Lorsqu’après la lecture de ces émouvants et terribles adieux, j’eus réussi à calmer un peu mes esprits et à sécher mes larmes, ma première pensée fut pour Eustache, et cette pensée fut : Ce qu’il faut avant tout, c’est empêcher qu’il lise jamais ce que je viens de lire.
Oui ! voilà à quel résultat j’étais arrivée. J’avais dévoué ma vie à la poursuite d’un but unique ; ce but je l’avais atteint ; là, sur ma table, sous mes yeux, je tenais la triomphante justification de mon mari ; et, par compassion pour lui, par égards pour la mémoire de sa femme morte, mon unique espoir était maintenant qu’il ne pût jamais voir la lettre qui prouvait son innocence ; mon seul désir était que cette lettre restât pour toujours secrète et cachée !
Je demeurai abîmée dans mes réflexions. Cette lettre, quelles étranges circonstances en avaient amené la découverte !
Tout était mon ouvrage… M. Playmore avait eu raison de le dire. Pourtant ce que j’avais fait, je l’avais fait en aveugle. Le plus simple accident aurait pu changer tout le cours des derniers événements. Maintes et maintes fois j’étais intervenue pour faire taire Ariel, quand elle suppliait son Maître de lui raconter une histoire. Si elle n’avait pas réussi, en dépit de mon opposition, les derniers efforts de mémoire de Miserrimus Dexter ne se seraient pas dirigés sur la tragédie de Gleninch. Si j’avais seulement pensé à remuer ma chaise et à donner ainsi à Benjamin le signal convenu pour qu’il cessât d’écrire, il n’aurait pas pris note des mots, en apparence dépourvus de sens, qui nous avaient amenés à la découverte de la vérité.
Dans ma nouvelle disposition d’esprit, la vue seule de cette preuve fatale, naguère si désirée, me remplissait d’épouvante et d’horreur. Juste au moment où Eustache revenait péniblement à la vie, juste au moment où nous étions de nouveau réunis et heureux… quand un mois ou deux à peine nous séparaient de l’instant où nous serions, lui père, moi mère, comme nous étions mari et femme… cet effrayant témoignage de douleur et de crime se dressait devant nous comme un esprit vengeur. Il était là sur ma table, menaçant le repos de mon mari, que dis-je ? dans son état de faiblesse, menaçant même sa vie !
La pendule de ma cheminée sonna l’heure ; c’était celle où Eustache avait coutume de me faire sa visite du matin dans ma petite chambre. Il pouvait entrer à tout moment ; il pouvait voir la lettre, me l’arracher des mains… Dans un accès de terreur, je saisis les feuilles de papier et je les jetai au feu.
Il était heureux qu’on ne m’eût envoyé qu’une copie ; c’eût été l’original, je crois qu’en ce moment je l’aurais brûlé de même.
Le dernier fragment de papier achevait de se consumer quand la porte s’ouvrit ; Eustache entra.
Il regarda le feu. Les cendres noires du papier brûlé étaient encore visibles au fond de la grille. Eustache avait vu la lettre, qui m’avait été apportée pendant le déjeuner. Soupçonna-t-il ce que je venais de faire ? Silencieux et grave, il resta quelques instants debout, en regardant le feu. Puis, il s’avança, et fixa ses yeux sur moi. Je suppose que j’étais très-pâle ; les premiers mots qu’il m’adressa furent pour me demander si je me sentais malade.
J’étais déterminée à ne pas le tromper même sur de simples bagatelles.
« Je me sens les nerfs un peu agités voilà tout, » répondis-je.
Il me regarda encore, comme attendant un mot de plus. Je gardai le silence. Il prit une lettre dans la poche de côté de son habit, et la déposa sur la table, devant moi… à la place même qu’avait occupée la Confession que je venais de brûler.
« J’ai eu également une lettre ce matin, dit-il, et moi, Valéria, je n’ai pas de secrets pour vous. »
Je compris le reproche qu’impliquaient les derniers mots ; mais je n’essayai pas de répondre.
« Dédirez-vous que je la lise ? me contentai-je de dire, en montrant la lettre sous enveloppe déposée sur la table.
– Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas de secrets pour vous. L’enveloppe est ouverte. Prenez vous-même connaissance du contenu. »
Je trouvai, non pas une lettre, mais un fragment de papier imprimé, coupé dans un journal écossais.
« Lisez ! » dit Eustache.
Je lus ce qui suit.
« ÉVÈNEMENTS ÉTRANGES À GLENINCH. »
« Un roman de la vie réelle semble suivre son cours dans la maison de campagne de M. Macallan. Des fouilles ont eu lieu – que nos lecteurs nous passent ce détail – dans un tas d’ordures ! Il paraît qu’on y aurait découvert quelque chose ; mais personne ne sait quoi. Voici tout ce qu’il y a de certain : – Depuis plusieurs semaines, deux étrangers venus de Londres, se sont mis, sous la direction de notre respecté concitoyen, M. Playmore, à travailler, nuit et jour, et portes closes, dans la bibliothèque de Gleninch. Le secret de leurs recherches sera-t-il jamais révélé ? Et jettera-t-il quelque lumière sur ce mystérieux et fatal événement que nos lecteurs uniront d’eux-mêmes, à l’histoire passée de la propriété de Gleninch ? Peut-être, quand M. Macallan reviendra, sera-t-il en mesure de répondre à ces questions. En attendant, nous ne pouvons que mentionner le fait. »
Je replaçai le fragment de journal sur la table, dans des dispositions d’esprit très-peu chrétiennes envers le journaliste qui avait publié cette information. Quelque reporter, en quête de nouvelles, avait évidemment jeté des regards curieux dans les jardins de Gleninch ; et quelque officieux du voisinage avait, selon toutes probabilités, envoyé le fragment à Eustache. Ne sachant absolument que faire, j’attendis que mon mari parlât. Il ne me tint pas longtemps en suspens. Il me questionna aussitôt.
« Comprenez-vous ce que ceci veut dire, Valéria ! »
Je répondis bravement sans hésiter :
« Je comprends parfaitement. »
Il attendit encore, espérant que j’en dirais davantage ; mais je profitai du seul refuge qui m’était laissé… le silence.
« Ne dois-je pas en apprendre plus que je n’en sais à présent ? reprit Eustache au bout d’un instant. Ne croyez-vous pas devoir me mettre au courant de ce qui se passe dans ma maison ? »
Une remarque assez communément faite, c’est que, lorsqu’on peut penser, la pensée va très-vite dans certaines circonstances. Une seule issue m’était ouverte pour sortir de l’embarrassante position dans laquelle les derniers mots de mon mari me plaçaient. Mon instinct me fit entrevoir cette issue, je m’y précipitai.
« Vous aviez promis de vous fier à moi ? dis-je.
– C’est vrai.
– Eh bien, je vous demande, dans votre propre intérêt, Eustache, de continuer à vous fier à moi pendant un peu de temps encore. Je vous donnerai pleine satisfaction, si vous m’accordez seulement un peu de temps. »
Son visage s’assombrit.
« Combien de temps faut-il donc que j’attende ? »
Je vis que le moment était venu d’avoir recours à de plus forts moyens de persuasion que les paroles.
« Embrassez-moi, dis-je, avant que je vous réponde. »
Il hésita. Comme c’est bien dans la nature d’un mari ! Je persistai. Comme c’est bien aussi dans la nature de la femme ! Il n’avait guère qu’une chose à faire : me céder. Après m’avoir donné un baiser non pas des plus gracieux, il insista de nouveau pour savoir combien de temps il avait à attendre.
« J’ai besoin, répondis-je, que vous attendiez jusqu’à la naissance de notre enfant. »
Eustache tressaillit. Ma demande le prenait par surprise. Je pressai doucement sa main, en attachant sur lui mon plus tendre regard. Il me regarda à son tour, et cette fois avec assez d’amour pour me satisfaire.
« Dites-moi que vous consentez, » murmurai-je.
Il consentit.
C’est ainsi que j’ajournai l’heure des explications. C’est ainsi que je gagnai le temps nécessaire pour avoir une consultation nouvelle avec Benjamin et M. Playmore.
Tant qu’Eustache resta près de moi, je fus calme et j’eus assez de sang-froid pour m’entretenir avec lui, sans trop d’émotion apparente. Mais quand je pensai à ce qui s’était passé entre nous et avec quelle bonté il m’avait cédé, je me sentis le cœur pris de pitié pour ces autres femmes, meilleures, pour la plupart, que je ne le suis, et à qui leurs maris, dans de pareilles circonstances, auraient adressé de dures paroles, s’ils n’avaient pas agi plus cruellement encore. Le contraste qui se présentait à mon esprit entre leur sort et le mien me confondit. Qu’avais-je fait pour mériter mon bonheur ? Qu’avaient-elles fait, les pauvres âmes, pour mériter leur malheur ? Mes nerfs avaient été violemment ébranlés par la lecture de la douloureuse et terrible confession de la première femme d’Eustache. Je fondis en larmes… et ces larmes me soulagèrent !