XXV. MISERRIMUS DEXTER. – DEUXIÈME IMPRESSION.

Complètement découragée et dégoûtée, et, si je dois même l’avouer, complètement terrifiée, je dis tout bas à Mme Macallan :

« J’avais tort et vous aviez raison. Sortons d’ici ! »

Il fallait que l’oreille de Miserrimus Dexter fut aussi fine que celle d’un chien, car il entendit distinctement mon dernier mot : Sortons d’ici.

« Non pas ! s’écria-t-il vivement. Et s’adressant à ma belle-mère : Présentez-moi à la seconde femme d’Eustache Macallan. Je suis un gentleman et je dois lui faire des excuses. J’aime à étudier les caractères de l’humanité… Je désire la voir. »

Toute sa personne parut avoir subi une transformation complète. Il parlait de la voix la plus suave et poussait des soupirs comme une femme nerveuse qui vient de répandre un torrent de larmes. Le courage lui était-il revenu ou cédait-il à un accès de curiosité ?

« La crise est passée, voulez-vous encore vous en aller ? me dit Mme Macallan.

– Non, je suis prête à entrer, répondis-je.

– Avez-vous déjà repris confiance en lui ? me demanda ma belle-mère, de son air impitoyablement ironique.

– Je suis revenue de la peur qu’il m’avait causée, répliquai-je.

– Je regrette vivement de vous avoir effrayée, dit-il d’une voix douce, sans quitter encore la place où il s’était blotti près du foyer. Quelques personnes pensent que je suis un peu fou, par moments. Vous êtes venue, je suppose, dans un de ces moments… si ces personnes ne se trompent pas. J’admets que j’ai des visions. Mon imagination m’emporte hors de moi, et je dis et fais des choses étranges. Dans ces occasions, quiconque me rappelle cet horrible procès me ramène dans le passé et me cause une souffrance nerveuse inexprimable. Mais j’ai le cœur excessivement tendre, et, par conséquent, je suis, dans un monde comme celui-ci, un être véritablement malheureux. Veuillez agréer mes excuses. Entrez toutes les deux. Entrez, et ayez pitié de moi. »

Un enfant n’aurait plus eu peur de lui, maintenant. Un enfant serait entré dans sa chambre, et eût pris cet homme en compassion.

La pièce devenait de plus en plus obscure. Nous pouvions voir seulement la figure accroupie de Miserrimus Dexter à la faible clarté du feu mourant… mais c’était tout.

« Est-ce que nous ne pouvons pas avoir de la lumière ? demanda Mme Macallan. Et, quand on apportera un flambeau, cette dame va-t-elle donc vous voir hors de votre fauteuil ? »

Il prit un objet brillant et métallique qui pendait à son cou, le porta à sa bouche et fit entendre une série de notes aiguës, cadencées, pareilles à un chant d’oiseau. Après un court intervalle, une série de notes semblables, mais plus faibles, répondit d’une partie éloignée de la maison.

« Ariel vient. Remettez-vous, dit-il, madame Macallan, Ariel va me mettre en état de paraître aux yeux d’une dame. »

Il sautilla sur ses mains, dans l’obscurité, jusqu’à l’extrémité de la chambre.

« Attendez un peu, me dit Mme Macallan, et vous allez avoir une autre surprise. Vous allez voir la délicate Ariel. »

Nous entendîmes des pas lourds résonner sur le parquet de la chambre circulaire.

« Ariel ! » dit avec sa voix la plus douce, de l’endroit obscur où il était, Miserrimus Dexter.

À mon grand étonnement, la voix rude et masculine de la cousine au chapeau d’homme… voix qu’on eût prise pour la voix de Caliban, plutôt que pour celle d’Ariel… répondit :

« Me voici.

– Mon fauteuil, Ariel ! »

La personne si mal nommée souleva la tapisserie, de manière à laisser pénétrer plus de clarté dans la chambre, puis y entra en poussant le fauteuil roulant devant elle. Elle s’arrêta ensuite et enleva de terre Miserrimus Dexter, comme elle aurait fait d’un enfant. Mais, avant qu’elle pût le replacer sur son siège, il s’élança de ses bras, en poussant un petit cri de joie et sauta sur son fauteuil comme un oiseau saute sur son perchoir !

« La lampe, dit-il, et le miroir. Pardonnez-moi, ajouta-t-il, en s’adressant à nous, si je vous tourne un moment le dos. Vous ne devez pas me voir avant que mes cheveux soient arrangés. Ariel ! la brosse, le peigne, les parfums. »

Apportant la lampe d’une main, le miroir de l’autre, et, entre ses dents, la brosse avec le peigne fiché dans les crins, Ariel, second du nom, c’est-à-dire la cousine de Dexter, passa devant moi. Je pus alors, pour la première fois, voir sa large face, ses yeux sans expression et sans couleur, son gros nez, et son énorme menton. C’était une créature qui n’était qu’à moitié vivante, un être imparfaitement développé et informe. Elle était vêtue d’un paletot-pilote d’homme, et chaussée de lourdes bottines lacées ; avec cela, rien autre chose qu’un vieux jupon en flanelle rouge, et un peigne édenté, planté dans ses cheveux d’un blond filasse, et qui ne semblait occuper cette place que pour nous montrer que nous avions affaire à une femme. Telle était la personne peu hospitalière qui nous avait ouvert la porte de la maison, quand nous étions entrées, au milieu de l’obscurité.

Cette singulière femme de chambre, réunissant tous les objets nécessaires pour faire la toilette de son maître, encore plus singulier qu’elle, lui donna le miroir à tenir et se mit à l’œuvre.

Elle peigna, brossa, parfuma les boucles flottantes des cheveux et la longue barbe soyeuse de Miserrimus Dexter, avec le plus étrange mélange de pesanteur et d’adresse, que j’aie jamais vu. Exécuté dans un silence stupide, avec un regard lourd et des mouvements gauches, ce travail n’en fut pas moins parfaitement bien fait. Dexter, dans sa chaise, en suivait avec attention les progrès, au moyen de son miroir. Il était trop absorbé dans cette attention pour parler, jusqu’au moment où les derniers soins à donner à sa barbe obligèrent Ariel à se placer devant lui ; et, par conséquent, à tourner sa figure vers la partie de la chambre où nous nous trouvions, Mme Macallan et moi. Alors il nous adressa la parole, tout en prenant bien garde de tourner sa tête vers nous avant que sa toilette fût achevée.

« Maman Macallan, dit-il, quel est le nom de baptême de la seconde femme de votre fils ?

– Quel besoin avez-vous de le connaître ? lui demanda à son tour ma belle-mère.

– J’ai besoin de le connaître, parce que je ne puis lui adresser la parole en l’appelant madame Eustache Macallan.

– Pourquoi pas ?

– Cela me fait souvenir de l’autre madame Eustache Macallan… Et si le souvenir de ces horribles jours passés à Gleninch me revient, mon courage m’abandonnera… et je retomberai dans une de mes crises. »

En entendant ces mots, je me hâtai d’intervenir.

« Mon nom est Valéria, dis-je.

– Un nom romain, observa Miserrimus Dexter. Il me plaît. Mon âme a été jetée dans un moule romain. Mon corps eût été bâti aussi comme celui des Romains, si j’étais venu au monde avec des jambes. Je vous appellerai madame Valéria, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. »

Je me hâtai de lui dire que je n’en voyais aucun.

« Très-bien ! madame Valéria, dit Miserrimus Dexter, voyez-vous la créature qui est en face de moi ? »

Et il m’indiqua sa cousine avec aussi peu de façons qu’il aurait indiqué un chien à la manière dédaigneuse dont il l’avait montrée. Elle continua à peigner et à lisser sa barbe aussi tranquillement qu’elle l’avait fait jusque-là.

« C’est la façon d’une idiote, n’est-ce pas ? poursuivit Miserrimus Dexter. Regardez-la : elle n’est qu’un simple végétal. Un chou, dans un jardin, a juste autant de vie et d’expression que cette fille en montre pour l’instant dans sa physionomie. Croiriez-vous jamais qu’un grain d’intelligence, d’affection, d’orgueil, ou de fidélité puisse exister, à l’état latent, dans un être aussi incomplètement développé ? »

J’éprouvais réellement quelque confusion à lui répondre. J’avais bien tort : l’imperturbable Ariel était toute à la barbe de son maître. Une machine n’aurait pas fait moins d’attention à ce qui se passait ou se disait autour d’elle.

« Eh bien ! moi, reprit Dexter, j’ai réveillé cette affection, cet orgueil, cette fidélité, et le reste, qui étaient là à l’état latent. Je tiens la clef de cette intelligence endormie. Maintenant, regardez-la quand je lui parle… Je lui ai donné son nom, à la pauvre créature, dans un de mes accès d’ironie, et elle s’est fait à ce nom tout juste comme un chien se fait à son collier. Maintenant, madame Valéria, regardez et écoutez… Ariel ! »

La lourde figure de la jeune fille commença à s’animer. Sa main cessa de se mouvoir mécaniquement et tint le peigne suspendu en l’air.

« Ariel !… Tu as appris à peigner mes cheveux et à parfumer ma barbe, n’est-ce pas ? »

Sa physionomie s’anima de plus en plus.

« Oui !… oui !… oui !… répondit-elle allègrement ; et vous avez dit que j’ai appris à le faire comme vous voulez que ce soit fait !

– Je le dis encore. Te plairait-il qu’une autre personne fît cette besogne à ta place ? »

Son regard s’illumina et prit une expression charmante de vivacité. Sa grosse voix d’homme fit entendre des notes d’une douceur inouïe.

« Personne ne prendra ce soin pour vous ! dit-elle d’un accent à la fois fier et tendre. Personne autre que moi ne vous touchera, tant que je vivrai.

– Pas même cette dame ? » dit Miserrimus Dexter, en dirigeant son miroir vers la place où j’étais.

Les yeux d’Ariel lancèrent un éclair ; sa main me menaça du peigne qu’elle tenait, dans un accès de jalouse colère.

« Qu’elle l’essaye ! s’écria la pauvre créature, de son ton de voix la plus rude. Qu’elle vous touche, si elle l’ose ! »

Dexter éclata de rire à ce mouvement de jalousie enfantine.

« C’est bien, ma bonne Ariel ! dit-il. Je donne congé pour le moment à ton intelligence. Rentre dans ton rôle habituel. Finis ma barbe. »

Elle reprit passivement son travail. L’éclat de ses yeux, l’expression de sa physionomie s’évanouirent peu à peu et disparurent. Ses mains se remirent à l’œuvre avec la dextérité mécanique qui m’avait si péniblement impressionnée lorsqu’elle avait pris d’abord la brosse. Satisfait d’avoir ainsi joué avec succès, en ma présence, le rôle de Prospero, Miserrimus Dexter reprit en souriant :

« Je pense que ma petite épreuve a pu vous intéresser. Vous avez vu ! L’intelligence endormie de ma singulière cousine est comme le son endormi d’un instrument de musique ; je joue de cet instrument et il se réveille sous ma main. Ma cousine aime que je la traite comme un instrument de musique ; mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est de m’entendre lui raconter des histoires. Plus ces histoires l’intriguent et l’étonnent, plus elle les aime. C’est très-amusant ! Je vous en donnerai un de ces jours, le spectacle. »

Ayant dit cela, il jeta un dernier coup d’œil sur son miroir.

« Ah ! fit-il, en s’y contemplant avec complaisance, maintenant je suis présentable. Disparais, Ariel ! »

Ariel sortit de la chambre de son pas lourd et bruyant, avec l’obéissance muette d’un animal apprivoisé. Je lui dis bonsoir quand elle passa près de moi. Elle ne répondit pas à mon salut ; elle ne me regarda même pas. Ma parole ne parut pas même arriver à sa grossière enveloppe. Elle était redevenue la créature insensible et inanimée qui nous avait ouvert la porte, et elle allait rester dans cet état, jusqu’à ce qu’il plût à Miserrimus Dexter de lui parler de nouveau.

« Valéria, me dit ma belle-mère, notre hôte attend discrètement que vous lui fassiez connaître le but de votre visite. »

Pendant que mon attention s’était arrêtée sur sa cousine, Dexter avait roulé son fauteuil de mon côté et me faisait face, de façon que la lumière de la lampe tombait en plein sur lui. Quand j’ai parlé de son intervention dans le procès de mon mari, j’ai sans le vouloir anticipé sur ce que j’ai à dire ici de lui. Je voyais maintenant de près sa physionomie brillante d’intelligence, ses grands yeux bleu clair, ses longs cheveux châtains, ses mains effilées, fines, et blanches, son cou délicat et puissant. La difformité, qui faisait un si triste contraste avec les mâles beautés de sa tête et de son buste, était cachée aux yeux par une robe orientale aux couleurs multiples, étendue sur son fauteuil comme un couvre-pieds. Il portait un veston de velours noir, attaché librement sur sa poitrine par des boutons de malachite. Des manchettes en dentelle garnissaient ses poignets, comme au siècle dernier. Était-ce faute d’intelligence de ma part ? Je ne voyais rien en lui qui trahît la folie, rien qui, lorsqu’il me regarda, me fît détourner la tête. Le seul défaut qu’il me fût possible de distinguer dans sa figure était peut-être au-dessous des tempes, au coin extérieur des yeux. Là, quand il riait, et même un peu quand il souriait, la peau se contractait en petits plis, en petites rides bizarres, tout à fait en désaccord avec l’apparence presque jeune qu’avait le reste de sa physionomie. Sa bouche, autant que la barbe et les moustaches me permettaient d’en juger, était petite et délicatement modelée. Son nez d’une forme parfaite, droit comme un nez grec, était peut-être seulement un peu trop mince, en proportion de ses joues pleines et de son front haut et large. Pris dans son ensemble, et en le considérant avec les yeux, non sans doute d’un physionomiste, mais d’une femme, je ne puis m’empêcher de déclarer que ce visage était extraordinairement beau. Un peintre y aurait vu un modèle pour une tête de Saint Jean, et une jeune fille, qui n’aurait rien su de la difformité que cachait la robe orientale, se serait dit, au premier coup d’œil : Voilà le héros de mes rêves !

« Eh bien, madame Valéria, dit-il du ton le plus calme, est-ce que je vous fais peur maintenant ?

– Certainement non, monsieur Dexter. »

Ses yeux bleus… doux comme des yeux de femme, transparents comme des yeux d’enfant… se fixèrent sur moi avec une expression étrange, qui tout à la fois me toucha et m’embarrassa.

D’abord, il y eut dans son regard un doute pénible ; puis ce regard exprima une admiration si complète, si franche, si ouverte, qu’une femme un peu vaniteuse se serait imaginé qu’elle avait fait sa conquête à la première vue. Soudain une nouvelle émotion s’empara de lui : il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, il leva les mains avec un geste de regret, et murmura des phrases inachevées, comme se laissant aller à de secrètes et mélancoliques pensées, qui semblaient l’entraîner loin du présent et le plonger de plus en plus profondément dans quelque pénible souvenir du passé. Çà et là, je saisis quelques mots ; peu à peu, je me surpris essayant de pénétrer le mystère de ce qui se passait dans l’âme de cet homme étrange.

« Une figure beaucoup plus charmante ! murmurait-il. Mais non !… non ! pas une figure plus charmante. Quelle figure fut jamais plus belle que la sienne ?… Il y a quelque chose… mais non pas tout de sa grâce. Quel est donc le trait de ressemblance qui réveille son souvenir dans ma mémoire ?… L’inclinaison de la tête, peut-être ? Pauvre ange martyr !… Quelle vie !… Et quelle mort !… quelle mort !… »

Me comparait-il, en ce moment, à la victime du poison, à la première femme de mon mari ? Ses paroles entrecoupées semblaient justifier ma supposition. Si cela était, il aurait donc aimé la morte ? Oui, il n’y avait pas à se méprendre sur l’accent brisé de sa voix, quand il parlait d’elle : il l’avait admirée vivante ; il la pleurait morte. En supposant que je pusse réussir à obtenir la confiance de cet homme extraordinaire, qu’en résulterait-il ? Gagnerais-je ou perdrais-je à la ressemblance qu’il croyait avoir découverte en moi ? Ma vue lui apporterait-elle une consolation ou une peine ? J’attendais avec impatience qu’il me parlât plus longuement de la première femme de mon mari. Mais pas un mot sur elle ne sortit plus de sa bouche. Un nouveau changement se manifesta dans le cours de ses idées. Il leva la tête, comme réveillé en sursaut, et regarda autour de lui, comme un homme fatigué pourrait regarder, s’il était tout à coup troublé dans un profond sommeil.

« Qu’ai-je fait ? dit-il. Ai-je encore abandonné mon âme à la dérive de mes pensées ? »

Il frissonna et soupira :

« Oh ! cette maison de Gleninch ! n’en chasserai-je donc jamais le souvenir ? Oh ! cette maison de Gleninch !… »

À mon grand désappointement, Mme Macallan coupa court à cette révélation commencée de Dexter.

Dans le ton et dans la façon dont il avait nommé la maison de campagne de son fils, quelque chose l’avait sans doute offensée. Elle intervint, et dit avec amertume et fermeté :

« Doucement, mon ami, doucement ! Je crois que vous ne savez pas bien ce que vous dites en ce moment. »

Les grands yeux bleus de Dexter lancèrent sur elle comme un éclair de colère. D’un tour de main, il approcha son fauteuil de Mme Macallan ; puis il la saisit par le bras et la contraignit à se pencher assez pour qu’il pût lui parler à l’oreille. Il était violemment agité. Ses paroles furent dites assez haut pour que je pusse les entendre de ma place.

« Je ne sais pas ce que je dis ? répéta-t-il en fixant ardemment ses yeux, non sur ma belle-mère, mais sur moi. Vous avez la vue basse, ma bonne dame ! Où sont vos lunettes ?… Regardez-la !… Ne voyez-vous pas, non dans son visage, mais dans sa tournure, une ressemblance avec la première femme d’Eustache ?

– Pure imagination ! répondit Mme Macallan. Je ne vois rien de pareil. »

Il lui secoua le bras avec impatience.

« Pas si haut ! lui dit-il à l’oreille. Elle pourrait entendre.

– Je vous ai entendus tous les deux, repris-je. Vous n’avez pas à craindre, monsieur Dexter, de parler devant moi. Je sais que mon mari a eu une première femme, et je sais de quelle façon malheureuse elle est morte. J’ai lu le procès.

– Vous avez lu la mort et la vie d’une martyre ! » s’écria Dexter.

Il roula son fauteuil de mon côté ; il se pencha sur moi presque tendrement, les yeux pleins de larmes.

« Personne ne l’a appréciée à sa juste valeur, dit-il, personne, si ce n’est moi… personne, que moi ! »

Mme Macallan se dirigea avec impatience vers l’autre extrémité de la chambre.

« Quand vous serez prête, Valéria, je le suis, dit-elle. Nous ne devons pas faire attendre plus longtemps les domestiques et les chevaux sur cette place ouverte et glacée. »

J’avais un intérêt trop profond à ce que Miserrimus Dexter poursuivît le sujet auquel il avait touché, pour vouloir le quitter en ce moment. Je feignis de n’avoir pas entendu Mme Macallan. Je posai ma main, comme par mégarde, sur le fauteuil de Dexter afin de le retenir près de moi.

« Vous avez montré, dans votre déposition, lui dis-je, en quelle haute estime vous teniez cette dame. Je crois, monsieur Dexter, que vous aviez des idées à vous sur le mystère de sa mort. »

Il avait tenu ses yeux fixés sur ma main, appuyée sur le bras de son fauteuil, jusqu’au moment où je risquai cette question. En l’entendant, il leva soudainement les yeux et me regarda au visage, en fronçant les sourcils d’un air de défiance.

« Comment savez-vous que j’ai des idées à moi là-dessus ? me demanda-t-il d’un ton sévère.

– Je l’ai compris en lisant le procès, répondis-je. Le Procureur-Général vous a interrogé et s’est exprimé presque dans les termes dont je viens de me servir. Je n’ai nullement l’intention de vous offenser, monsieur Dexter. »

Sa figure se rasséréna aussi rapidement qu’elle s’était assombrie. Il sourit et posa sa main sur la mienne. J’éprouvai une sensation de froid à ce contact. Tous mes nerfs frissonnèrent. Je retirai vivement ma main.

« Je vous demande pardon, dit-il, si je vous ai mal comprise. J’ai, en effet, des idées à moi sur cette pauvre victime. »

Il fit une pause et me regarda en silence avec une profonde attention.

« Avez-vous aussi quelques idées à vous, demanda-t-il ; quelques idées sur sa vie ou sur sa mort ? »

J’étais au comble de l’anxiété ; il fallait par ma franchise l’encourager à parler. Je répondis à sa question :

« Oui.

– Sont-ce des idées que vous avez communiquées à quelqu’un ? continua-t-il.

– Je ne les ai, jusqu’à présent, communiquées à âme qui vive.

– C’est bien étrange ! dit-il, en cherchant encore à lire dans mes yeux. Quel intérêt pouvez-vous prendre, vous, à une femme morte que vous n’avez jamais connue ? Pourquoi m’adressez-vous cette question précisément à cette heure ? Avez-vous une raison pour venir me voir aujourd’hui ? »

J’avouai hardiment la vérité ; je répondis :

« J’ai une raison.

– Une raison qui se rapporte à la première femme d’Eustache Macallan ?

– Oui.

– Se rapporte-t-elle à quelque circonstance de sa vie ?

– Non.

– À sa mort ?

– Oui. »

Il joignit soudain les mains, avec un geste de sombre désespoir ; puis pressa sa tête, comme s’il était frappé par une subite douleur.

« Je ne puis entendre cela ce soir, dit-il ; je donnerais tout au monde pour l’entendre ; mais je n’en ai pas la force. Dans l’état où je suis maintenant, je ne serais pas maître de moi. Je n’ai pas le courage de remuer l’horreur et le mystère de ce passé ; je n’ai pas le courage d’ouvrir la tombe de cette martyre. M’avez-vous entendu, quand vous êtes entrée ici ? J’ai une immense imagination. Elle ne connaît pas de frein. Elle fait de moi un acteur. Je joue les rôles de tous les héros qui ne sont plus. J’entre dans leur caractère. Je me plonge dans leur individualité. Je suis pour un moment l’homme que je me figure être. C’est plus fort que moi. Si je voulais maîtriser mon imagination, quand ces accès me prennent, je deviendrais fou. Je m’y laisse aller librement. Cela dure des heures. Quand ils me quittent, mon énergie est à bout, ma sensibilité est devenue effroyablement irritable. Que des idées tristes ou terribles s’emparent de moi dans ces moments-là et je suis capable d’avoir une attaque de nerfs ou de pousser des cris involontaires. Vous m’avez entendu crier, en arrivant ici. Vous ne devez pas me voir dans mes attaques de nerf. Non, madame Valéria, non, je ne voudrais pas pour tout au monde vous donner ce spectacle effrayant. Voulez-vous revenir demain, dans la journée ? J’ai acheté une chaise et un poney. Ariel, ma délicate Ariel, sait conduire. Elle ira vous chercher chez Mme Macallan. Nous pourrons causer demain, à l’heure où je suis en état de le faire. Je meurs d’envie de vous entendre. Je serai courtois, intelligent, communicatif, dans la matinée. En voilà assez pour aujourd’hui. Ne parlons plus de ce sujet qui m’agite et m’intéresse trop. Je dois calmer mon cerveau, ou il fera éclater son enveloppe. La musique est le véritable palliatif pour les cerveaux irritables. Ma harpe !… ma harpe !… »

Il fit rouler précipitamment son fauteuil jusqu’à l’extrémité la plus éloignée de la chambre… se croisant avec Mme Macallan, comme elle revenait vers moi pour hâter notre départ.

« Allons, dit la vieille dame avec impatience. Vous l’avez vu : il s’est suffisamment montré à vous. Un plus long entretien pourrait être fatigant. Partons ! »

Le fauteuil revint vers nous plus lentement. Miserrimus Dexter ne le faisait plus rouler qu’avec une de ses mains. De l’autre, il tenait une harpe, d’un modèle que je n’avais vu jusque-là qu’en peinture. Les cordes en étaient peu nombreuses, et l’instrument était si petit qu’on pouvait le tenir aisément sur le genou. C’était l’antique harpe que les peintres mettent dans la main des Muses et des bardes Gallois de la légende.

« Bonsoir, Dexter, » dit Mme Macallan.

Il leva une de ses mains d’un air impératif.

« Attendez, dit-il. Permettez qu’elle m’entende chanter. Je ne veux pas qu’une autre qu’elle m’inspire, continua-t-il. Je compose moi-même ma poésie et ma musique ; je les improvise. Laissez-moi réfléchir un court moment ; j’improviserai pour vous. »

Il ferma les yeux et appuya la tête sur sa harpe. Ses doigts en effleurèrent légèrement les cordes, pendant qu’il méditait son sujet. Au bout de quelques minutes, il releva la tête, me regarda, et fit entendre les premières notes de sa cantilène, en forme de prélude.

Était-ce de la bonne ou de la mauvaise musique ? Je ne pourrais même dire si c’était vraiment de la musique.

C’était une suite de sons sauvages, barbares, monotones, qui ne ressemblaient en rien aux compositions modernes. Tantôt on eût dit une danse orientale, au rhythme lent et onduleux ; tantôt elle me rappelait la sévère harmonie des vieux chants grégoriens. Les vers qui suivirent ce prélude étaient aussi sauvages, aussi libres de toutes règles de la prosodie, que la musique l’était des lois de l’harmonie. Ils étaient évidemment inspirés par la circonstance. J’étais le thème de cet étrange chant. Alors, avec une des plus belles voix de ténor que j’aie jamais entendues, mon poëte chanta ainsi :

Pourquoi vient-elle ?

Elle ranime le passé ;

Elle fait revivre la morte ;

Elle a sa grâce,

Elle a sa marche ;

Pourquoi vient-elle ?

Est-ce le sort qui me l’amène ?

Allons-nous errer tous les deux

Dans le dédale du passé ?

Allons-nous pénétrer ensemble

Les mystères de ce qui fut ?

Est-ce le sort qui me l’amène ?

L’avenir le révélera.

Que la nuit passe,

Que le jour vienne,

Je pourrai lire dans son cœur,

Elle pourra voir dans le mien.

L’avenir éclaircira tout.

Sa voix s’affaiblit, ses doigts touchèrent de plus en plus légèrement les cordes à mesure qu’il approchait des derniers vers. Sa tête se pencha sur son fauteuil. Au dernier ses yeux se fermèrent doucement. Il s’endormit, enlaçant sa harpe entre ses bras, comme un enfant s’endort en étreignant un nouveau jouet.

Nous sortîmes de la chambre sur la pointe des pieds et nous laissâmes Miserrimus Dexter… le poëte, le compositeur, le fou… plongé dans un paisible sommeil.

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