XVI. Première question : – la femme est-elle morte empoisonnée ?

L’audience est ouverte à dix heures. L’accusé est amené à la barre, devant la Haute-Cour de Justice d’Édimbourg. Après avoir salué respectueusement la Cour, il déclare, d’une voix basse, qu’il plaidera : Non coupable.

Tous les assistants observent que son visage porte la trace d’une profonde souffrance morale. Sa pâleur est extrême. Il ne lève pas une seule fois ses regards sur la foule qui remplit la salle. Quand certains témoins déposent contre lui, il les regarde avec une certaine attention ; puis il baisse les yeux vers la terre. Quand un témoin parle de la maladie et de la mort de sa femme, il semble profondément ému et couvre son visage de ses mains. On a généralement remarqué, non sans quelque surprise, que le prévenu, bien qu’il soit un homme, s’est montré beaucoup moins maître de lui-même que la femme, dernièrement jugée dans cette Cour, pour crime de meurtre, et qui a été convaincue et condamnée à la suite de dépositions accablantes. Quelques personnes, mais en petite minorité, étaient d’avis que ce manque d’assurance dans l’attitude de l’accusé témoignait plutôt en sa faveur : se posséder, dans une si terrible conjoncture, dénoncerait à leurs yeux la profonde insensibilité d’un criminel sans cœur et sans honte, et autoriserait par cela même à présumer, non son innocence, mais sa culpabilité.

Le premier témoin appelé est John Daviot, Esquire, substitut du shériff de Mid-Lothian. Interrogé par le Procureur-Général, qui soutient l’accusation, il dit :

« Le prévenu m’a été amené sous l’accusation qui pèse sur lui. Il a fait et signé le 29 octobre une déclaration. Il a fait cette déclaration librement et volontairement, après avoir été, au préalable dûment averti et admonesté. »

La conformité de la déclaration ayant été constatée, le Doyen de la Faculté, avocat de l’accusé, interroge à son tour le substitut du shériff, qui répond :

« Le crime imputé à l’accusé était le crime de meurtre. On lui a fait connaître cette accusation avant qu’il eût fait sa déclaration. Les questions qu’on lui a adressées ont été posées en partie par moi, en partie par un autre officier ministériel, le Procureur-Fiscal. Ses réponses ont été énoncées distinctement, et, autant que je pus en juger sans réserves. Les énonciations consignées dans la déclaration ont été toutes faites en réponse aux questions adressées par le Procureur-Fiscal ou par moi. »

Un clerc, faisant fonction de clerc du shériff, produit alors officiellement la déclaration, et confirme la déposition du précédent témoin.

L’apparition du témoin qui suit produit une sensation marquée dans la Cour et dans le public. Ce témoin n’est autre que la garde qui a donné ses soins à Mme Macallan dans sa dernière maladie, et qui se nomme Christine Ormsay.

Après avoir répondu aux questions d’usage, la garde témoigne ainsi qu’il suit :

« J’ai été appelée, le 7 octobre, pour donner mes soins à la défunte. Elle souffrait alors d’un violent rhume, accompagné d’une affection rhumatismale dans la jointure du genou gauche. Avant cette indisposition, on m’a assuré qu’elle jouissait d’une bonne santé. Ce n’était pas une personne difficile à soigner quand on savait la prendre. La principale difficulté provenait de son caractère. Elle n’était pas méchante, mais entêtée et emportée. Elle se laissait aller surtout à des accès de colère, et ne s’inquiétait guère alors de ce qu’elle disait ou faisait. Dans ces moments-là, je crois, en vérité, qu’elle ne savait plus où elle en était. J’ai dans l’idée que son caractère était aigri par des chagrins de ménage. Elle était loin d’être une personne réservée ; elle était vraiment portée, je crois, à être un peu trop communicative, sur ce qui la concernait et sur ses contrariétés, avec les personnes comme moi, qui étaient au-dessous de sa position. Elle ne se faisait pas scrupule, par exemple, quand nous sommes devenues suffisamment familières l’une avec l’autre, de me dire qu’elle était malheureuse avec son mari et très-irritée contre lui. Une nuit qu’elle ne pouvait dormir, elle me dit… »

Ici, l’avocat de l’accusé intervient. Il en appelle aux juges, et demande si une déposition si décousue et si futile peut être admise par la Cour.

Le Procureur Général, parlant dans l’intérêt de la Couronne, soutient qu’il est de son droit de produire ce témoignage, et qu’il est de la plus grande importance, dans une telle cause, de faire connaître, par la déposition d’un témoin sans prévention, dans quels rapports vivaient ensemble le mari et la femme. Le témoin est une personne estimable, qui a obtenu et mérité la confiance de la malheureuse dame qu’elle a veillée à son lit de mort.

Après s’être consultés pendant quelques minutes, les juges décident, à l’unanimité, que le témoignage ne peut être admis ; que le témoin ne peut déposer que des seuls faits qu’il a vus et observés de ses propres yeux.

Le Procureur-Général reprend son interrogatoire du témoin. Christine Ormsay continue en ces termes :

« J’étais nécessairement, comme garde-malade, en position de savoir sur Mme Macallan, beaucoup plus de choses que toute autre personne de la maison. Je puis parler, ayant toujours été présente, de bien des circonstances ignorées des autres personnes qui ne venaient que par intervalles dans la chambre de la malade.

« J’ai eu, par exemple, plus d’une occasion de remarquer que M. et Mme Macallan ne vivaient pas en très-bonne intelligence. Je puis vous citer, à ce sujet, un fait que je ne tiens pas d’autrui, mais que j’ai vu et observé moi-même.

« Vers les derniers temps de mon service auprès de Mme Macallan, une jeune veuve nommée Mme Beauly, cousine de M. Macallan, est venue à Gleninch. Mme Macallan était jalouse de cette dame. Elle ne l’a pourtant laissé voir, que le jour qui a précédé sa mort. M. Macallan était venu dans la chambre de sa femme pour voir comment elle avait passé la nuit. « Oh ! dit-elle, que vous importe comment j’ai dormi, moi !… que vous importe si j’ai bien ou mal dormi !… Mais comment Mme Beauly a-t-elle passé la nuit ?… Est-elle plus jolie que jamais, ce matin ?… Retournez auprès d’elle, je vous prie !… retournez-y !… Ne perdez pas votre temps avec moi ! » Ayant ainsi commencé, elle se laissa emporter à un accès de colère. J’étais en train de la peigner ; je comprenais que ma présence en ce moment devenait indiscrète, et je me disposais à quitter la chambre. Elle ne l’a pas permis. M. Macallan pensait comme moi que la convenance me commandait de me retirer, et il l’a dit en termes assez clairs. Mais Mme Macallan a insisté pour me faire rester, et cela en termes bien injurieux pour son mari. Il a dit alors : « Si vous ne pouvez vous contenir, ou la garde sortira, ou je sortirai moi-même. » Mme Macallan n’a pas entendu raison : « Voilà, a-t-elle dit, un bon prétexte pour retourner auprès de Mme Beauly ! Allez-y. » Monsieur l’a prise au mot et a quitté la chambre. Il avait à peine fermé la porte, qu’elle a commencé, en s’adressant à moi, à l’accabler des reproches les plus violents. Elle m’a dit, entre autres choses, que ce qui pourrait faire le plus de plaisir à son mari, serait d’apprendre qu’elle était morte. Je me suis hasardée, très-respectueusement, à lui faire quelques observations. Elle a pris sa brosse à cheveux et me l’a jetée, en me criant de m’en aller, et que je n’étais plus à son service. Je l’ai quittée, et je suis allée attendre en bas la fin de son accès, je suis revenue ensuite à ma place, auprès de son lit, et tout a été comme s’il ne s’était rien passé.

« Il n’est pas inutile de rappeler une chose qui peut servir à expliquer la jalousie que ressentait Mme Macallan contre la cousine de son mari. Mme Macallan n’était pas belle ; elle avait un défaut dans l’un de ses yeux, et, sauf votre respect, le teint le plus brouillé et le plus sale que j’aie jamais vu sur visage de femme. Mme Beauly, au contraire, était une personne très-attrayante. Tout le monde admirait ses yeux ; et elle avait le teint le plus rose et le plus frais. La pauvre Mme Macallan disait d’elle, mais faussement, qu’elle mettait du rouge.

« Ces défauts du teint de la défunte ne doivent pourtant pas être attribués à sa maladie ; je peux dire qu’ils étaient nés et qu’ils avaient grandi avec elle.

« Faut-il parler de sa maladie ? C’était une incommodité, rien de plus. Jusqu’au dernier jour, il ne s’est pas manifesté le moindre symptôme sérieux du mal qui l’a emportée. Son rhumatisme au genou était naturellement douloureux… très-douloureux, si vous voulez, quand elle se remuait ; en outre, il lui était très-pénible… c’est sûr… de se voir confinée dans son lit. Mais autrement on n’a rien remarqué dans sa position jusqu’à la fatale attaque, qui ait été, une minute, capable d’alarmer aucune des personnes qui l’entouraient. Elle avait ses livres et tout ce qu’il lui fallait pour écrire, sur une table de malade, montée sur pivot et pouvant prendre la position qui lui était la plus commode. Par moments, elle lisait et écrivait beaucoup. D’autres fois, elle restait tranquille, s’abandonnait à ses pensées, en causant avec moi et avec quelqu’une des dames, ses amies du voisinage, qui venaient régulièrement la visiter.

« Ce qu’elle écrivait, autant que je l’ai su, consistait principalement en vers. Elle était très-habile à composer des vers. Elle m’a fait voir, une fois, quelques-uns de ses poëmes. Je ne suis pas juge dans ces choses-là ; tout ce que je sais, c’est que sa poésie était du genre mélancolique. Elle y manifestait une grande tristesse, elle se demandait pourquoi elle était née, et autres non-sens pareils. Elle y faisait plus d’une dure allusion à la cruauté de son mari, à l’ignorance qu’il laissait voir des mérites de sa femme. Bref, elle exhalait son mécontentement avec sa plume aussi bien qu’avec sa langue. Il y avait des moments… et ils étaient fréquents… où un ange du ciel ne serait pas parvenu à satisfaire Mme Macallan !

« Pendant tout le temps de sa maladie, la défunte a toujours occupé la même chambre, une grande chambre située, comme toutes les meilleures chambres, au premier étage de la maison.

« Le plan qu’on me représente de cette chambre est très-exact, et conforme à mes souvenirs. Une porte donnait dans le grand passage ou corridor, sur lequel s’ouvraient toutes les autres portes. Une seconde porte, sur l’un des côtés (marquée B sur le plan) conduisait dans la chambre à coucher de M. Macallan. Une troisième porte sur le côté opposé (marquée C sur le plan), communiquait avec une petite pièce servant de cabinet d’étude ou de bibliothèque, et qui était, à ce qu’on m’a dit, la chambre où couchait la mère de M. Macallan, quand elle se trouvait à Gleninch ; mais personne autre n’y entrait, ou du moins ce n’était que rarement. Cette dame n’était pas à Gleninch, dans le temps où j’y étais. La porte entre la chambre à coucher et ce cabinet d’étude était fermée et la clef en avait été retirée. Je ne sais pas qui avait cette clef, ou s’il en existait plus d’une. La porte n’en a jamais été ouverte, à ma connaissance. Je suis entrée seulement une fois, avec la femme de chambre, dans le cabinet d’étude, pour y jeter un coup d’œil, en passant par une seconde porte qui donnait sur le corridor.

« Je demande la permission de dire que je puis, d’après ma propre connaissance, parler exactement de la maladie de Mme Macallan et du changement soudain qui a abouti à sa mort. Sur l’ordre du docteur, j’ai pris note, par jour et par heure, des incidents qui se sont produits.

« Depuis le 7 octobre, jour où j’ai été appelée à lui servir de garde, jusqu’au 20 du même mois, sa santé s’est améliorée lentement, mais continuellement. Son genou était toujours douloureux ; mais l’aspect inflammatoire qui s’y remarquait diminuait peu à peu. Quant aux autres symptômes, excepté la faiblesse qui résultait de ce qu’elle restait toujours couchée, et l’irritation nerveuse qu’elle en éprouvait, ce n’est pas réellement la peine d’en parler. Je dois peut-être ajouter qu’elle dormait mal. Mais on y remédiait par des potions calmantes que prescrivait le docteur.

« C’est dans la matinée du 21, à six heures deux minutes, que, pour la première fois, j’ai éprouvé la crainte de quelque accident fâcheux dans l’état de Mme Macallan.

« J’ai été réveillée par le bruit de la sonnette qu’elle gardait sur sa table de nuit. Permettez-moi de dire, pour m’excuser, que je m’étais endormie sur le sopha de sa chambre à coucher, à plus de deux heures du matin, tombant de pure fatigue. À ce moment, deux heures, Mme Macallan était éveillée. Elle était dans un de ses moments d’aigreur, et cela contre moi. Je lui avais demandé de me laisser éloigner sa toilette de la table de nuit, après qu’elle s’en était servie pour se coiffer de nuit. Cette toilette prenait une grande place, et Mme Macallan ne devait plus en avoir besoin avant le matin. Mais non ; elle avait insisté. « Je veux qu’elle reste où elle est ! » Il y avait, sur la toilette, une glace, où Mme Macallan, malgré sa figure commune, n’était jamais fatiguée de se mirer. Voyant qu’elle était de mauvaise humeur, je n’avais pas voulu la contrarier et j’avais laissé la toilette en place. Mais elle était, après cela, trop maussade pour me parler ; elle avait refusé obstinément de prendre sa potion, que je lui offrais. C’est alors que j’étais allée m’étendre sur le sopha au pied de son lit, et que je m’étais endormie, comme je viens de le dire.

« Au premier bruit de sa sonnette, j’étais debout, à côté d’elle, prête à la servir. Je lui ai dit : « Comment se trouve Madame ? » Elle s’est plainte de faiblesse et d’oppression ; elle se sentait mal au cœur. J’ai demandé si elle avait pris quelque médicament ou quelque nourriture pendant que je dormais. Elle m’a répondu que son mari était venu, une heure auparavant, qu’il l’avait trouvée encore éveillée, et qu’il lui avait administré sa potion.

« M. Macallan, qui dormait dans la chambre d’à côté, est entré pendant que je parlais. Il avait été aussi réveillé par le bruit de la sonnette. Il a entendu ce que sa femme me disait au sujet de cette potion, et il n’a fait aucune remarque. Il m’a semblé qu’il était inquiet de la faiblesse éprouvée par Mme Macallan. Il lui a conseillé de prendre un peu de vin ou d’eau-de-vie et d’eau. Elle a répondu qu’elle ne pourrait rien avaler d’aussi fort que le vin ou l’eau-de-vie parce que son estomac était déjà comme en feu. J’ai mis ma main sur son estomac, en ne le touchant que très-légèrement. Elle a crié quand j’y ai touché.

« Ce symptôme nous a inquiétés, et nous avons envoyé au village pour faire venir M. Gale, l’homme de l’art qui a soigné Mme Macallan pendant sa maladie.

« Le docteur n’a pas paru se rendre compte mieux que nous du changement défavorable qui s’était manifesté dans l’état de la malade. Entendant dire qu’elle se plaignait d’avoir soif, il lui a fait prendre un peu de lait. Peu après l’avoir pris, son mal au cœur a eu l’air de la quitter. Bientôt après, elle s’est assoupie et a sommeillé. M. Gale s’est retiré en nous recommandant expressément de l’envoyer chercher tout de suite, si le malaise reparaissait.

« Rien de semblable n’est arrivé. Aucun changement pendant les trois heures ou un peu plus qui ont suivi son départ. Elle s’est réveillée vers neuf heures et demie et a demandé après son mari. Il était retourné dans sa chambre. J’avais demandé si je devais l’envoyer chercher. Elle m’a répondu non. Je lui ai demandé ensuite si elle voulait manger ou boire quelque chose. Elle a répondu encore non, d’une voix sans expression et comme hébétée ; puis elle m’a dit de descendre pour aller chercher mon déjeuner. Sur l’escalier, j’ai rencontré la femme de charge, qui m’a invitée à déjeuner avec elle dans sa chambre, au lieu de le faire, comme j’en avais l’habitude, dans la salle des domestiques. Je ne suis restée avec la femme de charge que peu de temps ; pas plus d’une demi-heure, pour sûr.

« En remontant l’escalier, j’ai rencontré la fille de chambre en second qui balayait l’un des paliers.

« Elle m’a dit que Mme Macallan avait pris une tasse de thé, pendant que j’étais chez la femme de charge. Le valet de M. Macallan avait commandé ce thé pour madame. Il en avait reçu l’ordre de son maître. La fille de chambre l’avait préparé et monté elle-même dans la chambre de Mme Macallan. Monsieur avait ouvert la porte quand elle avait frappé et avait pris de sa main la tasse de thé qu’elle tenait. Il avait ouvert la porte assez largement ; elle avait pu voir l’intérieur de la chambre ; il ne s’y trouvait que Mme Macallan et son mari.

« Après avoir causé un peu avec cette fille, je suis retournée dans la chambre à coucher. Il n’y avait personne. Mme Macallan était parfaitement calme, le visage tourné du côté opposé au mien. En m’approchant de son lit, j’ai poussé du pied quelque chose sur le parquet. C’était la tasse à thé, cassée. J’ai dit à Mme Macallan : « Tiens ! comment ça se fait-il ? la tasse à thé est cassée, Madame ? » Elle a répondu sans tourner la tête, d’une voix singulière et toute voilée : « Je l’ai laissé tomber, » – « Avant que Madame n’ait bu son thé ? » – « Non ; en rendant la tasse à M. Macallan, après avoir fini de boire. » Je lui avais fait cette question pour savoir si elle avait renversé le thé et s’il fallait en aller chercher une autre tasse. Je suis sûre que je me souviens parfaitement de ma question et de sa réponse. Je lui ai demandé ensuite : « Est-ce que Madame a été longtemps seule ? » Elle m’a répondu brièvement : « Oui ; j’ai essayé de dormir. » « Madame se trouve-t-elle mieux ? » – « Oui. » Pendant tout ce temps, elle tenait son visage tristement tourné vers le mur. En me baissant sur elle pour arranger ses couvertures, j’ai jeté les yeux sur la table de nuit. Les objets pour écrire, qui étaient toujours là bien rangés, se trouvaient en désordre, et l’une des plumes avait de l’encre encore fraîche, « Comment ! est-ce que Madame a écrit ? » – « Pourquoi non ? Je ne pouvais dormir. » – « Un autre poëme ?… » Elle s’est mise à rire, mais d’un rire amer et sec. « Oui, un autre poëme ! » – « C’est bon signe ! il paraît que Madame est tout à fait remise : nous n’aurons plus besoin du docteur aujourd’hui. » Elle n’a pas répondu. Elle a fait seulement avec la main comme un signe d’impatience. Je n’ai pas compris d’abord ce signe ; alors elle m’a dit, avec un peu d’aigreur : « J’ai besoin d’être seule, laissez-moi ! »

« Il ne me restait qu’à obéir. Je pensais, d’ailleurs, que je n’avais rien à faire pour le moment auprès de la malade, et que mes soins ne lui étaient pas nécessaires. Après avoir placé le cordon de la sonnette à la portée de sa main, je suis donc descendue de nouveau.

« Je suis restée ainsi éloignée une demi-heure au moins, autant que je puis m’en souvenir. J’étais à portée d’entendre la sonnette ; mais elle ne sonnait pas. Sans trop savoir pourquoi, je n’étais pas tranquille. Cette voix bizarrement voilée avec laquelle Madame m’avait parlé m’inquiétait. J’aurais voulu ne pas la laisser seule si longtemps, et je n’osais pas non plus risquer de lui occasionner un de ses accès de colère, en retournant auprès d’elle, avant qu’elle m’eût sonnée. Finalement, je me décidai à entrer dans la chambre du rez-de-chaussée, appelée la chambre du matin, pour consulter Monsieur. Il avait l’habitude de s’y tenir jusqu’à midi.

« Cette fois cependant, il n’y était pas.

« Mais, au même instant, j’entendis sa voix sur la terrasse extérieure. J’y allai et le trouvai causant avec M. Dexter, un de ses anciens amis, son hôte, en ce moment, comme Mme Beauly. M. Dexter était assis auprès de sa fenêtre au premier étage ; il était impotent et ne pouvait se déplacer que dans un fauteuil à roulettes. M. Macallan lui parlait de la terrasse et était entrain de lui dire :

« – Dexter, où est Mme Beauly ? L’avez-vous vue ce matin ? »

« M. Dexter répondit du ton vif qui lui est habituel :

« Non, je ne l’ai pas vue, je ne peux vous en rien dire. »

« Je m’avançai, et, m’excusant d’interrompre M. Macallan, je lui dis l’embarras où j’étais ; devais-je ou non rentrer dans la chambre de sa femme sans être appelée ? Il n’avait pas eu le temps de me répondre ; le valet de pied entre et me dit que la sonnette de Mme Macallan se faisait entendre avec violence.

« Il était alors près de onze heures. Je courus, aussi vite qu’il était possible de monter l’escalier.

« Je n’avais pas ouvert la porte de la chambre que j’entendais déjà les gémissements de Mme Macallan. Elle était très-mal ; elle sentait une chaleur dévorante dans son estomac et dans sa gorge, et en même temps cette douleur qu’elle avait éprouvée le matin. Je n’avais pas besoin d’être médecin pour voir sur sa figure que cette seconde attaque avait un caractère beaucoup plus sérieux que la première. Je sonnai pour envoyer quelqu’un auprès de M. Macallan, puis je courus moi-même à la porte pour voir si aucun domestique ne se trouvait à portée de ma voix.

« Mme Beauly sortait justement de sa chambre pour venir savoir des nouvelles de Mme Macallan. Je lui dis : « Madame est de nouveau très-mal. Je vous prie d’avertir M. Macallan et de lui dire d’envoyer chercher le docteur. » Aussitôt elle se mit à descendre, en courant, l’escalier.

« Il n’y avait pas bien longtemps que j’étais revenue près du lit, quand M. Macallan et Mme Beauly sont arrivés ensemble. Mme Macallan a jeté sur eux un regard… un regard que je ne pourrais pas exprimer… et leur a ordonné de se retirer. Mme Beauly a paru très-effrayée et s’est en allée tout de suite. M. Macallan a fait un pas vers le lit. Sa femme lui a lancé encore le même étrange regard, et lui a crié, moitié comme si elle le priait : « Laissez-moi avec la garde… Allez-vous-en ! » Il n’a pris que le temps de me dire à voix basse : « J’ai envoyé chercher le docteur. » Et il a quitté la chambre.

« Avant l’arrivée de M. Gale, Mme Macallan a eu une violente attaque. Ce qu’elle a vomi était comme vaseux, écumeux, et légèrement mêlé de filets de sang. Quand M. Gale a vu cela, il a paru très-sérieux. Je l’ai entendu se dire à lui-même : « Qu’est-ce que cela signifie ? » Il a fait de son mieux pour soulager Mme Macallan, mais sans y parvenir, d’après ce que j’ai pu voir. Au bout d’un moment, elle a pourtant semblé moins souffrir. Et puis une attaque est venue ; et puis un autre moment de calme. Mais qu’elle souffrît ou non, ses mains et ses pieds, quand je les touchais, étaient également froids. De son côté, le docteur trouvait que le pouls était toujours le même… très-petit et faible. Je dis à M. Gale : « Que faut-il faire, monsieur ? » Et M. Gale me répondit : « Je ne voudrais pas prendre plus longtemps la responsabilité sur moi seul. Il faut faire venir un médecin d’Édimbourg. »

« Le meilleur cheval des écuries de Gleninch a été attelé au char-à-banc de chasse, et le cocher a couru ventre à terre à Édimbourg, pour en ramener le fameux Docteur Jérôme.

« Pendant que nous attendions le médecin, M. Macallan est revenu dans la chambre de sa femme, avec M. Gale. Épuisée comme elle était, la malade a levé encore sa main et a fait signe à son mari de se retirer. Il a tâché, par de douces paroles, d’obtenir d’elle de le laisser dans sa chambre. Non ! elle a persisté à le renvoyer. Il a paru en éprouver une vive peine, dans un pareil moment et en présence du docteur. Tout à coup, sans qu’elle ait eu le temps de le voir, il s’est avancé jusqu’à son chevet et lui a baisé le front. Elle a détourné vivement la tête, en poussant un cri. M. Gale est intervenu et a conduit M. Macallan hors de la chambre.

« Dans l’après-midi est arrivé le Docteur Jérôme.

« Le grand médecin est venu juste à temps pour la voir saisie d’une autre attaque. Il l’a examinée attentivement, mais sans dire un mot. Quand l’attaque a été passée, il a continué à étudier la malade, mais toujours en silence. Je croyais qu’il n’aurait jamais fini de la regarder. Son examen terminé, il m’a dit de le laisser seul avec M. Gale.

– Nous sonnerons, a-t-il dit, quand nous aurons de nouveau besoin de vous ici. »

« Il s’est passé un long temps avant que la sonnette m’ait rappelée. Le cocher, dans l’intervalle, avait été dépêché pour la seconde fois à Édimbourg, avec un billet du Docteur Jérôme, adressé à son valet de chambre, pour lui annoncer qu’il ne retournerait pas probablement en ville avant quelques heures, et qu’on en avertît ses malades. Quelques-uns d’entre nous pensèrent que ce n’était pas bon signe pour Mme Macallan ; d’autres dirent qu’on pouvait croire, au contraire, que le docteur avait l’espérance de la sauver, mais que cela sans doute lui demanderait beaucoup de temps.

« Enfin, on m’a rappelée. Lorsque je suis rentrée dans la chambre, le docteur en est sorti pour parler à M. Macallan, laissant M. Gale avec moi. Depuis ce moment, et tout le temps que la pauvre Madame a vécu encore, je n’ai jamais été laissée seule avec elle. Un des deux docteurs est toujours resté dans la chambre. On leur a servi une collation ; mais ils ne sont allés prendre quelque chose que chacun à son tour, se relevant l’un l’autre auprès du chevet de la malade. S’ils lui avaient administré quelques médicaments, je n’aurais pas été surprise de leur manière d’agir. Mais ils en avaient fini avec leurs remèdes. Leur seule occupation dans la chambre semblait être d’y monter la garde. Je ne savais comment m’expliquer ces façons-là. Mais ils paraissaient avoir épuisé les médicaments ; leur seule occupation dans la chambre semblait être d’y veiller sur la malade. Veiller ainsi la malade, c’était l’affaire de la garde. J’ai trouvé le procédé des docteurs assez singulier.

« Lorsque l’on a allumé la lampe, j’ai pu voir que la fin était proche. Sauf une crise de crampes dans les jambes, la malade paraissait moins souffrir. Mais ses yeux avaient l’air de s’éteindre, ses mains étaient glacées, ses lèvres prenaient une nuance de bleu pâle. Rien ne l’a plus réveillée, si ce n’est la dernière tentative faite par son mari pour la voir. Il est entré avec M. Jérôme, semblable à un homme frappé de terreur. Elle ne pouvait plus parler ; mais, dès qu’elle l’a vu, elle a fait quelques faibles signes et articulé quelques sons qui montraient qu’elle était aussi résolue que jamais à ne pas lui permettre d’approcher d’elle. Il était si accablé que M. Gale a été obligé de le soutenir, quand il est sorti de la chambre. Aucune autre personne n’a été admise à voir la malade. M. Dexter et Mme Beauly se sont informés de son état ; mais ils ne sont pas entrés dans la chambre. Le soir venu, les docteurs se sont assis de chaque côté du lit, veillant la mourante en silence, et attendant en silence son dernier soupir.

« Vers huit heures, elle a paru avoir perdu l’usage de ses mains et de ses bras, qui restaient sans mouvement sur sa couverture. Un peu après, elle est tombée dans une sorte de lourd sommeil. Peu à peu, le bruit de sa respiration est devenu de plus en plus faible. À neuf heures vingt minutes, le Docteur Jérôme m’a dit d’apporter la lampe près du lit. Il a examiné Madame, il lui a mis la main sur le cœur. Puis il m’a dit : « Vous pouvez descendre, garde, tout est fini. » Et, s’adressant à M. Gale : « Voulez-vous vous informer si M. Macallan peut nous recevoir ? » J’ai ouvert la porte à M. Gale, et je l’ai suivi. Le Docteur Jérôme m’a rappelée, et m’a dit de lui donner la clef de la porte. Naturellement je la lui ai donnée, mais j’ai trouvé encore cela passablement étrange. Dans la salle des domestiques, on pensait généralement qu’il s’était passé quoique chose de mal, et nous étions tous bien inquiets… sans savoir pourquoi.

« Un peu plus tard, les deux docteurs ont quitté la maison. M. Macallan avait été absolument hors d’état de les recevoir, et d’apprendre d’eux ce qu’ils avaient à lui dire. Dans cet embarras, ils s’étaient entretenus en particulier avec M. Dexter, comme ancien ami de M. Macallan, et le seul gentleman qui se trouvât en ce moment à Gleninch.

« Avant l’heure du coucher, je suis remontée au premier, dans l’intention de faire la toilette de la morte pour son ensevelissement. La chambre où était le corps avait été fermée à clef, ainsi que la porte conduisant à la chambre de M. Macallan, et celle qui s’ouvrait sur le corridor. Les clefs de ces portes avaient été emportées par M. Gale. Deux domestiques mâles étaient postés en sentinelle hors de la chambre. Ils devaient être relevés à quatre heures du matin, c’est tout ce qu’ils purent me dire.

« Dans l’absence de toute explication ou de toute direction, je pris la liberté de frapper à la porte de la chambre de M. Dexter. J’appris de lui, pour la première fois, la surprenante nouvelle que les deux docteurs avaient refusé de donner le certificat nécessaire pour procéder à l’enterrement. Il devait y avoir le lendemain matin, un examen médical du corps. »

Ici se terminait la déposition de la garde-malade, Christine Ormsay.

Tout ignorante que je suis de la loi, il me fut aisé de voir quelle impression ce témoignage avait pu produire sur l’esprit du jury. Après avoir montré que mon mari avait eu deux occasions d’administrer le poison… d’abord dans la médecine, et ensuite dans le thé… l’avocat de la Couronne avait amené le jury à conclure que l’accusé avait profité de ces occasions pour se débarrasser d’une femme laide et jalouse, dont il ne pouvait supporter plus longtemps le détestable caractère.

Ce point obtenu, le Procureur-Général n’avait plus rien à tirer du témoin. Le Doyen de la Faculté, qui portait la parole dans l’intérêt de l’accusé, se leva alors pour faire ressortir le côté favorable du caractère de la défunte, en interrogeant à son tour la garde-malade. S’il atteignait son but, le jury ne pouvait plus admettre comme acquis que la femme de l’accusé fût d’un caractère tel qu’elle rendît la vie tout à fait insupportable à son mari. Dès lors, quelle raison aurait eue l’accusé d’empoisonner sa femme et que devenait la présomption de sa culpabilité ?

Pressée par les questions de l’habite avocat, la garde fut obligée de reconnaître, dans le caractère de la première femme de mon mari, des aspects tout différents des autres.

Voici la substance de la déclaration que le Doyen de la Faculté parvint à obtenir à son tour de Christine Ormsay :

« Je persiste à déclarer, que Mme Macallan avait un caractère très-violent. Mais elle avait l’habitude de faire amende honorable pour les offenses où sa violence l’avait entraînée. Quand elle était redevenue calme, elle me faisait toujours des excuses, et les faisait de bonne grâce. Ses manières étaient alors très-affables. Elle parlait et agissait comme une dame bien élevée. On en pouvait dire autant de son apparence extérieure. Si commune qu’elle fut de visage, elle avait ce qu’on peut appeler une bonne figure. Ses mains et ses pieds, à ce qu’on m’a dit, avaient été modelés comme par un sculpteur. Le son de sa voix était très-agréable, et il paraît qu’en bonne santé, elle chantait à ravir. Elle était aussi, s’il faut en croire les dires de sa femme de chambre, un guide et un type en fait de toilettes, pour les autres dames du voisinage. En ce qui concerne Mme Beauly, quoique Mme Macallan fût certainement jalouse de cette jeune et jolie veuve, elle avait montré qu’elle pouvait en même temps maîtriser ce sentiment. C’est sur les instances de Mme Macallan que Mme Beauly se trouvait dans la maison. Mme Beauly avait manifesté l’intention d’ajourner sa visite, à cause de l’état de santé de Mme Macallan. C’est Mme Macallan elle-même, et non M. Macallan, qui s’était opposée à ce qu’on fît à Mme Beauly ce déplaisir, et qui n’avait pas admis que sa visite fût retardée. Au reste, Mme Macallan, en dépit de son humeur, était aimée de ses amis, aimée de ses domestiques. Pas un œil n’est resté sec dans la maison, quand on a su qu’elle était mourante. Enfin, dans les petites querelles de ménage auxquelles j’ai assisté, M. Macallan n’est jamais sorti de son caractère, il n’a jamais employé un langage inconvenant, et quand ces disputes éclataient, il semblait ressentir plus de tristesse que de colère. »

Quelle conclusion le jury avait-il à tirer de ce témoignage ? Était-ce là une femme capable d’exaspérer son mari au point qu’il eût la pensée de l’empoisonner ? Était-ce là un mari capable de vouloir empoisonner sa femme ?

Après avoir produit sur le jury une impression si opposée à la précédente, le Doyen de la Faculté se rassit, et les hommes de l’art furent appelés à déposer.

Sur le fait de l’empoisonnement, les témoignages furent tout simplement irrésistibles.

Le Docteur Jérôme et M. Gale affirmèrent, sous la foi du serment, que les symptômes de la maladie étaient positivement ceux d’un empoisonnement par l’arsenic. Le chirurgien qui avait procédé à l’autopsie fut ensuite entendu. Il attesta aussi par serment, que l’aspect des organes internes de la défunte prouvait jusqu’à l’évidence que le Docteur Jérôme et M. Gale avaient eu raison en déclarant que la malade était morte empoisonnée. Enfin, pour compléter ces dépositions écrasantes, deux chimistes produisirent devant la Cour l’arsenic qu’ils avaient trouvé dans le corps, en quantité qu’on pouvait regarder comme suffisante pour tuer deux personnes au lieu d’une. En présence de ces derniers témoignages, un interrogatoire contradictoire n’était plus qu’une pure formalité. La première question posée par l’accusation : La malade est-elle morte empoisonnée ? était résolue affirmativement, résolue sans qu’il fût possible d’admettre le moindre doute.

Les témoins qui furent appelés ensuite eurent à déposer sur la seconde question, l’obscure et terrible question : Qui a été l’empoisonneur ?

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