Mme Eustache Macallan avait eu ce livre en sa possession, pouvait-on conclure qu’elle avait demandé à son mari de lui acheter de l’arsenic ? Le papier froissé et contenant encore quelques grains d’une poudre blanche, avait été reconnu par le pharmacien pour avoir en effet contenu de l’arsenic ; mais qu’est-ce qui prouvait que Mme Eustache Macallan eût, de sa main, placé ce paquet dans le petit meuble et l’eût vidé de son contenu ? Rien absolument. Tout se bornait encore à des suppositions ; quant aux preuves, elles faisaient absolument défaut.

La suite de l’interrogatoire de Miserrimus Dexter ne porta que sur des points de peu d’intérêt. Il se termina par une sorte de tournoi intellectuel entre lui et le Procureur-Général, tournoi dans lequel ce dernier ne parut pas avoir l’avantage. Une seule question, et la réponse qui y fut faite valent la peine d’être rappelées ici. Elles me parurent avoir une sérieuse importance pour l’objet en vue auquel je m’imposais la lecture de ce procès.

« Je crois, monsieur Dexter, dit le Procureur-Général, en appuyant de la façon la plus ironique sur ces paroles, je crois que vous avez un système à vous, système d’après lequel la mort de Mme Eustache Macallan n’aurait pour vous rien de mystérieux ?

– Que j’aie mon idée sur ce point comme sur bien d’autres, répliqua le témoin, c’est fort possible ; mais que la Cour me permette de lui poser à mon tour cette question : – Suis-je ici pour exposer des systèmes ou pour raconter les faits qui sont à ma connaissance ? »

Je pris bonne note de cette réponse. Les idées de M. Dexter étaient évidemment celles d’un ami véritable de mon mari, et de plus celles d’un homme d’une intelligence fort au-dessus de la moyenne. Elles pouvaient être un jour pour moi d’un prix inestimable, pourvu toutefois que je parvinsse à lui persuader de me les communiquer.

Mentionnons encore, avant de quitter ce sujet, qu’à cette première note j’en ajoutai une seconde, destinée à me rappeler une observation que je fis pour mon propre compte. Lorsque, dans sa déposition, il avait été question de Mme Beauly, M. Dexter avait parlé d’elle d’une façon si méprisante, je pourrais presque dire si brutale, qu’on était fondé à penser qu’il avait en particulier de fortes raisons de ne pas aimer cette dame, peut-être même de se méfier d’elle. Sur ce point encore, il pouvait être de la plus haute importance pour moi de voir M. Dexter et de tirer au clair, si c’était possible, ce que la Cour, par un sentiment de délicatesse, peut-être exagéré, avait jugé convenable de ne pas éclaircir.

Le dernier témoin avait été entendu. La chaise roulante, chargée de sa moitié d’homme, reprit le chemin par lequel elle était venue, et se perdit dans un des coins éloignés de la salle. Le Procureur-Général se leva pour adresser au jury son réquisitoire.

Je n’hésite pas à dire que jamais je n’ai rien lu d’aussi abominable que le plaidoyer de l’éminent organe du ministère publie. Il n’eut pas honte de déclarer, en commençant, qu’il avait la ferme conviction que l’accusé était coupable ! Quel droit avait-il d’affirmer quoi que ce soit de pareil ? Était-ce à lui de décider la question ? Je voudrais bien savoir depuis quand il est permis à un magistrat d’être tout à la fois l’accusateur et le jury ! Ayant commencé par condamner, de sa propre autorité, l’accusé, il continua à dénaturer les plus innocentes actions de cet infortuné, de façon à les présenter sous le jour le plus faux et le plus odieux. C’est ainsi que, racontant comment Eustache s’était approché du lit de mort de sa femme et avait déposé un baiser sur le front de la pauvre morte, il dit qu’il ne l’avait fait que pour créer une impression favorable dans l’esprit du docteur et de la garde-malade. De même, s’il avait semblé succomber au chagrin que lui causait la perte de sa femme, c’était un rôle qu’il jouait, mais il triomphait en secret. Celui qui aurait pu lire dans son cœur y aurait vu une haine diabolique pour sa femme et une passion insensée pour Mme Beauly. Tout ce que l’accusé avait dit n’était qu’un tissu de mensonges ; tout ce qu’il avait dit n’était qu’une série d’actes marqués au coin de la perfidie et de la cruauté. Ce fut en ces termes que le principal organe du ministère public parla du malheureux qui, debout, impuissant, se tenait devant lui à la barre. À la place de mon mari, si je n’eusse pu faire mieux, je lui aurais au moins jeté quelque chose à la tête. Pour moi, j’étais si outrée que je déchirai les pages du compte-rendu qui contenaient le réquisitoire du Procureur-Général ; je les foulai aux pieds avec rage, et me trouvai mieux après cette exécution privée. Je dois cependant avouer que maintenant je me sens un peu honteuse de m’être ainsi vengée sur des feuilles de papier, aussi insensibles qu’innocentes des accusations qu’elles portaient.

Le cinquième jour du procès fut consacré à la plaidoierie du défenseur. Ah ! quel contraste, avec les infamies accumulées par le Procureur-Général dans son réquisitoire, que l’éloquent, le touchant discours du Doyen de la Faculté, parlant pour mon mari !

Dès le début, l’illustre avocat frappa la note juste.

« Je ne le cède à personne, dit-il en commençant, pour la pitié que m’inspire la femme ; mais je dis que, du premier jour jusqu’au dernier, le martyr, dans cette affaire, c’est le mari. Quelles que soient les douleurs que la pauvre femme ait eues en partage, que sont-elles auprès de celles que l’infortuné qui est debout à la barre a souffertes, auprès de celles qu’il souffre en ce moment ! S’il n’avait été le meilleur des hommes, le plus dévoué des maris, jamais il ne se serait trouvé dans l’horrible situation qui lui est faite aujourd’hui. Un homme d’un caractère moins noble ou moins doux se serait défié des intentions de sa femme, lorsque celle-ci lui aurait demandé de lui acheter du poison ; aurait percé à jour les misérables prétextes mis en avant par elle pour expliquer sa demande, et aurait sagement et fermement dit : Non. L’accusé n’est point un homme de cette espèce. Il était trop bon pour sa femme, trop inaccessible à toute mauvaise pensée sur son compte à elle, ou sur le compte de toute autre personne, pour prévoir les embarras et les dangers auxquels sa fatale condescendance pouvait l’exposer. Et quel a été le résultat ? C’est qu’aujourd’hui le voici, traîné devant une cour de justice et flétri du nom de meurtrier. Et tout cela parce qu’il a été trop digne et trop magnanime pour permettre au moindre soupçon de s’attacher dans son esprit à la conduite de sa femme. »

Après avoir ainsi parlé du mari, le défenseur fut tout aussi éloquent et tout aussi irréfutable quand il vint à parler de la femme.

« Le Procureur-Général, dit-il, a demandé, avec l’accent d’amère ironie pour lequel il est renommé au barreau écossais, pourquoi nous n’avons pas jugé nécessaire de prouver que l’accusé avait remis les deux paquets de poison à sa femme ? À cela, j’ai à répondre que nous avons prouvé : premièrement, que Mme Eustache Macallan était passionnément attachée à son mari ; secondement, qu’elle souffrait amèrement de défauts qui, croyait-elle, nuisaient aux attraits de sa personne, et en particulier, du manque d’éclat de son teint ; et, troisièmement, qu’elle avait appris que l’arsenic, pris à l’intérieur, était regardé comme un remède à ce dernier défaut. Pour tous ceux qui savent quelque chose de la nature humaine, il y a là plus de preuves qu’il n’en faut. Mon savant ami supposerait-il, par hasard, que les femmes ont l’habitude de parler aux gens des artifices secrets ou des substances à l’aide desquels elles s’efforcent de donner, plus d’éclat à leurs attraits ? L’expérience qu’il a du beau sexe lui a-t-elle appris qu’une femme, dont l’ardente préoccupation est de se faire la plus belle possible aux yeux d’un homme, va aller dire à cet homme, ou à ceux qui pourraient le lui rappeler, que le charme par lequel elle espère gagner son cœur… disons, par exemple, un teint de lys et de rose… est artificiellement acquis par l’usage dangereux d’un poison mortel ? Il est tout simplement absurde qu’une telle idée puisse venir à quelqu’un. Sans doute, personne n’entendit jamais Mme Eustache Macallan parler d’arsenic. Sans doute personne ne la trouva jamais s’administrant de l’arsenic. Il est prouvé que, même aux amies qui lui avaient parlé de l’arsenic comme d’un remède, et qui lui avaient procuré le livre où ce sujet était traité, elle ne voulut jamais confier le projet qu’elle avait formé d’essayer de ce poison. Jamais, au grand jamais, la pauvre femme ne fit part de son secret à personne ; pas plus qu’elle n’aurait fait part de son secret, si elle eût porté de faux cheveux, ou si elle eût été redevable de ses dents à l’art du dentiste. Et voilà maintenant la vie et l’honneur de son mari en jeu, parce que, femme, elle a agi comme toutes les femmes… comme les vôtres, messieurs du jury, ne manqueraient pas d’agir envers vous, en pareille occasion. »

Après cette brillante plaidoierie, que je voudrais pouvoir reproduire ici en entier, le dernier discours prononcé dans cette affaire fut le résumé du Président. Triste et monotone lecture en vérité !

Sa Seigneurie commença par dire au jury qu’il ne pouvait pas s’attendre à ce qu’on lui fournît la preuve directe de l’empoisonnement, une telle preuve ne se rencontrant presque jamais en pareil cas. Il fallait donc se contenter des preuves résultant des circonstances de l’affaire. Telle était la règle, que M. le Président, je n’en doute pas, devait connaître. Mais, après avoir affirmé au jury qu’il pouvait se contenter de preuves circonstancielles, il revint sur ses propres paroles et le prémunit contre toute tendance à accepter trop facilement ce genre de preuves.

« Il faut que vous ayez des preuves satisfaisantes, convaincantes, dit-il, des preuves d’où vous puissiez tirer, non de simples conjectures, mais de justes et irrésistibles conclusions. »

Mais qui doit décider ce qui est ou n’est pas une juste conclusion, et qu’est-ce que c’est qu’une preuve circonstancielle, sinon une conjecture ?

Après cet échantillon, il n’est pas nécessaire, je pense, de donner d’autres extraits du résumé. Le jury, absolument désorienté sans doute, eut recours à un compromis. Au bout d’une heure de débats infructueux dans la chambre de ses délibérations (un jury de femmes n’aurait pas délibéré une minute), le jury rendit le timide et incertain verdict permis par la loi écossaise :

NON, LE CRIME N’EST PAS PROUVÉ.

Quelques applaudissements, immédiatement réprimés, éclatèrent dans l’auditoire. L’élargissement du prisonnier fut prononcé. Il se retira lentement, comme un homme qu’accable une profonde douleur, la tête penchée sur sa poitrine, ne regardant personne et ne répondant même pas aux amis qui lui parlaient. Il savait, le malheureux, quelle flétrissure laissait peser sur lui un verdict qui équivalait à ceci : « Nous ne disons pas que vous êtes innocent du crime dont vous êtes accusé, nous disons seulement qu’il n’y a pas de preuves suffisantes pour vous condamner. » Telle fut la conclusion boiteuse et misérable par laquelle, pour le moment, se termina le procès. Et pour toujours il serait resté tel… si moi, je n’avais été là !

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