XLV. LE TAS D’ORDURES FOUILLÉ.

J’éprouvai un étourdissement. Je fus obligée d’attendre un instant pour laisser mon agitation se calmer, avant de poursuivre ma lecture.

Quand je reportai mes yeux sur la lettre, après un court intervalle, mon regard tomba sur une phrase, près de la fin, qui me frappa de surprise.

Je fis arrêter le cocher à l’entrée de la rue où nous demeurions, et je lui dis de me conduire au Bois de Boulogne. Il s’agissait de gagner assez de temps pendant le trajet pour lire avec attention la lettre et m’assurer si je devais, ou non, garder le secret sur cette lettre, avant de me retrouver vis-à-vis de mon mari et de sa mère.

Cette précaution prise, je lus en son entier le récit que mon bon Benjamin avait écrit pour moi avec le soin le plus minutieux. Ayant à parler de divers incidents, il commençait, avec sa méthode habituelle, par le rapport que notre agent d’Amérique avait envoyé par la poste.

Notre agent avait réussi à suivre la trace de la fille du concierge et de son mari et les avait retrouvés dans une petite ville des États de l’Ouest. La lettre d’introduction que lui avait remise M. Playmore lui procura une cordiale réception de la part des deux époux et leur patiente attention quand il leur exposa le but de son voyage à travers l’Atlantique.

Ces premières questions n’amenèrent pas un résultat très-satisfaisant. La femme se montra confuse et surprise, et, en apparence, incapable de faire des efforts utiles pour amener quelque précision dans ses souvenirs. Le mari, heureusement, était un homme intelligent ; il prit notre agent à part et lui dit :

« Je suis habitué à comprendre ma femme, mais vous n’arriverez jamais à vous faire comprendre d’elle. Dictez-moi exactement ce que vous ayez besoin de savoir, et laissez-moi le soin de découvrir ce qu’elle se rappelle et ce qu’elle a oublié. »

Cette proposition, très-sensée, fût acceptée. L’agent en attendit les résultats un jour et une nuit.

Le lendemain matin, de bonne heure, le mari lui dit :

« Parlez à ma femme maintenant, et vous verrez qu’elle aura quelque chose à vous dire. Seulement, rappelez-vous bien ceci : Ne vous moquez pas d’elle si elle entre dans des détails insignifiants ; même avec moi elle est un peu honteuse quand cela lui arrive. Un homme, n’est-ce pas, n’y regarde pas de si près ! Écoutez-la tranquillement, laissez-la parler, et vous arriverez à vos fins. »

L’agent se conforma à ces instructions et arriva au résultat suivant :

La femme se rappelait parfaitement avoir été envoyée pour faire les chambres à coucher et les mettre en état, après que les maîtres eurent quitté Gleninch. Sa mère avait à ce moment une attaque de sciatique et ne pouvait aller avec elle, pour l’aider. Elle n’aimait pas trop à se trouver seule dans cette grande maison, après ce qui y était arrivé. En se rendant à son ouvrage, elle rencontra deux enfants, les deux enfants d’un paysan du voisinage, qui jouaient dans le parc. M. Macallan était toujours très-bon pour ses pauvres tenanciers, et il n’empêchait jamais les jeunes enfants de venir courir sur le gazon. Les deux enfants la suivirent dans la maison ; elle les avait amenés avec elle parce qu’elle appréhendait de se trouver seule dans ces chambres abandonnées.

Elle commença son travail par le corridor où se trouvaient les chambres d’amis, laissant la chambre de l’autre corridor, celle où il y avait eu une morte, pour s’en occuper en dernier.

Elle n’eut que peu de chose à faire dans les deux premières chambres. Quand elle eut balayé les planchers et nettoyé les âtres, il n’y avait pas assez d’ordures pour remplir, même à moitié, le seau qu’elle avait apporté. Les enfants la suivaient et, tout bien considéré, lui furent une utile compagnie dans cette maison déserte.

La troisième chambre, celle qui avait été occupée par Miserrimus Dexter, était dans un bien plus mauvais état que les deux autres et avait grand besoin d’être nettoyée. Elle ne prenait pas beaucoup garde aux enfants, absorbée qu’elle était par son travail. Elle avait balayé les saletés qui couvraient le tapis, les débris de charbon et les cendres qui remplissaient la cheminée, et elle avait déposé le tout dans le seau, quand son attention fut rappelée sur les enfants, en entendant pleurer l’un d’eux.

Elle regarda dans la chambre sans les découvrir tout d’abord.

Sur un nouveau cri, elle aperçut les enfants sous une table, dans un coin de la chambre. Le plus petit des deux s’était fourré dans le panier où se jetaient les papiers inutiles. L’aîné avait trouvé une vieille bouteille de gomme, avec un pinceau dans le bouchon, et il s’était mis gravement à peindre la figure de son frère avec ce qui restait de gomme dans la bouteille. Naturellement, le petit s’était débattu, le panier s’était renversé, et c’est ce qui avait provoqué ses cris.

La crise prit fin par des moyens énergiques et rapides. La femme arrache la bouteille de gomme des mains de l’aîné, lui donne une petite tape, remet le cadet sur ses jambes, et les conduit tous les deux dans un coin, avec un sévère avis d’avoir à se tenir tranquilles. Ceci fait, la femme balaya des morceaux de papier déchiré que la chute du panier avait éparpillés sur le tapis et les rejeta dans le panier, en compagnie de la bouteille de gomme. Elle alla chercher son seau, et y vida le contenu du panier ; après quoi elle se rendit dans la quatrième chambre par laquelle elle termina son travail de la journée.

Après avoir quitté la maison, suivie par les enfants, elle porta le seau plein à l’endroit où on avait coutume de déposer les ordures, et le versa sur le tas ; puis elle reconduisit les enfants chez eux et revint près de sa mère.

Tel était le résultat de l’appel fait aux souvenirs de cette femme sur les petits faits domestiques qui s’étaient passés ce jour-là à Gleninch.

La conclusion qu’en tirait M. Playmore était celle-ci : Il y avait toutes les chances possibles d’arriver à retrouver la lettre. Les morceaux de papier déchiré, placés au milieu du seau où ils avaient été jetés, devaient avoir été protégés, aussi bien en dessus qu’en dessous, quand le contenu du seau avait été versé sur le tas d’ordures.

Les semaines et les mois devaient avoir contribué à cette protection par l’accumulation des ordures successivement apportées sur le tas. Dans l’état d’abandon où était laissé le jardin, on ne devait pas avoir dérangé le tas d’ordures pour en extraire du fumier. Il était donc resté là, intact, depuis que la famille avait quitté Gleninch jusqu’au moment présent. Là, enfouis quelque part dans les profondeurs du tas, les morceaux de la lettre devaient se retrouver encore !

Telles étaient les conclusions auxquelles était arrivé l’homme de loi. Il avait immédiatement écrit à Benjamin pour les lui communiquer. Et là-dessus, qu’avait fait Benjamin ?

Après avoir mis à l’épreuve ses talents de reconstruction sur ses propres lettres, la perspective d’expérimenter sur la lettre mystérieuse avait été une tentation trop puissante pour que l’excellent homme pût y résister.

« Je crois presque, ma chère, » écrivait-il, « que cette affaire, d’un si grand intérêt pour vous, m’a ensorcelé. Vous savez que j’ai le malheur d’être un homme oisif. J’ai du temps, et de l’argent à dépenser… Et la fin de tout cela, c’est que je suis à Gleninch, occupé… sous ma responsabilité personnelle, mais avec l’approbation de M. Playmore… à fouiller le tas d’ordures. »

Ces lignes d’apologie étaient suivies de la description du champ de bataille où allait se concentrer son action, au moment où il l’avait visité pour la première fois.

Je passai cette description, mes souvenirs du lieu de la scène étaient trop vivaces pour avoir besoin d’être aidés. Je revoyais encore, à la douteuse clarté du soir, le peu séduisant monticule qui avait si bizarrement attiré mon attention à Gleninch. J’entendais encore les paroles de M. Playmore, m’expliquant l’usage habituel auquel on réservait les tas d’ordures dans les maisons de campagne d’Écosse… Qu’est-ce que Benjamin, qu’est-ce que M. Playmore avaient fait ? Pour moi, tout l’intérêt du récit était là, et je me jetai avec avidité sur les pages suivantes qui, seules, me touchaient.

Comme de raison, mes amis avaient procédé avec méthode, ouvrant tout grand un de leurs yeux sur la question livres, shillings, et pence, et l’autre vers l’objet qu’ils avaient en vue. L’homme de loi avait trouvé en Benjamin ce qu’il n’avait pu trouver en moi, un esprit plus analogue au sien, un meilleur appréciateur de la valeur d’un état de dépenses, mieux imbu de cette idée que la plus rémunératrice de toutes les valeurs humaines est la vertu de l’économie.

À raison de tant par semaine, ils avaient engagé des hommes pour fouiller le monticule et tamiser les cendres. À raison de tant par semaine, ils avaient loué une tente pour abriter le tas d’ordures fouillé contre le vent et contre la pluie. À raison de tant par semaine, ils s’étaient assuré les services d’un jeune homme connu de Benjamin, lequel était employé dans le laboratoire d’un professeur de chimie et s’était distingué par une savante manipulation de papiers lors d’une poursuite criminelle pour faux dirigée contre une maison bien connue de Londres. Ces préparations faites, ils se mirent à l’œuvre ; Benjamin et le jeune chimiste habitant à Gleninch, et se relayant à tour de rôle pour surveiller l’opération.

Trois jours de travail avec la pelle et les tamis ne produisirent aucun résultat de quelque importance. Mais l’affaire était entre les mains de deux hommes calmes, patients, et déterminés. Ils ne se montrèrent pas découragés, et le travail continua.

Le quatrième jour, les premiers morceaux de papiers apparurent.

Après examen, ils furent reconnus être des fragments d’un prospectus commercial. Benjamin et le jeune chimiste persévérèrent avec un imperturbable sang-froid. Vers la fin de la journée de travail, d’autres fragments de papier déchiré furent trouvés. Ceux-ci étaient couverts d’écriture, M. Playmore, qui arrivait tous les soirs à Gleninch après ses affaires de la journée terminées, fut consulté sur la valeur de cette nouvelle découverte. Après avoir attentivement étudié les morceaux, il déclara que les portions mutilées de phrases qui lui étaient soumises avaient été, sans le moindre doute, écrites par la première femme d’Eustache Macallan !

Cette révélation excita au plus haut point l’enthousiasme des chercheurs.

Les pelles et les tamis furent, à partir de ce moment, des ustensiles interdits. Quelque déplaisante que fût la tâche, les mains seules devaient être employées dans l’exploration du tas d’ordures. La première et la plus importante chose à faire était de placer les morceaux de papier dans des boîtes de carton préparées à cet effet, et dans l’ordre où ils étaient trouvés. La nuit vint, les travailleurs à gages furent renvoyés, et Benjamin et son collègue continuèrent à travailler à la lumière des lampes. Les morceaux de papier se présentaient maintenant par douzaines, au lieu de deux ou trois à la fois. Pendant un certain temps, la recherche continua à donner les mêmes heureux résultats. Puis les morceaux de papier cessèrent d’apparaître. Avaient-ils été tous retrouvés ou fallait-il continuer encore à fouiller les ordures ? Les légères couches de saletés furent enlevées avec précaution, et cette opération fut suivie par la grande découverte de la journée. La bouteille de gomme, dont la fille du concierge avait parlé, était sous leurs yeux ! et ce qui était plus précieux encore, à cette bouteille adhéraient des morceaux de papier écrit, agglomérés en un petit paquet par les dernières gouttes qui s’en étaient écoulées.

La scène se transporte maintenant dans l’intérieur de la maison. Les chercheurs sont installés devant la grande table de la bibliothèque de Gleninch.

L’expérience acquise par Benjamin en jouant au casse-tête pendant son enfance, se trouva être d’une grande utilité pour ses compagnons. Les morceaux de papier accidentellement trouvés ensemble devaient, selon toutes les probabilités, pouvoir se rajuster les uns aux autres, et devaient être certainement les fragments les plus faciles à reconstituer, comme centre pouvant servir de point de départ.

La délicate opération de séparer ces morceaux de papier et de les conserver dans l’ordre de leur adhérence les uns aux autres fut confiée aux soins exercés du chimiste. Mais la difficulté de sa tâche ne se bornait pas là. L’écriture, comme d’habitude, couvrait les deux faces des morceaux de papier, et il n’y avait possibilité de les disposer, de façon à atteindre le but de reconstitution proposé, qu’en dédoublant chaque morceau, afin d’obtenir une surface blanche sur laquelle il serait possible d’étendre la légère couche de gomme nécessaire pour réunir les parcelles et faire reprendre à la lettre sa forme originaire.

Pour M. Playmore et pour Benjamin, le succès dans ces conditions désavantageuses semblait presque désespéré. Leur habile collaborateur leur eut bientôt prouvé qu’ils étaient dans l’erreur.

Il appela leur attention sur l’épaisseur du papier, papier à lettre très-fort et de qualité supérieure, sur lequel les caractères écrits avaient été tracés. Ce papier était une fois au moins plus épais que le papier sur lequel il avait opéré quand il s’était acquitté de son expertise en matière de faux. Il était donc relativement aisé pour lui, aidé des moyens matériels dont il disposait et des instruments indispensables qu’il avait apportés de Londres, d’arriver à dédoubler les morceaux de papier, dans un espace de temps qui leur permettrait de commencer la reconstruction de la lettre cette nuit même.

Après ces explications, il se mit résolument à l’œuvre. Pendant que Benjamin et l’homme de loi étaient encore occupés à classer les morceaux de la lettre trouvée la première, et essayaient de les rapprocher, le chimiste avait déjà dédoublé la plus grande portion des morceaux confiés à ses soins et était parvenu à reconstituer exactement cinq ou six phrases de la lettre, sur une feuille de carton préparée à cet effet.

M. Playmore et Benjamin examinèrent avec avidité les phrases reconstruites.

L’opération était correctement faite ; le sens était parfaitement clair. Le premier résultat obtenu était assez remarquable pour les récompenser de tous leurs efforts. Les formes de langage employées indiquaient pleinement la personne à laquelle la défunte Mme Eustache avait adressé sa lettre.

Cette personne était mon mari.

Et cette lettre adressée à mon mari, s’il fallait s’en rapporter à la plus claire évidence, était la lettre même qui avait été détournée et tenue secrète par Miserrimus Dexter jusqu’après l’issue du procès criminel, et qu’il avait ensuite cru détruire en la déchirant.

Telles étaient les découvertes faites au moment où Benjamin m’écrivait. Il était sur le point de mettre sa lettre à la poste, quand M. Playmore lui avait conseillé d’en différer l’envoi de trois ou quatre jours, pour garder la chance d’avoir quelque chose de plus à m’apprendre.

« C’est à elle que nous devons ces résultats, avait dit l’homme de loi. Sans sa résolution, sans sa persévérance, sans son influence sur Miserrimus Dexter, nous n’aurions jamais découvert ce que le tas d’ordures de Gleninch nous cachait ; nous n’aurions jamais entrevu même une lueur de la vérité. Elle a les premiers droits à être complètement informée. »

La lettre de Benjamin avait donc été gardée pendant trois jours, à l’expiration desquels elle avait été reprise à la hâte. Elle s’achevait en termes qui me causèrent une indescriptible anxiété.

« Le chimiste avance rapidement dans sa part de travail, et j’ai réussi à reconstituer une portion de la lettre déchirée présentant un sens. L’examen de ce que le chimiste a obtenu et de ce que j’ai obtenu moi-même nous a amenés à de surprenantes conclusions. À moins que M. Playmore et moi, ne soyons complètement dans l’erreur, Dieu veuille qu’il en soit ainsi ! il y a sérieuse nécessité pour vous à garder strictement secrète la reconstruction de la lettre pour tous ceux qui vous entourent. Les découvertes suggérées par ce qui est mis en lumière sont si douloureuses et si effrayantes que je ne puis prendre sur moi d’aborder ce sujet, tant que je n’y serai pas absolument forcé. Pardonnez-moi, je vous prie, de venir jeter le trouble dans votre esprit par de telles nouvelles. Nous serons dans la nécessité de vous consulter tôt ou tard sur cette affaire, et nous pensons que notre devoir est de vous préparer d’avance à ce qui peut arriver. »

Suivait ce post-scriptum, de la main de M. Playmore :

« Je vous en supplie, observez rigoureusement la précaution que M. Benjamin vous conseille, et gardez présent à votre esprit l’avertissement que voici : Si nous réussissons à reconstruire la lettre dans son entier, la dernière personne à laquelle, dans mon opinion, il sera permis de la faire connaître, est votre mari. »

Je lus ces mots effrayants et je me demandais ce que je devais faire.

Dans l’état des choses, j’avais charge de la tranquillité de mon mari. Je lui devais vraiment de ne pas recevoir la lettre de Benjamin et le post-scriptum de M. Playmore sans lui en parler. Je me devais en même temps à moi-même de dire honnêtement à Eustache que je correspondais avec Gleninch… seulement j’attendrais pour parler d’en savoir plus que je n’en savais.

Je raisonnais ainsi. Et encore aujourd’hui je ne suis pas certaine d’avoir eu tort ou d’avoir eu raison.

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