XLIX. PASSÉ ET AVENIR ».

J’écris de mémoire, sans le secours de notes ou d’un journal, et je n’ai pas un souvenir bien précis de la durée de notre séjour à Paris. Nous y restâmes certainement quelques mois. Depuis longtemps déjà Eustache était devenu assez fort pour faire le voyage de Londres, que les médecins persistaient encore à le retenir à Paris. Ils avaient remarqué des symptômes de faiblesse dans l’un de ses poumons, et, voyant qu’il se trouvait bien de l’air sec de la France, ils lui recommandaient de ne pas trop se hâter d’aller respirer l’air humide de notre pays natal.

Voilà comment il se fait que j’étais encore à Paris quand je reçus de plus récentes nouvelles de Gleninch.

Mais les nouvelles, cette fois, ne m’arrivèrent pas par correspondance. À ma grande surprise et à ma grande joie, Benjamin fit, un matin, tout tranquillement, son entrée dans notre petit salon de Paris. Il était extraordinairement recherché dans sa mise. Il insista – tant que mon mari fut là – pour nous faire entendre que sa grande raison de visiter Paris était tout simplement le désir de prendre quelques jours de vacances. Je le soupçonnai à l’instant d’avoir traversé la Manche avec un double caractère, comme touriste amateur, en présence des tiers, et comme ambassadeur de M. Playmore, quand lui et moi nous serions seuls.

Assez tard dans la journée, je m’arrangeai de façon à rester avec lui, et j’eus bientôt la preuve que je ne m’étais pas trompée. Benjamin était parti pour Paris, à la demande expresse de M. Playmore, pour se consulter avec moi sur l’avenir et m’éclairer sur le passé. Il me présenta ses lettres de crédit, sous la forme de la petite note que voici, rédigée par l’homme de loi.

« Il y a quelques points, » écrivait M. Playmore, que la lettre retrouvée ne nous semble pas éclaircir. J’ai fait de mon mieux, avec l’assistance de M. Benjamin, pour trouver la véritable explication de ces points discutables, et pour abréger, j’ai présenté les faits sous formes de questions et de réponses. Voulez-vous m’accepter pour interprète, malgré les erreurs que j’ai commises lorsque vous m’avez consulté à Édimbourg ? Les événements, je l’avoue, ont prouvé que j’avais complètement tort en essayant de vous empêcher de retourner chez Dexter… et en partie tort en supposant Dexter d’être directement au lieu d’être indirectement responsable de la mort de la première Mme Eustache ! Je fais franchement ma confession et je vous prie de dire à M. Benjamin si vous trouvez mon Questionnaire digne ou non d’examen. »

Je pensai que son Questionnaire, comme il l’appelait, était tout à fait digne d’examen. Si vous n’êtes pas de cet avis, ou si vous avez assez de moi et de mon récit, passez le chapitre suivant et n’en parlons plus !

Benjamin tira de sa poche cette espèce de questionnaire, et, à ma prière, lut les demandes et les réponses, ainsi qu’il suit :

« QUESTIONS RELATIVES AU JOURNAL.

« Première question. – En se procurant les moyens de prendre communication du Journal intime de M. Macallan, Miserrimus Dexter était-il guidé par une connaissance antérieure du contenu de ce Journal ?

« Réponse. – Il est douteux qu’il fût si bien informé là-dessus. Les probabilités sont, qu’ayant remarqué le soin pris par Eustache pour mettre son Journal en sûreté contre toute indiscrétion, il conclut de là à l’existence de dangereux secrets domestiques enfermés dans ces pages si étroitement tenues sous clef. Il avait simplement en vue l’utilité que, dans son intérêt, il pourrait tirer de ces secrets, quand il aurait fait fabriquer les fausses clefs.

« Seconde question. – À quel mobile devons-nous attribuer l’intervention de Miserrimus Dexter auprès des officiers du shériff, le jour où ils saisirent le Journal de M. Macallan, en même temps que d’autres papiers ?

« Réponse. – Nous devons ici rendre justice à Miserrimus Dexter lui-même. Quelque infâme qu’ait été sa conduite, cet homme n’est pas complètement un démon. Qu’il ait secrètement haï M. Macallan comme son rival heureux auprès de la femme qu’il aimait, et qu’il ait fait tout ce qu’il a pu pour amener l’infortunée femme à quitter son mari, ce sont des faits ressortant de la cause, dont l’évidence n’est pas contestable. Mais d’un autre côté, Dexter était certes incapable de souffrir que l’ami qui se confiait à lui passât en jugement par sa faute, comme accusé d’un meurtre, sans qu’il fît aucun effort pour sauver un innocent. Naturellement, il n’est jamais venu à l’esprit de M. Macallan, innocent de la mort de sa femme, de détruire son Journal et ses lettres, dans la crainte qu’il en fût fait usage contre lui. Jusqu’au moment où la prompte et secrète action de la justice vint le surprendre, l’idée d’être accusé du meurtre de sa femme ne s’était même jamais présentée à son esprit. Mais Dexter devait avoir envisagé les choses à un autre point de vue. Dans les dernières paroles incohérentes, échappées à ses lèvres quand sa raison chancelait, il fait allusion au Journal en ces termes : « Le Journal le fera pendre. Je ne veux pas qu’il soit pendu ! » S’il avait pu s’y prendre à temps, ou si les officiers du shériff n’avaient pas été plus prompts que lui, il est raisonnable de supposer que Dexter aurait lui-même détruit le Journal, pour prévenir les conséquences de la production de cette pièce compromettante devant la Cour. Cette intention de sa part paraît si manifeste, qu’il a même résisté aux officiers de justice, et qu’il a tenté de s’opposer à l’accomplissement de leur devoir. Son agitation quand il a envoyé chercher M. Playmore pour qu’il intervînt a été constatée de visu par celui-ci, qui ne doit pas oublier d’ajouter que cette agitation était réelle, incontestablement réelle.

« QUESTIONS RELATIVES À LA CONFESSION.

« Première question. – Qu’est-ce qui a empêché Dexter de détruire la lettre quand il l’a découverte sous l’oreiller de la morte ?

« Réponse. – Les mêmes raisons qui l’avaient poussé à résister à la saisie du Journal, et à témoigner en faveur de l’accusé lors du procès, l’ont décidé à garder la lettre jusqu’à ce que le verdict fût connu. De ses dernières paroles, consignées dans les notes de M. Benjamin, nous devons conclure que, si le verdict du jury avait été : Coupable, il n’aurait pas hésité à sauver le mari innocent en produisant la Confession de la femme. Il y a des degrés dans toute perversité. Dexter était assez pervers pour supprimer la lettre qui blessait sa vanité en le représentant comme un objet de dégoût et de mépris ; mais il ne l’était pas assez pour laisser volontairement un innocent périr sur l’échafaud. Qu’on réfléchisse, dans cette situation, à ce qu’a dû souffrir Dexter, quelque indigne qu’il fût, quand il a lu pour la première fois la Confession de Mme Eustache. Il était entré dans ses calculs de miner l’affection de la femme pour son mari. À quels résultats ces calculs l’avaient-ils conduit ? Il avait poussé la femme qu’il aimait à chercher un refuge dans le suicide ! Donnez à ces considérations le poids qu’elles méritent et vous comprendrez qu’il pouvait rester un petit fonds de vertu dans le cœur de cet homme, ainsi que cela résulte même de ses remords.

« Seconde question. – Quel motif a influencé la conduite de Miserrimus Dexter, quand Mme Valéria Macallan l’a informé qu’elle se proposait de rouvrir une enquête sur l’empoisonnement commis à Gleninch ?

« Réponse. – Selon toutes probabilités, les craintes qui assiègent une mauvaise conscience suggérèrent à Dexter qu’il pouvait avoir été épié quand il était secrètement entré, le matin, dans la chambre où gisait le cadavre de la première femme d’Eustache. Sans scrupules pour lui-même, pour écouter aux portes et regarder par le trou des serrures, il devait être d’autant plus disposé à soupçonner les autres de se livrer aux mêmes pratiques. Sous l’empire de cette crainte, il devait naturellement lui venir à l’esprit que Mme Valéria pouvait un jour rencontrer la personne qui l’avait épié, et apprendre de cette personne tout ce qu’elle avait découvert s’il n’arrivait pas à lui faire faire fausse route dès le début de ses investigations. Les soupçons jaloux que lui inspirait à elle-même Mme Beauly lui offraient la chance d’y réussir facilement. Il était d’autant plus disposé à profiter de cette chance qu’il était lui-même animé des sentiments les plus hostiles à l’égard de cette dame. Il la connaissait comme l’ennemie qui avait détruit la paix domestique de la maîtresse de la maison ; il aimait la maîtresse de la maison, et, comme conséquence, il haïssait son ennemie. Prévenir la découverte de son coupable secret, et persécuter Mme Beauly : c’est là qu’il faut voir le motif principal et le motif secondaire qui ont fait agir Dexter dans ses relations avec la seconde Mme Eustache. »

Benjamin déposa ses notes et ôta ses lunettes.

« Nous n’avons pas jugé nécessaire d’aller plus loin, dit-il. Existe-t-il encore quelque point que vous pensiez être resté inexpliqué ? »

Je réfléchis. Il n’y avait pas de point important qui me parût avoir encore besoin d’explication. Mais j’avais, à mon tour, à poser des questions bien intéressantes pour moi sur Mme Beauly.

Je ne pouvais m’empêcher de garder encore sur Mme Beauly quelques arrière-pensées de jalousie rétrospective. Ce ne fut donc pas sans quelque émotion que je dis à Benjamin :

« Vous et M. Playmore, n’avez-vous jamais parlé ensemble de l’ancien attachement de mon mari pour Mme Beauly ? M. Playmore ne vous a-t-il jamais dit pourquoi Eustache n’a pas épousé, après l’issue du procès, cette femme qu’il avait réellement aimée ?

– Je lui ai moi-même adressé cette question, dit Benjamin. Il y a répondu assez aisément. Comme ami et conseil de votre mari, M. Playmore a été consulté par lui au sujet d’une lettre que M. Eustache écrivit à Mme Beauly, après l’issue du procès. Sur ma demande, il m’a dit quelle était la substance de cette lettre. Vous plairait-il de savoir ce que je m’en rappelle à mon tour ? »

J’avouai que cela me plairait fort, et mon vieil ami s’empressa de me rassurer. Ce que se rappelait Benjamin coïncidait exactement avec ce que m’avait dit Miserrimus Dexter. Mme Beauly avait été témoin de ce que mon mari considérait comme sa déchéance publique. C’en était assez pour l’empêcher de l’épouser. Il avait rompu avec elle par la même raison qui le fit plus tard se séparer de moi. L’existence avec une femme sachant qu’il avait passé en jugement comme accusé de meurtre, était une perspective qu’il n’avait pas le courage d’affronter. Les deux relations concordaient en tous points. Ma curiosité jalouse était donc satisfaite, et Benjamin fut libre de bannir tout souvenir du passé et d’aborder le sujet plus intéressant de l’avenir.

Ses premières questions portèrent sur Eustache. Il me demanda si mon mari avait quelque soupçon de ce qui avait été fait à Gleninch.

Je lui dis l’incident du fragment de journal, et comment j’étais parvenue à différer momentanément l’inévitable révélation de la vérité.

Le visage de mon vieil ami s’éclaircit en m’écoutant.

« Ce sera une bonne nouvelle pour M. Playmore, dit-il. Notre excellent ami est vivement effrayé à la pensée que nos découvertes peuvent compromettre votre position vis-à-vis de votre mari. D’une part, il est naturellement désireux d’épargner à M. Eustache la douleur qu’il devra nécessairement ressentir s’il lit la Confession de sa première femme. D’un autre côté, par esprit de justice, comme dit M. Playmore, il est impossible, au point de vue des enfants à naître de votre mariage, de supprimer un document qui lave la mémoire de leur père de la tache que le verdict écossais peut avoir imprimée à son nom. »

J’écoutais attentivement. En faisant allusion à notre avenir, en parlant de notre enfant, Benjamin avait touché une corde sensible qui vibrait secrètement et douloureusement dans mon cœur.

« Comment M. Playmore propose-t-il de résoudre cette difficulté ? demandai-je, non sans anxiété.

– La difficulté ne peut être résolue que d’une seule manière, reprit Benjamin. M. Playmore propose d’enfermer dans une enveloppe scellée le manuscrit original de la lettre, et d’y ajouter une relation très-claire des circonstances dans lesquelles elle a été découverte, relation appuyée d’une attestation revêtue de votre signature et de la mienne, comme témoins. Ceci fait, ce sera à vous de mettre votre mari dans la confidence de notre découverte, au moment que vous jugerez opportun. Puis ce sera à M. Eustache à décider s’il veut ouvrir le paquet scellé, ou s’il veut le laisser avec les cachets intacts, comme un héritage pour ses enfants. Il abandonnerait à leur discrétion le soin de juger si le document doit ou non être rendu public, quand ils seront en âge d’agir par eux-mêmes. Consentez-vous à cela, ma chère ? Ou préférez-vous que M. Playmore vienne voir votre mari et agisse pour vous en cette circonstance ? »

Je me décidai, sans hésitation, à assumer toute la responsabilité sur moi. Pour ce qui était de guider la décision à prendre par Eustache, je considérais mon influence comme évidemment supérieure à celle de M. Playmore. Ma détermination reçut l’approbation de Benjamin. Il fut convenu seulement qu’il écrirait, à Édimbourg le jour même, pour calmer au plus tôt les inquiétudes de M. Playmore.

La seule chose restant à régler était relative à mon plan de retour en Angleterre. Les médecins étaient les autorités à consulter à ce sujet. Je promis de les interroger lors de leur première visite à Eustache.

« N’avez-vous rien de plus à me dire ? demanda Benjamin, au moment où il ouvrait son portefeuille pour écrire à M. Playmore.

– Si fait ! dis-je. Miserrimus ?… Ariel ?… avez-vous eu de leurs nouvelles récemment ? »

Mon vieil ami soupira et m’avertit ainsi que j’avais touché à un sujet pénible.

« La meilleure chose, dit-il, qui puisse arriver à ce malheureux homme ne se fera probablement plus beaucoup attendre. Le seul changement qui se soit produit en lui le menace d’une attaque plus ou moins prochaine de paralysie. Vous pouvez apprendre sa mort avant d’être de retour en Angleterre.

– Et Ariel ? demandai-je.

– Toujours la même, répondit Benjamin. Parfaitement heureuse, tant qu’elle est auprès du Maître. D’après tout ce que j’ai entendu dire d’elle, la pauvre créature ne considère pas Dexter comme un être mortel. Elle rit à l’idée qu’on puisse croire qu’il peut mourir, et elle attend patiemment, persuadée qu’il la reconnaîtra un jour ou l’autre. »

Les nouvelles de Benjamin m’attristèrent profondément. Me renfermant dans un silence morne, je laissai mon vieil ami tout à sa lettre.

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