XXVI. PLUS OBSTINÉE QUE JAMAIS.

Ariel se tenait dans la sombre salle du rez-de-chaussée, à moitié endormie, à moitié éveillée, attendant que nous quittions la maison. Sans nous parler, sans nous regarder, elle nous conduisit à travers la ténébreuse allée du jardin et ferma la porte derrière nous.

« Bonsoir, Ariel, » lui criai-je du dehors par-dessus la palissade.

Je n’entendis, pour toute réponse, que le bruit de ses pas pesants, pendant qu’elle retournait vers la maison, et, bientôt après, le bruit sourd de la porte d’entrée qu’elle refermait.

Le valet de pied avait judicieusement allumé les lanternes de la voiture ; il en prit une à la main pour venir nous éclairer à travers le labyrinthe de briques qu’il nous fallait traverser. Nous pûmes ainsi gagner la grande route sans accident.

« Eh bien ! me dit ma belle-mère quand nous eûmes repris place dans la voiture, vous avez vu Miserrimus Dexter ; j’espère que vous en avez assez. Pour moi, je lui rendrai la justice de déclarer que je ne l’ai jamais vu, depuis le temps que je le connais, aussi complètement fou qu’aujourd’hui. Qu’en dites-vous ?

– Je n’ose pas contredire votre opinion, repris-je, mais si je dois vous exprimer la mienne, je ne suis pas absolument sûre qu’il soit si fou.

– Vous ne le croyez pas fou, après les actes insensés auxquels il s’est livré dans son fauteuil ? dit Mme Macallan. Vous ne le croyez pas fou, après l’exhibition qu’il nous a faite de son infortunée cousine ?… Vous ne le croyez pas fou, après avoir entendu les strophes qu’il a chantées en votre honneur ; après l’avoir vu, pour couronner dignement le tout, tomber dans ce lourd sommeil ?… Valéria !… Valéria !… l’antique sagesse avait bien raison de dire qu’il n’y a pas de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir !

– Pardonnez-moi, chère madame Macallan, j’ai vu tout ce que vous venez de rappeler, et je n’ai jamais été plus surprise, plus confondue, depuis que j’existe. Mais, maintenant que je suis revenue de mon étonnement, et que je réfléchis sur ce que j’ai vu et entendu, je ne puis m’empêcher de douter que cet homme étrange soit réellement fou dans la véritable acception du mot. Il me semble qu’il n’a fait qu’exprimer franchement, quoique d’une manière décousue et confuse, je l’admets, des pensées et des sentiments, dont la plupart d’entre nous rougissent comme d’autant de faiblesses, et qu’en conséquence, nous avons soin de renfermer en nous-mêmes. Je confesse que je me suis souvent figuré que je passais dans l’âme et dans l’existence d’une autre personne, et que j’ai ressenti un certain plaisir en me contemplant sous ces traits d’emprunt. Un des premiers amusements de notre enfance… pour peu que nous soyons doués de quelque imagination… c’est d’abdiquer notre caractère propre et d’en revêtir un autre qui nous est étranger, comme celui de fée, de reine, ou de tout autre personnage fictif. M. Dexter nous a dit son secret précisément comme le font les enfants, et, si c’est là de la folie, il est certainement fou. Mais je remarque que, quand son imagination se refroidit, il redevient Miserrimus Dexter, et ne croit plus être Napoléon ni Shakespeare, pas plus que nous ne croyons nous-mêmes qu’il le soit. En outre, il faut tenir compte de l’existence solitaire et sédentaire qu’il mène. Je ne suis pas assez instruite pour comprendre quelle influence ce genre de vie peut exercer sur lui, mais je crois qu’il doit surexciter son imagination ; et il ne faut, je pense, attribuer cette exhibition de son pouvoir sur sa pauvre cousine, et le chant étrange qu’il nous a fait entendre, qu’à la contemplation unique et désordonnée de lui-même. Je l’avouerai et j’espère… que cet aveu ne me fera pas perdre tout à fait la bonne opinion que vous avez de moi… j’ai trouvé un certain plaisir dans ma visite, et ce qui est pire, il m’a réellement intéressée.

– Ce savant discours sur Dexter signifie-t-il que vous vous proposez de le revoir ? demanda madame Macallan.

– Je ne sais pas à quoi je me déciderai là-dessus demain matin ; mais, en ce moment, je suis résolue à retourner chez lui. J’ai échangé avec lui quelques paroles pendant que vous vous étiez éloignée, et je crois qu’il me sera réellement utile…

– Utile en quoi ?…

– Utile dans le seul dessein que j’aie en vue, dans le dessein, chère madame Macallan, que je regrette de vous voir désapprouver.

– Et vous allez le mettre dans votre confidence ? vous allez ouvrir votre âme tout entière à un homme tel que celui que nous venons de quitter ?

– Oui… si je suis demain là-dessus dans les mêmes dispositions que ce soir. Je conviens que je cours un risque ; mais ce risque, je dois l’affronter. Je sais que je commets une imprudence ; mais la prudence ne m’aiderait en rien dans la situation où je me trouve et pour le but où je vise. »

Mme Macallan ne m’adressa plus aucune remontrance verbale. Mais elle ouvrit une vaste poche qu’on voyait sur le devant de la voiture, et en tira une boîte d’allumettes, avec une lampe à lire dans les voitures de chemin de fer.

« Vous me contraignez, dit la vieille dame, à vous faire connaître ce que votre mari pense de votre nouvelle fantaisie. J’ai pris avec moi la dernière lettre qu’il m’a écrite d’Espagne. Vous jugerez par vous-même, pauvre âme entraînée par vos illusions, comment mon fils apprécie le sacrifice inutile et désespéré que vous êtes disposée à faire pour lui. Allumez la lampe. »

J’obéis avec empressement. Depuis qu’elle m’avait appris le départ d’Eustache pour l’Espagne , j’étais avide d’avoir de lui de plus amples nouvelles, d’en apprendre quelque chose qui pût m’encourager, après tant de désappointements et d’amères douleurs. Jusqu’à présent, je ne savais même pas si mon mari pensait quelquefois à moi, dans son exil volontaire. Quant au regret de m’avoir si brusquement quittée, hélas ! il ne pouvait sans doute l’éprouver encore ; notre séparation était trop récente.

Après avoir allumé la lampe et l’avoir fixée à sa place, entre les deux glaces de la voiture qui nous faisaient face, je reçus de Mme Macallan la lettre de son fils. Il n’y a pas de folie qui égale celle de l’amour ; j’eus besoin de faire sur moi un grand effort pour m’empêcher de baiser le papier sur lequel sa main chérie s’était posée.

« Voilà cette lettre dit ma belle-mère. Commencez à la seconde page, à la page qui vous est consacrée. Lisez jusqu’à la dernière ligne, au bas de cette page, et pour Dieu, chère enfant, rentrez dans votre bon sens avant qu’il soit trop tard ! »

Je fis ce qu’elle disait et lus ce qui suit :

« Puis-je me hasarder à vous parler de Valéria ? Il faut que je vous en parle. Dites-moi comment elle se trouve, dans quelle disposition elle vous paraît être, ce qu’elle fait. Je pense sans cesse à elle. Pas un jour ne se passe que je ne me désole de l’avoir perdue. Ah ! si elle avait pu se résigner à laisser les choses comme elles étaient ! Ah ! si elle n’avait jamais découvert l’affreuse vérité !

« Elle parlait de lire le procès, quand je l’ai vue pour la dernière fois. A-t-elle persisté dans ce projet ? Je crois, et je vous dis cela sérieusement, mère, je crois que, si je m’étais trouvé en face d’elle, lorsqu’elle a eu sondé toute l’ignominie de l’infâme accusation dont j’ai été publiquement l’objet, je crois que, devant la honte et l’horreur qu’elle a dû ressentir, je serais tombé mort ! Figurez-vous ses yeux si purs se fixant sur un homme qui a été accusé et qui n’a pas été complètement absous du plus abominable, du plus vil de tous les crimes ; et pensez ensuite à ce que cet homme eût dû souffrir, s’il lui restait un cœur, et dans ce cœur la moindre parcelle de honte !… J’ai la fièvre en écrivant ces lignes.

« Songe-t-elle toujours à ce rêve qu’elle avait formé, pauvre ange ! à ce rêve de générosité ingénue et irréfléchie ? S’imagine-t-elle toujours qu’il est en son pouvoir de faire éclater mon innocence aux yeux du monde ? Oh ! ma mère ! si elle y pense encore, employez toute votre influence pour lui faire abandonner cette idée ! Épargnez-lui l’humiliation d’un échec, les désenchantements, les insultes peut-être auxquels elle s’exposerait innocemment. Pour l’amour d’elle, pour l’amour de moi ! ne négligez rien pour atteindre ce but juste et charitable.

« Je ne lui écris pas. Je n’ose pas lui écrire. Ne dites rien, quand vous la verrez, qui puisse me rappeler à son souvenir. Au contraire, aidez-la à m’oublier le plus tôt possible. La seule chose bonne que je puisse faire, la seule expiation que je puisse m’imposer, pour le mal que je lui ai causé, c’est de séparer ma vie de la sienne. »

Ces mots désolants terminaient sa lettre. Je la rendis en silence à sa mère. Elle ne me dit, de son côté, que peu de mots.

« Si cela ne vous détourne pas de votre projet, reprit-elle en pliant lentement la lettre, rien ne pourra vous en détourner. Maintenant, laissons ce sujet. »

Je ne répondis pas. Je pleurais sous mon voile. Mon avenir me paraissait si triste, mon malheureux mari si mal inspiré, sa manière de voir si peu raisonnable ! La seule chance qui nous restât à tous les deux, et ma seule consolation, était de persister dans ma résolution désespérée plus fermement que jamais. Si quelque chose pouvait me confirmer dans cette résolution, et m’armer contre toutes les remontrances de mes amis, c’était la lettre d’Eustache. Elle eût été plus que suffisante pour produire cet effet. Du moins, il ne m’avait pas oubliée, il pensait à moi, il se lamentait chaque jour de m’avoir perdue. Cela me redonnait du courage… pour le moment.

« Si Ariel vient me prendre demain avec sa chaise et son poney, pensai-je en moi-même, j’irai avec Ariel ! »

Mme Macallan me déposa à la porte de Benjamin.

En la quittant, je lui avouai que, par crainte de la mécontenter, j’avais remis à la dernière minute de lui apprendre que Miserrimus Dexter m’enverrait chercher le lendemain chez elle. Je lui demandai si elle voudrait me permettre d’aller y attendre Ariel et la carriole, ou si elle préférait adresser carriole et cocher au cottage de Benjamin. Je m’attendais à une explosion de mécontentement. La vieille dame me surprit agréablement ; elle montra qu’elle m’avait véritablement prise en affection ; elle se contraignit.

« Si vous persistez à retourner chez Dexter, dit-elle, vous ne devez assurément pas partir de chez moi pour vous rendre chez lui. Mais j’espère que vous vous réveillerez demain dans des résolutions plus sages. »

Le lendemain arriva. Un peu avant midi, la carriole, attelée du poney, s’arrêta devant la porte de Benjamin, et une lettre de Mme Macallan me fut apportée.

« Je n’ai aucun droit de contrôler vos démarches, » m’écrivait ma belle-mère. « J’envoie la chaise, chez M. Benjamin, et j’ai la ferme espérance que vous ne voudrez pas y prendre place. Je souhaite que vous soyez bien persuadée, Valéria, que je suis véritablement votre amie. J’ai pensé toute la nuit à vous, pendant mes heures d’insomnie. Vous comprendrez combien était grande mon inquiétude, quand je vous dirai que je me reproche maintenant de n’avoir pas fait plus d’efforts autrefois pour empêcher votre malheureux mariage. Et encore qu’aurais-je pu faire de plus que je n’ai fait ? Je n’en sais réellement rien. Mon fils m’avoua qu’il vous faisait sa cour sous un nom supposé… mais il ne m’a jamais dit quel était ce nom, qui vous étiez, et où demeuraient vos parents. Peut-être aurais-je dû faire en sorte de le savoir. Peut-être aurais-je réussi si j’étais intervenue et vous avais éclairée en allant jusqu’au triste sacrifice de me faire un ennemi de mon fils. Je croyais avoir fait honnêtement mon devoir en exprimant ma désapprobation et en refusant d’assister au mariage. Ai-je été trop facile à me satisfaire ? Il est trop tard pour le demander. Pourquoi viendrais-je vous importuner avec les pressentiments et les regrets d’une vieille femme ? Mon enfant ! s’il vous arrivait quelque malheur, je m’en sentirais indirectement responsable. C’est cet état inquiet de mon âme qui me pousse à vous écrire, sans avoir rien à vous communiquer qui puisse vous intéresser. N’allez pas chez Dexter ! Un pressentiment douloureux m’a poursuivie toute la nuit. Votre nouvelle visite à Dexter finira mal ! Écrivez-lui une excuse. Valéria, je crois fermement que vous vous repentirez d’être retournée dans cette maison ! »

Y eut-il jamais une femme plus clairement avertie, plus soigneusement prévenue que moi ? Rien n’y fit.

Qu’il me soit permis de dire, à ma décharge, que je fus réellement touchée de ce qu’avait d’affectueux la lettre de ma belle-mère. Mais elle n’ébranla pas une seconde mes résolutions. Non ! tant que je vivrais, tant que je pourrais agir et penser, je n’aurais pas d’autre souhait, d’autre volonté que d’amener Miserrimus Dexter à me confier sa pensée au sujet de la mort de Mme Eustache Macallan. Cette pensée était pour moi l’étoile polaire qui me devait guider sur l’obscur chemin où je m’engageais. Je répondis à Mme Macallan, en lui exprimant toute ma gratitude et tous mes regrets. Puis, j’allai prendre place dans la carriole qui m’attendait.

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