XLVI. LA CRISE AJOURNÉE.

« Prenez garde, Valéria ! me dit Mme Macallan. Je ne vous adresse pas de questions, je vous avertis seulement, dans votre intérêt. Eustache a remarqué ce que j’ai remarqué moi-même… Eustache a vu le changement qui s’est fait en vous. Prenez garde ! »

Ainsi me parla ma belle-mère, à une heure avancée de la journée, dans un moment où nous étions seules. J’avais fait de mon mieux pour cacher toute trace de l’effet qu’avaient produit sur moi les étranges et terribles nouvelles de Gleninch. Mais pouvais-je avoir lu ce que j’avais lu, éprouvé ce que j’avais éprouvé, et conserver ma sérénité d’aspect et de manières ? Si j’avais été la plus vile des hypocrites, je doute encore qu’il eût été possible à mon visage de garder mon secret, tandis que mon esprit était tout à la lettre de Benjamin.

Après m’avoir ainsi invitée à la prudence, Mme Macallan ne poussa pas les choses plus loin. Assurément elle avait raison ; il me semblait dur néanmoins d’être laissée sans un mot de conseil et de sympathie, et d’avoir à décider seule ce que me commandait mon devoir envers mon mari.

Lui montrer la lettre de Benjamin, dans l’état de faiblesse où il était encore et en présence des avertissements qui m’étaient donnés, cela ne faisait pas seulement question. D’un autre côté, il m’était également impossible, m’étant trahie déjà, de le laisser dans une ignorance complète de ce qui se passait. Je réfléchis à cela pendant la nuit, et, quand vint le matin, je me déterminai à faire appel à la confiance de mon mari en moi.

J’allai droit au but en ces termes :

« Eustache, votre mère m’a dit hier que vous aviez remarqué un changement en moi, quand je suis rentrée de ma promenade en voiture. Est-ce vrai ?

– Tout à fait vrai, répondit-il, d’un ton plus grave qu’à l’ordinaire et sans me regarder.

– Nous n’avons rien de caché l’un pour l’autre maintenant, répondis-je ; je dois vous dire et je vous dis que j’ai trouvé une lettre d’Angleterre qui m’attendait chez mon banquier, et que cette lettre m’a inquiétée, alarmée. Consentez-vous à me laisser prendre mon temps pour m’expliquer plus clairement ? Et voulez-vous croire, mon cher aimé, que je remplis envers vous mon devoir de bonne épouse en vous faisant cette demande ? »

Je cessai de parler. Il ne répondit pas. Je pouvais voir qu’il avait une lutte à soutenir avec lui-même. M’étais-je aventurée trop loin ? Avais-je trop présumé de mon influence ? Mon cœur battait très-fort, la voix me manquait… Cependant je retrouvai assez de courage pour lui prendre la main et faire un dernier appel à sa confiance.

« Eustache, lui dis-je, ne me connaissez-vous pas assez pour vous fier à moi ? »

Il tourna son regard vers moi pour la première fois. J’aperçus une dernière lueur de doute dans ses yeux, quand ils se fixèrent sur les miens.

« Vous promettez de me dire, tôt au tard, toute la vérité ? dit-il.

– Je le promets de tout cœur.

– Je me fie à vous, Valéria. »

L’expression de son regard m’apprit qu’il pensait réellement ce qu’il disait. Nous scellâmes notre accord par un baiser. Pardonnez-moi de mentionner ce détail ; au moment où j’écris ayez la bonté de vous le rappeler nous étions encore dans notre nouvelle lune de miel.

Par le courrier de ce même jour, je répondis à Benjamin pour lui apprendre ce que j’avais fait, le priant, si M. Playmore approuvait ma conduite, de me tenir au courant de toutes les découvertes nouvelles qu’il pourrait faire à Gleninch.

Après un intervalle de dix jours, qui me parurent dix siècles, je reçus une seconde lettre de mon vieil ami, à laquelle était joint un autre post-scriptum de M. Playmore.

« Nous avançons d’une façon constante et avec succès dans la reconstruction de la lettre.

« La nouvelle découverte que nous avons faite est de la plus sérieuse importance pour votre mari. Nous avons reconstruit certaines phrases déclarant, dans les termes les plus clairs, que l’arsenic qu’Eustache s’était procuré et dont il était en possession à Gleninch, avait été acheté à la demande de sa femme. Cette déclaration, notez-le bien, est de l’écriture de Mme Eustache et signée par elle, ainsi que nous en avons la preuve. Malheureusement, je suis obligé de le dire, la raison qui s’oppose à ce que votre mari soit mis dans notre confidence subsiste dans toute sa force, et prend même, pour ne vous rien dissimuler, une force plus grande que jamais. Plus nous avançons dans la reconstruction de la lettre, plus nous serions tentés, si nous n’écoutions que notre propre sentiment, de l’enfouir de nouveau au milieu des ordures, par pitié pour la mémoire de l’infortunée qui l’a écrite. Je laisserai ma lettre ouverte pendant un jour ou deux. S’il y a quelque chose encore à vous apprendre, vous le saurez par M. Playmore. »

Venait ensuite le post-scriptum de M. Playmore daté de trois jours après. Il disait :

« La fin de la lettre de la défunte Mme Macallan à son mari, s’est trouvée former, par hasard le premier fragment que nous avons réussi à reconstituer. À l’exception de quelques lacunes qui restent, encore çà et là, la teneur du dernier paragraphe a été entièrement rétablie. Je n’ai ni le temps ni l’envie de vous écrire sur ce triste sujet en m’étendant sur les détails. Dans une quinzaine, au plus tard, j’espère vous envoyer une copie de la lettre en son entier, depuis le premier jusqu’au dernier mot. En attendant, il est de mon devoir de vous dire qu’il y a un bon côté dans ce document, sous tous les autres rapports déplorable et funeste. Légalement aussi bien que moralement parlant, il établit de la façon la plus absolue et la plus incontestable l’innocence de votre mari. M. Eustache est libre de le produire en justice dans ce but, s’il trouve moyen de concilier dans sa conscience ce qu’il se doit et ce qu’il doit à la mémoire de la morte, en permettant la lecture publique de la lettre devant la Cour d’assises. Comprenez-moi bien : il ne peut plus reparaître en justice pour répondre aux charges d’une action criminelle, et cela pour des raisons de droit dont je n’ai pas à vous troubler l’esprit. Mais si les faits qui ont été l’objet de l’action criminelle peuvent être ramenés sous la forme d’une action civile, toute l’affaire donnera lieu à une nouvelle enquête judiciaire, et l’on peut obtenir ainsi d’un second jury un verdict déchargeant entièrement votre mari. Gardez ce renseignement pour vous, quant à présent. Conservez la position que vous avez si judicieusement adoptée vis-à-vis de votre mari, jusqu’à ce que vous ayez lu la lettre complètement reconstituée. Quand vous en aurez pris connaissance, je pense que vous reculerez, par pitié pour lui, devant l’idée de la lui montrer. Comment pourra-t-on le maintenir dans l’ignorance de ce que nous avons découvert ? ceci est une autre question, qui doit être renvoyée au moment où nous aurons pu nous consulter ensemble. Jusque-là, je ne puis que vous renouveler mon conseil : attendez d’avoir reçu d’autres nouvelles de Gleninch. »

J’attendis. Ce que je souffris, ce qu’Eustache pensa de moi, est inutile à rappeler. Les faits maintenant, rien que les faits.

En moins de quinze jours, la tâche de reconstituer la lettre fut accomplie. Excepté quelques passages, dans lesquels les morceaux de papier déchirés avaient été irrévocablement perdus, et où il avait fallu compléter le sens en le faisant concorder avec l’intention de celle qui l’avait écrite, la lettre fut complètement rétablie, et la copie promise me fut envoyée à Paris.

Avant de lire cette terrible lettre, qu’on me laisse rappeler brièvement dans quelles circonstances Eustache Macallan avait choisi sa première femme.

Qu’on se souvienne que la malheureuse créature s’était éprise d’amour pour lui, sans éveiller de son côté aucun sentiment correspondant. Qu’on se souvienne qu’il s’éloigna d’elle et fit tout ce qu’il put faire pour l’éviter, quand il s’en fut aperçu. Qu’on se souvienne qu’un beau jour elle se présenta chez lui, à Londres, sans l’avoir averti ; qu’il mit tout en œuvre pour sauver sa réputation, mais qu’il n’y réussit pas, cela sans qu’il y eût la moindre faute de sa part ; et qu’il finit, imprudemment et en désespoir de cause, par l’épouser, pour éviter un scandale qui aurait flétri à jamais son existence.

Qu’on garde le souvenir de tous ces faits, établis par les dépositions de témoins sérieux, et, quelque déraisonnable et blâmable qu’ait pu être l’expression de la pensée d’Eustache sur sa femme, telle qu’il l’a consignée dans son Journal, qu’on n’oublie pas qu’il a tout fait pour cacher l’aversion que la pauvre créature lui inspirait, et qu’il a été, dans l’opinion de ceux qui pouvaient le mieux le juger, tout au moins un mari courtois et observateur des convenances, s’il ne pouvait être autre chose.

Maintenant, voici la lettre. Elle ne vous demande qu’une faveur : elle demande à être lue à la clarté de ces paroles du Christ : « Ne jugez pas, si vous ne voulez pas être jugés. »

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