XLIV. NOTRE NOUVELLE LUNE DE MIEL.

Il n’y a pas à déguiser ou à nier que mes esprits ne fussent abattus durant le voyage qui me ramenait à Londres.

Renoncer au but le plus cher de ma vie, après avoir tant souffert pour le poursuivre et au moment où, selon toutes les apparences, j’étais si près de la réalisation de mes espérances, était mettre à une rude épreuve la fermeté d’une femme et le sentiment qu’une femme peut avoir de ses devoirs. Néanmoins si l’occasion s’en était offerte à moi je ne serais pas revenue sur ma lettre à M. Playmore.

« C’est une chose faite et que mon devoir m’ordonnait de faire, me disais-je. Un jour encore et je serai réconciliée avec cette idée, lorsque j’aurai donné un premier baiser à mon mari. »

J’avais pris mes dispositions avec l’espoir d’arriver à Londres à temps pour prendre l’express du soir de Paris : mais le train qui m’amenait à Londres avait été mis en retard deux fois durant son long trajet, et force me fut d’aller passer la nuit chez Benjamin et de remettre mon départ au lendemain matin.

Je n’avais pas, naturellement, prévenu mon vieil ami du changement survenu dans mes plans, et mon arrivée le surprit. Je le trouvai dans son cabinet, devant une illumination extraordinaire de lampes et de bougies, absorbé sur des petits morceaux de papier déchirés, éparpillés sur la table devant lui.

« Que faites-vous là, grand Dieu ? » demandai-je.

Benjamin rougit… j’allais dire comme une jeune fille, mais les jeunes filles ne rougissent guère de nos jours.

« Rien !… rien !… dit-il tout confus, ne faites pas attention. »

Il étendit la main pour débarrasser sa table des morceaux de papier. Un soupçon me vint soudain à l’esprit. J’arrêtai son mouvement.

« Vous avez reçu des nouvelles de M. Playmore ! m’écriai-je. Dites-moi la vérité, Benjamin… Est-ce oui ou non ? »

Benjamin rougit plus encore et dit :

« Oui.

– Où est sa lettre ?

– Je ne dois pas vous la communiquer, Valéria… »

Ceci, ai-je besoin de le dire ? m’inspira la détermination absolue de voir cette lettre. J’avais d’ailleurs un excellent moyen de persuader à Benjamin qu’il pouvait me la montrer, c’était de lui apprendre quel sacrifice je faisais pour me conformer aux désirs de mon mari.

« Je n’ai plus désormais voix au chapitre sur cette question, ajoutai-je après lui avoir tout dit ; il dépend entièrement de M. Playmore de continuer ou d’abandonner la partie, et c’est la dernière occasion qui me sera offerte de découvrir quelle est réellement sa pensée. Est-ce que je ne mérite pas quelques égards ? Est-ce que je n’ai pas un peu le droit de demander à voir cette lettre ? »

Benjamin était trop surpris et trop content de moi, après ce que je venais de lui apprendre, pour être capable de résister à mes instances. Il me donna la lettre.

M. Playmore écrivait pour faire confidentiellement appel à l’expérience de Benjamin comme homme de commerce. Dans le long cours de sa pratique des affaires, il avait dû se rencontrer certains cas où des documents importants avaient été reconstitués, après avoir été déchirés, soit à dessein, soit par accident. Si même son expérience personnelle lui faisait défaut sous ce rapport, il pourrait facilement trouver à Londres quelque personne notoirement connue comme capable de donner de bons avis en cette matière. Pour expliquer son étrange demande, M. Playmore revenait sur les notes prises par Benjamin chez Miserrimus Dexter. Il l’informait de la sérieuse importance des divagations que, tout en grommelant, il avait couchées sur le papier. La lettre se terminait par la recommandation de tenir secrète pour moi toute la correspondance ultérieure qui pourrait s’établir entre Benjamin et lui, et cela afin de ne pas entretenir dans mon esprit de fausses espérances.

Je compris alors le ton que mon digne conseil avait pris en m’écrivant. L’intérêt qu’il prenait à la découverte de la lettre était évidemment trop vivement excité pour ne pas lui faire un devoir de me le cacher, en prévision d’un échec possible. Ceci n’indiquait guère que M. Playmore fût disposé à interrompre ses investigations, après que j’avais moi-même renoncé à y prendre une part active. Je regardai de nouveau les fragments de papier épars sur la table de Benjamin avec un intérêt que je n’avais pas encore ressenti.

« A-t-on donc trouvé déjà quelque chose à Gleninch ? demandai-je.

– Non, dit Benjamin ; je m’essayais seulement avec une de mes lettres, avant d’écrire à M. Playmore.

– Ah ! c’est vous-même qui avez déchiré la lettre, alors ?

– Oui, et, pour que les morceaux soient plus difficiles à réunir, je les ai longtemps secoués dans un panier. C’est bien enfantin, ma chère, à mon âge ! »

Il s’arrêta, comme honteux de lui-même.

« Eh ! bien, continuai-je, avez-vous réussi à reconstituer votre lettre ?

– Ce n’est pas très-aisé, Valéria. Mais j’avais déjà commencé. C’est le même principe que dans le casse-tête, une espèce de jeu auquel on nous amusait quand nous étions enfants. Obtenez seulement un point central exact, le reste trouve sa place en plus ou moins de temps. Je vous en prie, Valéria, ne parlez de ceci à personne. On dirait que je suis tombé en enfance. Penser que ces stupidités, prises à la volée sur mon agenda, se trouvent après tout avoir un sens ! Je n’ai reçu la lettre de M. Playmore que ce matin et, je rougis de le dire, je n’ai pas fait autre chose, depuis, que de recommencer sans fin mes essais sur mes lettres déchirées. Vous n’en soufflerez mot à âme qui vive, n’est-ce pas, Valéria ? »

Pour toute réponse, j’embrassai le digne homme avec effusion. Maintenant qu’il avait perdu son calme habituel et qu’il avait subi l’effet contagieux de mon enthousiasme, je l’aimais plus que jamais !

Mais je n’étais pas tout à fait heureuse, quoiqu’affectant de le paraître. Malgré tous mes efforts pour lutter contre cette pensée, je me sentais un peu mortifiée quand je songeais que j’avais renoncé à toute participation à la recherche de la lettre, dans un moment comme celui-ci. Ma seule consolation était de songer à Eustache. Mon seul moyen de soutenir mon courage était de tenir mon esprit absorbé, autant que possible, par les perspectives de bonheur intérieur qui s’offraient maintenant à moi. De ce côté, du moins, il n’y avait pas de mécompte à redouter ; de ce côté je pouvais me sentir convaincue d’avoir triomphé. Mon mari était revenu à moi de sa propre volonté. Il n’avait pas cédé à l’évidence des preuves, il avait cédé aux douces influences de sa reconnaissance et de son amour. Et moi, je lui avais rendu mon cœur, non parce que j’avais fait des découvertes qui ne lui laissaient d’autre alternative que de revenir vivre avec moi, mais parce que je le savais en meilleures dispositions d’esprit, parce que je l’aimais, parce que j’avais en lui une confiance sans réserve. Un tel résultat ne valait-il pas qu’on le payât par quelque sacrifice ? Rien n’était plus évident, rien n’était plus incontestable ! et cependant je me sentais au fond un peu triste. Mais bah ! le remède était au bout d’une journée de voyage. Plus tôt je serais près d’Eustache, mieux cela vaudrait.

De bonne heure, le lendemain matin, je quittai Londres pour Paris, par le train de marée. Benjamin m’accompagna à l’embarcadère.

« J’écrirai à Édimbourg par le courrier d’aujourd’hui, dit-il avant que le train se mette en mouvement ; je crois pouvoir trouver l’homme dont M. Playmore a besoin pour l’aider, s’il se décide à poursuivre ses recherches. Avez-vous quelque chose à lui faire dire, Valéria ?

– Non ; tout est fini pour moi, de ce côté. Je n’ai rien de plus à dire.

– Devrai-je vous écrire comment les choses se sont terminées, si M. Playmore tente l’expérience à Gleninch ?

– Oui… oui !… répondis-je avec empressement, mais avec une certaine amertume. Oui, écrivez-moi, et dites-moi si l’expérience échoue. »

Mon vieil ami sourit. Il me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même.

« Très-bien ! dit-il d’un ton résigné. Je connais l’adresse du correspondant de vos banquiers à Paris. Vous aurez à vous rendre chez lui pour y prendre de l’argent, ma chère ; vous y trouverez une lettre de moi, au moment où vous vous y attendrez le moins. Donnez-moi des nouvelles de votre mari. Adieu !… que la bénédiction du ciel vous accompagne !… »

Le soir même j’étais rendue à Eustache.

Il était trop faible, le pauvre ami, pour pouvoir même soulever sa tête de dessus l’oreiller. Je m’agenouillai près de son lit et je l’embrassai. Ses yeux voilés de langueur brillèrent du feu de la vie lorsque mes lèvres touchèrent les siennes.

« Ah ! maintenant, murmura-t-il, je vais essayer de vivre, par amour pour vous ! »

Ma belle-mère, par délicatesse, nous avait laissés ensemble, Eustache et moi. Quand il m’accueillit par cette douce et chère bienvenue, par ce souhait de vivre pour l’amour de moi, la tentation de lui apprendre la nouvelle espérance qui était venue luire sur notre destinée commune fut trop forte pour que je pusse y résister.

« Eustache, dis-je, votre devoir est encore de vivre pour quelqu’un autre que moi.

– Entendez-vous parler de ma mère ? » demanda-t-il.

Je posai ma tête sur sa poitrine, et je dis tout bas :

« J’entends parler de votre enfant. »

J’avais maintenant ma récompense pour tout ce que j’avais sacrifié. J’oubliai M. Playmore. J’oubliai Gleninch. Dans mes souvenirs, notre nouvelle lune de miel date de ce jour.

Le temps s’écoula paisiblement, dans la rue écartée que nous habitions. Le bruit et le mouvement de la vie parisienne suivaient leur cours régulier, sans parvenir à nos oreilles et sans attirer notre attention. Par une progression constante, quoique lente, Eustache reprenait ses forces. Les médecins, après une brève consultation, l’avaient entièrement abandonné à moi.

« Vous êtes son meilleur médecin, avaient-ils dit. Plus vous le rendrez heureux, plus vite il se rétablira. »

La calme monotonie de ma nouvelle existence était bien loin de me peser. Moi aussi, j’avais besoin de repos. Je n’avais pas de plaisirs, pas d’intérêts en dehors de la chambre de mon mari.

Une fois, une seule fois, la tranquille surface de nos existences fut légèrement effleurée par une allusion au passé. Quelque chose que j’avais dit accidentellement rappela à Eustache notre dernière entrevue dans la maison du Major Fitz-David. Il revint, très-délicatement, sur ce que j’avais dit relativement au verdict prononcé lors de son procès, et me donna à comprendre qu’un mot de moi, confirmant ce que lui avait affirmé sa mère, tranquilliserait son esprit, une fois pour toutes et pour toujours.

La réponse n’entraînait pour moi ni embarras ni difficultés. Je pouvais, comme je le fis, lui dire en toute sincérité que ses désirs étaient pour moi des lois. Mais il n’était guère, j’en ai peur, dans la nature d’une femme de se contenter de cette simple réponse et d’en rester là. Il m’était bien dû, selon moi, qu’Eustache fit aussi une concession et me tranquillisât à son tour. Comme c’était assez mon habitude, les paroles suivirent de près le mouvement de ma pensée.

« Et vous, Eustache, demandai-je, êtes-vous tout à fait guéri de ces doutes cruels, qui, une fois déjà, vous ont fait me quitter ? »

Sa réponse, comme il me le dit ensuite, me fit rougir de plaisir.

« Ah ! Valéria, je ne serais jamais parti, si je vous avais connue alors, comme je vous connais maintenant ! »

C’est ainsi que se dissipèrent les dernières ombres de défiance qui pouvaient obscurcir nos existences.

Le souvenir même des jours d’orage et de tourments passés à Londres semblaient s’affaiblir dans ma mémoire. De nouveau nous étions amants, nous étions absorbés l’un dans l’autre, nous pouvions presque nous imaginer que notre mariage ne datait que d’un ou deux jours. Mais une dernière victoire me restait à remporter sur moi-même pour rendre mon bonheur complet. Je sentais encore, lorsque j’étais laissée à mes pensées, l’impatient désir de savoir s’il avait été donné suite, ou non, à la recherche de la lettre déchirée. Quelles étranges créatures nous sommes ! Avec la possession de tout ce qu’une femme pouvait désirer pour être heureuse, j’étais prête à mettre mon bonheur en question, plutôt que de rester dans l’ignorance de ce qui se passait à Gleninch ! J’aspirai à l’arrivée du jour où ma bourse vide me donnerait une excuse pour me rendre chez le correspondant de mes banquiers et y recevoir les lettres qui pouvaient s’y trouver à mon adresse.

Le jour venu, je ne perdis pas une heure, j’allai chercher mon argent : mais je ne songeais guère à l’argent ! j’avais l’esprit préoccupé d’une seule pensée : Benjamin m’avait-il ou ne m’avait-il pas écrit ? Mes yeux erraient sur les tables, sur les pupitres, cherchant furtivement s’ils apercevraient des lettres quelque part. Je ne vis rien de pareil. Mais un homme sortit d’un des bureaux, un homme bien laid, qui me parut bien beau, par l’admirable raison qu’il tenait une lettre à la main et qu’il me dit :

« Cette lettre est-elle pour vous, madame ? »

Un seul coup d’œil me suffit pour reconnaître l’écriture de Benjamin.

Avaient-ils tenté de retrouver la lettre… avaient-ils échoué dans leurs recherches ?

Un commis mit mon argent dans mon sac et me conduisit poliment jusqu’à la voiture de place qui m’attendait à la porte. Je ne me rappelle rien d’une façon distincte jusqu’au moment où, dans le trajet pour revenir à notre logis, j’ouvris la lettre de Benjamin. Les premiers mots me mirent au fait. Le tas d’ordures avait été fouillé, et les morceaux de la lettre déchirée avaient été retrouvés !

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