XVII. SECONDE QUESTION : – QUI A ÉTÉ L’EMPOISONNEUR ?

La première audience s’était terminée par les dépositions des docteurs et des chimistes.

À la seconde audience, les dépositions des témoins assignés par l’accusation, étaient attendues avec un profond sentiment de curiosité et d’intérêt. La Cour allait apprendre ce qu’avaient vu et fait les personnes chargées officiellement des informations à prendre, pour l’instruction d’un crime tel que celui qu’on supposait avoir été commis à Gleninch. Le Procureur-Fiscal, désigné officiellement pour diriger les recherches préliminaires ordonnées par la loi, fut le premier témoin appelé dans l’audience du second jour.

Interrogé par le Procureur-Général, le Procureur-Fiscal déposa en ces termes :

« Le 26 octobre, je reçus une communication du Docteur Jérôme, d’Édimbourg, et de M. Alexandre Gale, médecin praticien qui réside dans le village ou hameau de Dingdovie, près d’Édimbourg. Cet avis se rapportait au décès, qu’on présumait être le résultat d’un crime, de Mme Eustache Macallan, morte dans la maison de son mari, située tout près de Dingdovie, et appelée Gleninch. On m’adressait, en même temps, deux rapports inclus dans le document que je viens de mentionner ; l’un donnait les détails de l’autopsie pratiquée, post mortem, sur le cadavre de la défunte ; l’autre faisait connaître les résultats d’une analyse chimique des substances trouvées dans certains organes internes du cadavre. Ces deux rapports arrivaient à la même conclusion : Mme Eustache Macallan avait succombé à un empoisonnement par l’arsenic.

« Dans ces circonstances, je résolus de procéder dans la résidence de Gleninch, à des recherches et à une enquête, ayant pour objet de faire la lumière sur les particularités qui avaient accompagné la mort de ladite dame.

« Aucune charge relative à cette mort ne fut produite devant moi contre personne, ni dans la communication des hommes de l’art que je reçus dans mon cabinet, ni sous toute autre forme. Les investigations faites à Gleninch et ailleurs, commencées le 28 octobre, ne furent achevées que le 28. À cette dernière date, à la suite de quelques découvertes dont on me donna connaissance, et de mon propre examen de lettres et autres documents apportés à mon bureau, je dirigeai une accusation de crime contre le détenu et j’obtins un mandat pour le faire arrêter. Il a été interrogé par le shériff, le 29 octobre, et renvoyé devant cette Cour, pour y être jugé. »

Le Procureur-Fiscal ayant fait cette déposition et ayant répondu aux questions au seul point de vue de la procédure, les employés de son cabinet furent appelés à leur tour. Les employés avaient à raconter une histoire d’un intérêt saisissant : celle de leurs fatales découvertes, lesquelles justifiaient pleinement le Procureur-Fiscal d’avoir accusé mon mari du meurtre de sa femme. Le premier d’entre les agents du Procureur qui fut entendu était un officier du shériff, nommé Isaïe Schoolcraft.

Interrogé par M. Drew, avocat-député et conseil de la Couronne, et par le Procureur-Général, Isaïe Schoolcraft dit :

« Je reçus, le 20 octobre, un mandat qui m’autorisait à aller faire une perquisition dans une maison de campagne nommée Gleninch et située près d’Édimbourg. Je me fis accompagner de Robert Lorrie, assesseur du Procureur-Fiscal. Nous avons commencé nos recherches par la chambre dans laquelle Mme Macallan était morte. Sur le lit, et sur une table mobile qui y était attachée, nous avons trouvé des livres, tout ce qui est nécessaire pour écrire, et un papier contenant des vers manuscrits inachevés, qu’on a établi être de la main de la défunte dame. Nous avons fait un paquet du tout, et y avons apposé notre sceau.

« Nous avons ouvert ensuite un bureau de bois des Indes qui se trouvait dans la chambre à coucher. Il y avait là un plus grand nombre de feuilles de papier, qui contenaient un plus grand nombre de vers de la même écriture. Nous découvrîmes aussi, d’abord quelques lettres ; puis un morceau de papier froissé, relégué, dans un coin de l’une des tablettes du nécessaire. En regardant avec plus de soin ce fragment de papier, nous vîmes qu’il portait l’étiquette imprimée d’un pharmacien. Nous remarquâmes encore que, dans les plis de ce fragment, se trouvaient quelques grains d’une poussière blanche. Ce papier et les lettres furent soigneusement enveloppés et scellés par nous, comme nous avions fait précédemment.

« Le reste de notre investigation dans cette chambre ne nous fit rien découvrir qui pût jeter quelque lumière sur l’objet que nous avions en vue. Nous avons examiné les vêtements, les bijoux, et les livres, qui ont été mis sous clef ; puis le nécessaire de toilette de la défunte, que nous avons emporté, après y avoir apposé les scellés, pour le déposer dans le bureau du Procureur-Fiscal, avec tous les autres objets que nous avons trouvés dans la chambre.

« Le jour suivant, nous avons continué nos investigations dans la maison, après avoir reçu dans l’intervalle de nouvelles instructions du Procureur-Fiscal. Nous les avons reprises par la chambre communiquant avec celle dans laquelle Mme Macallan avait succombé à son mal. Cette chambre était restée fermée depuis sa mort. N’y découvrant rien d’important, nous avons passé dans une autre pièce du même étage, où l’on nous dit que le détenu était alors couché et malade.

« Le mal dont il souffrait avait, nous dit-on, son siège dans le système nerveux, qu’avaient sérieusement ébranlé la mort de sa femme et les poursuites qui en étaient résultées. On nous assura qu’il était absolument incapable de se mouvoir ni de recevoir aucun étranger. Nous avons néanmoins insisté, conformément à nos instructions, pour obtenir d’être admis auprès de lui. Il ne nous a pas répondu quand nous lui avons demandé s’il n’avait transporté aucun autre objet de la chambre à coucher où il se trouvait en ce moment. Tout ce qu’il fit fut de fermer les yeux, comme s’il était trop faible pour nous parler ou nous comprendre. Sans plus vouloir le troubler, nous nous sommes mis à examiner la chambre et les divers objets qu’elle contenait.

« Pendant que nous étions ainsi occupés, nous fûmes interrompus par un bruit étrange. Il nous sembla entendre des roues qui roulaient dans le corridor voisin.

« La porte s’ouvrit, et un gentleman qui n’avait pas l’usage de ses membres inférieurs, entra soudainement dans la chambre, roulant lui-même un fauteuil dans lequel il était assis, et qu’il dirigea tout droit vers une petite table placée à côté du lit du prisonnier. Il lui dit aussitôt quelques mots, mais à voix si basse que nous ne pûmes les entendre. Le détenu ouvrit les yeux et répondit immédiatement par un signe. Nous informâmes respectueusement le gentleman estropié que nous ne pouvions lui permettre de rester dans la chambre en ce moment. Il ne parut pas faire cas de ce que nous lui disions. Il se borna à répondre : « Je m’appelle Dexter. Je suis un des anciens amis de M. Macallan. C’est vous qui êtes ici des intrus, et non pas moi. » De nouveau, nous lui avons notifié qu’il devait quitter la chambre, et nous lui avons fait remarquer, spécialement, qu’il avait placé son fauteuil près de la table qui touchait au lit, de façon à nous empêcher d’examiner cette table. Il s’est contenté de rire. « Ne voyez-vous pas, a-t-il dit, que ce n’est qu’une table, et pas autre chose ? » En réponse à cette observation, nous l’avons averti que nous agissions en vertu d’un mandat légal, et qu’il pouvait se faire un mauvais parti, en nous empêchant de remplir notre devoir. Mais il n’a pas paru vouloir se laisser convaincre par la douceur. Alors j’ai mis la main sur son fauteuil et l’ai écarté de la table, tandis que Robert Lorrie prenait la table et la portait à l’autre bout de la chambre. Le gentleman s’est emporté contre moi, parce que j’avais touché à son fauteuil. « Mon fauteuil, c’est moi ! s’est-il écrié, comment osez-vous porter la main sur moi ? » Sans lui répondre, j’ai commencé par ouvrir la porte ; puis, par voie d’accommodement, me servant non plus de ma main, mais de ma canne, je l’ai fortement appuyée sur le dos du fauteuil, et j’ai poussé ainsi le fauteuil et l’homme hors de l’appartement, avec douceur et célérité.

« Après avoir fermé la porte pour nous mettre à l’abri de toute nouvelle importunité, je suis allé rejoindre Robert Lorrie pour procéder avec lui à l’examen de la table. Elle n’avait qu’un tiroir, lequel était fermé.

« Nous en avons demandé la clef au prévenu.

« Il a refusé nettement de nous la donner. Il a nié que nous eussions aucun droit d’ouvrir ses tiroirs. Dans sa colère, il est allé jusqu’à nous dire que nous pouvions nous estimer heureux qu’il fût trop faible pour descendre de son lit. Je lui ai répondu poliment que notre devoir nous ordonnait de fouiller le tiroir, et que, s’il persistait à nous en refuser la clef, il ne ferait que nous forcer à emporter la table et à faire ouvrir le tiroir par un serrurier.

« Tandis que nous discutions ainsi, on frappa à la porte.

« Je l’ouvris avec précaution. Au lieu du gentleman estropié que je m’attendais à voir, un autre étranger se présenta. Le prévenu le salua du titre d’ami et de voisin, et implora vivement sa protection contre nous. Les manières de ce second gentleman méritaient qu’on s’expliquât avec lui. Il s’empressa de nous apprendre que c’était M. Dexter qui l’avait fait appeler, et qu’il était lui-même homme de loi. Il demanda à voir notre mandat. Après l’avoir lu, il déclara aussitôt au prévenu, à sa grande et évidente surprise, qu’il devait permettre que le tiroir fût examiné, quitte à formuler une protestation contre cet examen. Sur quoi, ayant reçu de M. Macallan la clef, il ouvrit lui-même le tiroir de la table.

« Nous y avons trouvé plusieurs lettres, et un gros volume fermé à clef et portant sur la couverture les mots : Mon Journal, imprimés en lettres d’or. Naturellement, nous avons pris possession des lettres et du Journal, et y avons apposé notre sceau, dans le but de les porter au Procureur-Fiscal. Pendant ce temps, le gentleman écrivait pour le prisonnier une protestation qu’il nous remit avec sa carte. Cette carte nous apprit qu’il se nommait Playmore… c’est aujourd’hui un des conseils du prévenu. La carte et la protestation ont été transmises, avec les autres documents, au Procureur-Fiscal. Aucun autre objet de quelque importance n’a été trouvé à Gleninch.

« Pour continuer nos investigations, nous nous sommes transportés ensuite à Édimbourg, chez le pharmacien dont nous avions lu l’étiquette sur le fragment de papier chiffonné, précédemment saisi par nous, et chez les autres pharmaciens que nos instructions nous recommandaient d’aller interroger. Le 28 octobre, le Procureur-Fiscal était en possession de tous les renseignements que nous avions pu nous procurer, et notre tâche pour le moment était accomplie. »

Ces mots terminaient la déposition de Schoolcraft et de Lorrie. Elle ne fut pas affaiblie par le contre-interrogatoire ; et elle était manifestement défavorable au prévenu.

Ce fut encore bien pis, quand déposèrent les témoins appelés ensuite. Le pharmacien, dont on avait lu l’étiquette sur le fragment de papier, comparut d’abord, et ses déclarations rendirent plus critique que jamais la situation de mon malheureux mari.

André Kinlay, pharmacien droguiste, à Édimbourg, s’exprima comme il suit :

« Je tiens un registre spécial des poisons vendus par moi. Voici ce registre. À la date dont il a été fait mention, le prisonnier présent à cette barre, M. Eustache Macallan, vint à mon magasin et me dit qu’il désirait acheter une certaine quantité d’arsenic. Je lui demandai pour quel usage. Il me répondit que son jardinier en avait besoin pour faire une solution destinée à tuer les insectes qui dévastaient sa serre. En même temps, il me dit son nom : M. Macallan, de Gleninch. J’ordonnai aussitôt à mon aide de préparer un paquet d’arsenic de deux onces ; et je mentionnai cette vente sur mon registre. M. Macallan signa cette mention et je la signai après lui. Il me paya et emporta l’arsenic contenu dans deux enveloppes ; celle de dessus portait une étiquette où se lisait mon nom, mon adresse, et le mot : POISON, en gros caractères, étiquette absolument semblable à celle qui m’est représentée, collée sur le fragment de papier saisi à Gleninch. »

Le témoin qui fut ensuite entendu, Pierre Stockdale, aussi pharmacien, à Édimbourg, déposa en ces termes :

« Le prévenu, ici présent, s’est présenté dans mon officine, à la date indiquée sur mon registre, quelques jours après celle que porte le registre de M. Kinlay. Il voulait acheter pour six pence d’arsenic. Mon aide, auquel il s’était adressé, m’a appelé. C’est une règle dans ma pharmacie, que personne autre ne délivre de poison que moi-même. Je demandai au prévenu ce qu’il désirait faire de cet arsenic. Il m’a répondu qu’il en avait besoin pour détruire les rats, dans sa résidence de Gleninch. Je lui ai dit alors : « Ai-je l’honneur de parler à M. Macallan, de Gleninch ? » Il m’a dit que c’était en effet son nom. Je lui ai vendu l’arsenic… environ une once et demie… et j’ai collé, sur la bouteille dans laquelle j’enfermais l’arsenic, une étiquette sur laquelle j’ai écrit de ma propre main le mot poison. Il a signé mon registre et emporté l’arsenic, après m’avoir payé. »

Le contre-interrogatoire de ces deux témoins ne porta que sur quelques détails techniques. Mais le fait accusateur, que mon mari, dans les deux cas, avait réellement acheté lui-même l’arsenic demeura incontesté.

Les deux témoins qui déposèrent ensuite, le jardinier et le cuisinier de Gleninch, ne firent que resserrer encore plus impitoyablement la chaîne des preuves hostiles au prévenu.

Dans son interrogatoire, le jardinier dit, sous la foi du serment :

« Le prisonnier, ni personne autre, ne m’a jamais remis d’arsenic, ni à la date dont vous me parlez ni à aucune autre date. Je n’emploie jamais de solution d’arsenic, ni ne permets jamais que les ouvriers à mon service en emploient dans les serres ou dans le jardin de Gleninch. Je désapprouve l’usage de l’arsenic, comme moyen de détruire les insectes qui endommagent les fleurs et les plantes. »

Le cuisinier, appelé à son tour, ne fût pas moins positif que le jardinier.

« Ni mon maître, ni aucune autre personne ne m’a donné la moindre quantité d’arsenic pour détruire les rats, à aucune époque. Je n’avais pas besoin de ce poison, car je déclare, sous la foi du serment, que je n’ai jamais vu de rats dans la maison ou autour de la maison, et n’ai jamais entendu dire que des rats y aient fait jamais le moindre dégât. »

D’autres domestiques de Gleninch firent les mêmes dépositions, et, dans le contre-interrogatoire qu’ils subirent, ils se bornèrent à dire qu’il était possible que des rats se fussent montrés dans la maison, mais qu’ils n’en avaient pas eu connaissance. Il resta démontré que mon mari seul, avait eu directement en sa possession du poison, et qu’après l’avoir acheté, il devait l’avoir gardé par devers lui : cela résulta avec toute évidence des dépositions reçues.

Les témoins qui furent ensuite entendus achevèrent d’accabler comme à l’envi le prévenu sous le poids de leurs dépositions. Ayant l’arsenic en sa possession, quel usage en avait-il fait ? Tous les témoignages conduisaient fatalement le jury à résoudre cette question contre l’accusé.

Son valet de chambre déclara que M. Macallan l’avait sonné, à dix heures moins vingt minutes, dans la matinée du jour où Madame était morte, et lui avait commandé d’apporter pour elle une tasse de thé. Le valet de chambre avait reçu cet ordre de son maître sur le seuil de la porte ouverte de la chambre de la malade, et il pouvait jurer qu’il n’y avait dans cette chambre, en ce moment, personne autre que son maître.

La seconde fille de service vint déposer après le valet de chambre, qu’elle avait préparé le thé elle-même, qu’elle l’avait monté dans la chambre de Mme Macallan, avant dix heures, et que son maître lui avait pris la tasse des mains, sur le seuil de la porte ouverte. Elle avait pu voir dans l’intérieur de la chambre ; l’accusé y était seul.

La garde-malade, Christine Ormsay étant rappelée, répéta ce que Mme Macallan lui avait dit, le jour où, pour la première fois, elle fut saisie de son mal : « M. Macallan est venu, il y a environ une heure ; il m’a trouvée éveillée et m’a donné ma potion. » Cela s’était passé à cinq heures du matin, tandis que Christine Ormsay sommeillait sur le sopha. La garde attesta ensuite par serment qu’elle avait regardé la bouteille contenant la mixture composée, et avait vu, à l’échelle graduée de cette bouteille, qu’une dose en avait été versée, depuis celle qu’elle avait versée elle-même et administrée à la malade.

À ce moment, un intérêt exceptionnel s’attacha à l’interrogatoire auquel procédèrent les avocats de l’accusé. Les dernières questions posées par eux à la seconde fille de service et à la garde révélèrent pour la première fois quel système la défense se proposait d’adopter.

En interrogeant la seconde fille de service, l’avocat du prévenu lui dit :

« N’avez-vous jamais remarqué, en faisant la chambre de Mme Macallan, si le liquide contenu dans son vase de nuit avait une nuance noirâtre ou bleuâtre ? »

Le témoin répondit :

« Je n’ai jamais remarqué rien de pareil. »

Le défenseur reprit :

« N’avez-vous jamais trouvé, sous l’oreiller du lit, ou cachés dans tout autre endroit de la chambre de Mme Macallan, des livres ou des brochures traitant de remèdes employés pour améliorer le teint ? »

Le témoin répondit :

« Non. »

Le défenseur insista.

« N’avez-vous jamais entendu Mme Macallan parler de l’arsenic, employé en lotion ou pris dans une médecine, comme d’un bon remède pour corriger le teint ? »

Le témoin répondit :

« Jamais. »

Les mêmes questions furent ensuite posées à la garde, et ne provoquèrent, également de sa part, que des réponses négatives.

Dans les questions insinuées par les avocats sur l’emploi de l’arsenic, bien qu’il y fût répondu négativement, le système de la défense se révélait pour la première fois, quoique obscurément, au jury et à l’auditoire. Pour prévenir la possibilité d’une méprise dans une matière aussi sérieuse, le Premier-Juge posa nettement la question au conseil de la défense, quand les témoins se furent retirés.

« La Cour et le jury, dit Sa Seigneurie, désirent comprendre clairement la pensée qui vous a inspiré dans votre interrogatoire de la fille de chambre et de la garde. Est-elle que Mme Macallan aurait employé l’arsenic acheté par son mari comme médicament propre à amender son teint ? »

Le défenseur répondit :

« C’est ce que nous pensons, Milord, et ce que nous nous proposons de prouver, comme base de la défense. Nous ne pouvons contester les dépositions des hommes de l’art qui déclarent que Mme Macallan est morte empoisonnée. Mais nous affirmons qu’elle est morte d’une dose exagérée d’arsenic prise en secret, par ignorance, comme un remède propre à atténuer les défauts de son teint, défauts admis et prouvés. La déclaration du prévenu devant le shériff établit expressément qu’il a acheté l’arsenic, sur la demande de sa femme. »

Le Premier-Juge demanda, là-dessus, si aucun des doctes conseils ne s’opposait à ce qu’il fût donné lecture de cette déclaration à la Cour, avant de passer outre aux débats.

À cette question, le défenseur répliqua qu’il serait bien aise qu’il fût donné lecture de ladite déclaration. Ce serait, s’il lui était permis de s’exprimer ainsi, préparer convenablement l’esprit du jury à entendre les arguments que la défense se proposait de faire valoir.

Le Procureur-Général, parlant comme conseil de la Couronne, dit qu’il était heureux d’être en mesure de satisfaire, en cette circonstance, son docte confrère. Tant que les assertions contenues dans cette déclaration ne seraient pas appuyées sur des preuves, il considérait que ce document n’était propre qu’à confirmer l’accusation, et il consentait bien volontiers à ce qu’il en fût donné lecture.

On donna lecture alors de la déclaration du prévenu, attestant son innocence, lors de sa comparution devant le shériff, sous l’accusation du meurtre de sa femme. Cette déclaration était ainsi conçue :

« J’ai acheté les deux paquets d’arsenic à la prière de ma femme. La première fois, elle me dit que le jardinier avait besoin de ce poison pour en faire usage dans les serres. La seconde fois, elle me dit que le cuisinier le demandait pour débarrasser le rez-de-chaussée de la maison des rats qui l’infestaient.

« J’ai remis les deux paquets d’arsenic à ma femme, en rentrant à la maison. Je n’avais que faire de ce poison, après l’avoir acheté. C’était ma femme qui donnait des ordres au jardinier et au cuisinier, et non pas moi. Je n’ai jamais eu aucune communication avec l’un ni avec l’autre.

« Je n’ai pas questionné ma femme sur l’emploi de cet arsenic. Je n’ai même plus pensé à ce détail. Je suis resté des mois entiers sans m’occuper des serres. J’ai peu de goût pour les fleurs. Quant aux rats, je laisse le soin de les détruire au cuisinier et aux autres domestiques, absolument comme je leur laisse tout autre détail du ménage.

« Ma femme ne m’a jamais dit qu’elle avait besoin de cet arsenic pour améliorer son teint. J’aurais été certainement la dernière personne à qui elle eût confié ce secret de sa toilette. J’ai cru sans hésiter ce qu’elle m’a dit, c’est-à-dire que ce poison était réclamé par le jardinier et le cuisinier pour l’usage indiqué par elle.

« J’affirme et soutiens que je vivais avec ma femme dans les termes les plus affectueux, sans vouloir nier naturellement qu’il s’élevât parfois entre nous quelques-unes de ces discussions, quelques-uns de ces désaccords qui se produisent dans tous les ménages. Quant aux désillusions que je puis avoir éprouvées par le fait de notre union, je regardais comme mon devoir de mari et de gentleman de les dissimuler soigneusement à ma femme. Je n’ai pas été seulement consterné et désolé de sa mort prématurée ; j’ai été douloureusement frappé de la crainte de ne lui avoir pas suffisamment témoigné, durant sa vie, malgré ma bonne volonté, toute l’affection que je lui portais.

« Je déclare solennellement que je ne sais pas plus que l’enfant qui vient de naître de quelle façon elle a pris l’arsenic qu’on a trouvé dans son corps. Je suis innocent même d’avoir jamais conçu la pensée de faire la moindre peine à ma malheureuse femme. Je lui ai administré sa potion exactement comme je l’ai trouvée dans la bouteille qui la contenait. Je lui ai donné ensuite la tasse de thé, exactement telle que je l’ai reçue des mains de la fille de service. Je n’ai jamais revu l’arsenic, après l’avoir remis à ma femme. J’ignore absolument ce qu’elle en a fait et où elle l’a caché. Je le déclare devant Dieu : je suis innocent de l’abominable crime dont je suis accusé. »

La lecture de cette véridique et touchante déclaration mit fin à l’audience du second jour.

Je dois convenir que l’effet produit sur moi, jusqu’à ce moment, par la lecture du compte-rendu avait été de me faire perdre une grande partie de mon courage et de mes espérances. Tous les témoignages entendus, jusqu’à la fin de la seconde audience, s’élevaient contre mon infortuné mari ; ma partialité de femme ne m’empêchait pas de m’en rendre nettement compte.

L’impitoyable Procureur-Général… j’avoue que je le haïssais !… avait établi : 1° qu’Eustache avait acheté le poison ; 2° que la raison qu’il avait donnée aux pharmaciens pour expliquer cet achat n’était pas la vraie ; 3° qu’il avait eu deux fois l’occasion d’administrer secrètement l’arsenic à sa femme. Qu’est-ce qu’avait de son côté, prouvé le défenseur ? Rien jusqu’à présent. Les assertions énoncées dans la déclaration du prévenu étaient toujours, comme l’avait fait observer le Procureur-Général, absolument dénuées de preuves. Pas le moindre témoignage n’était venu démontrer que c’était la malade qui avait fait secrètement usage de l’arsenic pour son teint.

Je n’avais qu’une consolation… la lecture du compte-rendu m’avait fait entrevoir les figures de deux amis sur la sympathie desquels je pouvais sûrement compter. Le gentleman infirme, particulièrement, s’était montré le cordial allié de mon mari. Je me sentais toute pleine de reconnaissance pour l’homme qui avait roulé résolument son fauteuil jusqu’à la table de nuit… pour l’homme qui s’était efforcé de défendre les papiers d’Eustache contre les malheureux qui les avaient saisis. Je décidai aussitôt que la première personne à qui je confierais mes aspirations et mes espérances serait M. Dexter. S’il éprouvait quelque difficulté à me donner un conseil, je m’adresserais alors à l’avocat, M. Playmore… le second ami de mon mari, qui avait formellement protesté contre la saisie de ses papiers.

Fortifiée par cette résolution, je tournai la page et me mis à lire le compte-rendu de la troisième séance du procès.

Share on Twitter Share on Facebook