XXVIII. DANS L’OBSCURITÉ.

Avec un homme tel que Miserrimus Dexter, et avec un projet tel que celui que j’avais en vue, des demi-confidences n’étaient pas de mise. Il me fallait ou courir le risque d’une révélation sans réserve, ou abandonner au dernier moment l’épreuve que j’avais résolu de tenter. Dans la situation critique où je me trouvais, je ne devais pas chercher un refuge dans un moyen terme, même quand je me serais sentie disposée à le faire. Au point où en étaient les choses je me résignai à courir tous les risques et je me plongeai, dès le début, les yeux fermés, au cœur de la difficulté.

« Autant, dis-je, que je puis le présumer, monsieur Dexter, vous ne savez que peu de chose, ou vous ne savez rien, de ma situation actuelle. Vous ignorez absolument, je crois, que mon mari et moi nous ne vivons plus ensemble.

– Est-il nécessaire de parler de votre mari ? demanda-t-il froidement sans lever les yeux et sans interrompre son travail.

– Cela est absolument nécessaire ; autrement, vous ne me comprendriez pas. »

Il baissa la tête et parut se résigner en soupirant. « Vous et Eustache ne vivez plus ensemble ? reprit-il. Cela veut-il dire qu’il vous a quittée ?

– Il m’a quittée, et est passé à l’étranger.

– Sans aucune nécessité qui l’y oblige ?

– Sans la moindre nécessité.

– N’a-t-il fixé aucune époque pour son retour ?

– S’il persévérait dans son intention actuelle, Eustache ne reviendrait jamais à moi. »

Pour la première fois il leva la tête de dessus sa broderie… en paraissant redoubler tout à coup d’attention.

« Le désaccord qui vous a séparés est-il si sérieux ? demanda-t-il. Êtes-vous libres vis-à-vis l’un de l’autre, charmante madame Valéria, par le commun consentement des deux parties ? »

Le ton avec lequel il m’adressa cette question ne fut pas du tout de mon goût. Le regard qu’il jeta sur moi me fit tout d’abord regretter d’être venue, seule, me confier à lui. L’idée me vint pour la première fois qu’il était capable de tirer avantage de ma trop grande confiance. Je gardai néanmoins mon sang-froid, et le rappelai, plus par mon attitude que par mes paroles, au respect qu’il me devait.

« Vous vous méprenez tout à fait, repris-je gravement ; il n’y a pas eu de brouille, il n’y a pas eu même de malentendu entre mon mari et moi. Notre séparation, monsieur Dexter, a causé, à Eustache comme à moi, une profonde douleur. »

Il m’écoutait d’un air d’ironique résignation.

« Je suis tout attention, dit-il en enfilant son aiguille. Continuez, je vous prie ; je ne vous interromprai plus. »

Me rendant à son invitation, je lui fis connaître, sans aucune réserve, tout ce qui s’est passé ; en ayant soin toutefois de présenter les raisons d’Eustache sous le jour le plus favorable. Miserrimus Dexter laissa tomber sa broderie de ses mains et se prit à sourire doucement de mon innocent récit. Ce sourire irrita singulièrement mon système nerveux.

« Je ne vois rien de risible dans tout cela ! » lui dis-je sèchement.

Ses beaux yeux bleus se fixèrent sur moi, avec un air de surprise ingénue.

« Rien de risible ! répéta-t-il, rien de risible dans les signes évidents de folie que vous venez de décrire ! »

L’expression de son regard changea subitement. Elle devint sombre et dure.

« Attendez ! s’écria-t-il, avant que j’eusse le temps de lui répondre, vous ne pouvez avoir qu’une raison pour parler et pour agir avec tant de passion : cette raison, c’est… c’est que vous êtes éprise de votre mari !

– Être éprise de lui n’est pas une expression assez forte, répliquai-je ; dites que je l’adore… et du plus profond de mon cœur. »

Miserrimus Dexter pressa de l’une de ses mains sa magnifique barbe et répéta mes paroles, en fixant sur moi son regard pénétrant.

« Vous l’adorez du plus profond de votre cœur !… Pardon !… pourriez-vous me dire pourquoi ?

– Parce que je ne puis m’en empêcher, » repris-je avec humeur.

Il sourit ironiquement et se remit à sa broderie.

« C’est curieux ! se dit-il tout haut à lui-même. La première femme d’Eustache l’aimait aussi. Il y a des hommes dont toutes les femmes sont folles. Il y en a d’autres dont aucune femme ne se soucie. Elles n’ont, dans l’un et l’autre cas, aucune raison à donner. L’un de ces hommes est aussi beau, aussi aimable, aussi honorable, d’un rang aussi élevé que l’autre. Et cependant, pour l’un, les femmes se jetteront dans le feu ; tandis que pour l’autre, elles ne tourneront pas même la tête. Pourquoi ? Elles ne le savent pas elles-mêmes, ainsi que madame Valéria vient de l’avouer. Y a-t-il à cela quelque raison physique ? Une puissante attraction magnétique émane-t-elle du numéro un, laquelle n’émane pas du numéro deux ? Il faudra que j’étudie les causes de ce phénomène, quand j’en aurai le temps et que je serai d’humeur à le faire. »

Ayant ainsi posé la question à sa satisfaction intime, il leva de nouveau les yeux sur moi.

« Je suis toujours, dit-il, dans les ténèbres, en ce qui vous concerne et en ce qui concerne vos motifs. Je suis toujours à cent lieues de comprendre l’intérêt que vous avez à pénétrer l’affreux mystère de la tragédie de Gleninch. Gracieuse madame Valéria, prenez-moi la main, je vous prie, et conduisez-moi à la lumière. Vous n’êtes pas fâchée contre moi, n’est-il pas vrai ? Rendez-moi ce service, et je vous donnerai cette broderie, quand je l’aurai terminée. Je ne suis qu’un malheureux, solitaire, difforme, et d’un tour d’esprit bizarre. Je n’entends pas malice aux choses. Soyez indulgente, pardonnez-moi, éclairez-moi. »

Il reprenait ses manières d’enfant, et je vis reparaître sur ses lèvres son innocent sourire, avec les étranges petits plis et les rides qui l’accompagnaient aux angles de ses yeux. Je commençai à craindre d’avoir été, sans motif raisonnable, trop dure envers lui. Je pris, comme pénitence, la résolution d’avoir plus d’égards pour les infirmités de son esprit et de son corps, pendant le reste de ma visite.

« Permettez, monsieur Dexter, dis-je, que je retourne pour un moment à Gleninch. Vous convenez avec moi qu’Eustache est absolument innocent du crime pour lequel il a comparu devant le jury. Votre déposition dans le procès m’en est garant. »

Il interrompit son travail, et me regarda avec une attention grave et triste, qui me fit voir son visage sous un jour encore nouveau.

« C’est notre opinion, repris-je, mais ce n’a pas été celle du jury. Rappelez-vous quel fut son verdict : PREUVES INSUFFISANTES ! Ce qui veut dire que le jury appelé à juger mon mari a refusé de déclarer, positivement et publiquement, qu’il le croyait innocent. Ai-je raison ? »

Au lieu de me répondre, il replaça soudain sa broderie dans la corbeille et rapprocha son fauteuil du mien.

« Qui vous a dit cela ? me demanda-t-il.

– Je l’ai lu moi-même dans le compte-rendu imprimé. »

Jusqu’à ce moment, sa physionomie avait témoigné d’une sérieuse attention… rien de plus. Pour la première fois, je crus la voir assombrie comme par un nuage, et elle exprima visiblement la méfiance.

« En général, dit-il, les femmes n’ont point l’habitude de se torturer l’esprit sur d’arides questions légales. Madame Eustache Macallan, deuxième du nom, vous devez avoir eu une bien puissante raison pour donner cette direction à vos lectures.

– J’avais une très puissante raison, en effet, monsieur Dexter. Mon mari s’est résigné au verdict écossais, sa mère s’y est résignée, ses amis, autant que je puis le savoir, s’y sont résignés également…

– Eh bien ?

– En bien ! mon mari, sa mère, ses amis se sont soumis au verdict écossais… moi, non ! »

J’avais à peine prononcé ces mots, que la folie de Dexter, à laquelle je n’avais pas cru jusque-là, sembla éclater. Il se dressa tout à coup sur son fauteuil, il s’élança vers moi, et, brusquement, il appuya ses mains sur chacune de mes épaules. En même temps ses yeux, à quelques pouces seulement de distance, plongeaient dans les miens un regard sauvage.

« Qu’est-ce donc que vous voulez dire ?… » s’écria-t-il d’une voix retentissante.

Un effroi mortel me saisit. Je fis pourtant de mon mieux pour ne pas le laisser voir. Du geste et du regard, je réprimai l’insolent et lui fis comprendre que j’étais choquée de la liberté qu’il prenait avec moi.

« Retirez vos mains, monsieur, et reprenez votre place ! » dis-je, d’une voix sévère.

Il m’obéit mécaniquement ; il s’excusa mécaniquement. Toute son âme était émue de mes paroles et s’efforçait de découvrir ce qu’elles signifiaient.

« Je vous demande pardon » dit-il, je vous demande humblement pardon. Ce sujet m’irrite et m’épouvante, il me fait perdre la raison. Si vous saviez quelle peine j’ai à rester maître de moi ! N’importe ! ne me prenez pas au sérieux ; n’ayez de moi aucune crainte. Ah ! que je suis honteux !… que je me sens petit et misérable de vous avoir offensée ! Punissez-moi. Prenez un bâton et frappez-moi. Attachez-moi sur mon fauteuil. Appelez Ariel, qui est forte comme un cheval, et dites-lui de me tenir. Je mérite et j’accepte tel châtiment qu’il vous plaira de m’infliger… Seulement, je vous en conjure, expliquez-moi ce que vous entendez par ces paroles : « Je refuse de me soumettre au verdict écossais. »

Il recula son fauteuil d’un air repentant.

« Suis-je assez loin ? fit-il du ton le plus humble. Aurez-vous encore peur de moi ? Je disparaîtrai complètement, si vous voulez, en m’enfonçant dans mon fauteuil. »

Il souleva son couvre-pieds, et il allait disparaître comme un pantin dans un théâtre de marionnettes, si je ne l’en avais empêché.

« Assez ! dis-je, c’est bien ! j’accepte vos excuses. Maintenant, écoutez-moi. Quand je dis que je refuse de me soumettre au verdict écossais, ma pensée ne va pas au delà de ma parole. Ce verdict a laissé une tache sur la réputation de mon mari. Eustache en ressent une profonde amertume, une amertume dont nul autre que moi n’a pu voir le fond. C’est parce que cette tache est sur lui qu’il s’est éloigné de moi. Il ne lui suffit pas que je sois persuadée de son innocence. Rien ne le ramènera à moi, rien ne le convaincra qu’à mes yeux il est toujours digne d’être le guide et le compagnon de ma vie, rien !… tant que la preuve visible et palpable de son innocence ne sera pas mise sous les yeux du jury et du public. Cette preuve, ses amis, ses avocats, et lui-même désespérèrent de la trouver jamais. Mais je suis sa femme, personne ne l’aime comme je l’aime, et il y a quelqu’un qui ne veut pas désespérer, il y a quelqu’un qui ne veut entendre à rien : c’est moi ! Avec l’aide de Dieu, monsieur Dexter, je voue ma vie à la revendication de l’innocence de mon mari. Vous êtes son ancien ami… je viens vous demander de m’aider dans ma tâche. »

Il semblait que c’était moi maintenant qui l’effrayais. Il passa avec inquiétude sa main sur son front, comme s’il eût voulu chasser de son cerveau quelque pensée importune.

« Est-ce un rêve ? se demanda-t-il à voix basse. Êtes-vous une vision de la nuit ?

– Je ne suis qu’une femme, repris-je ; une femme sans ami, qui a perdu tout ce qu’elle aimait, tout ce qu’elle honorait au monde, et qui s’efforce de le reconquérir ! »

Il allait faire un mouvement pour rapprocher de nouveau son fauteuil. Je levai la main. Il s’arrêta aussitôt. Il y eut un moment de silence. Nous nous observions mutuellement. Ses mains tremblaient, son visage était pâle, ses lèvres étaient frémissantes. Quel souvenir éteint et enseveli dans son âme avais-je fait revivre dans toute sa primitive horreur ?

Il prit le premier la parole.

« C’est donc là, dit-il, l’intérêt que vous avez à pénétrer le mystère de la mort de Mme Eustache Macallan ?

– Oui.

– Et vous croyez que je puis vous y aider ?

– Je le crois. »

Il leva lentement sa main droite, l’index dirigé sur moi.

« Vous soupçonnez quelqu’un ! » dit-il.

Il dit cela d’un ton bas et menaçant. Il semblait m’avertir de prendre garde. Mais tant pis ! je n’allais pas arrêter là ma confidence ! je n’allais pas perdre ainsi le résultat de tout ce que j’avais souffert et risqué dans cette périlleuse entrevue !

« Vous soupçonnez quelqu’un ! répéta-t-il.

– Peut-être ! dis-je.

– Et… la personne que vous soupçonnez est-elle à votre portée ?

– Pas encore.

– Savez-vous où elle se trouve ?

– Non. »

Il posa sa tête languissamment sur le dossier de son fauteuil, en poussant un long soupir. Était-ce un soupir de soulagement ou de contrariété ? Était-il seulement fatigué d’esprit et de corps ? Qui aurait pu sonder et dire ce qui se passait dans cette âme ?

« Voulez-vous bien avoir la bonté de m’accorder cinq minutes, cinq minutes de répit et de repos. Je vous ai dit déjà combien tout ce qui a rapport au drame de Gleninch m’émeut et m’exalte. Je serai en état de reprendre tout à l’heure notre entretien, si vous voulez me faire la grâce de me laisser quelques minutes livré à moi-même. Vous trouverez des livres dans la chambre d’à côté. Veuillez m’excuser. »

Je me retirai aussitôt dans la pièce d’entrée. Il me suivit dans son fauteuil, jusqu’à la porte qu’il ferma derrière moi.

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