XXIX. LA LUMIÈRE SE FAIT.

Un moment de solitude fut d’ailleurs un soulagement pour moi, aussi bien que pour Miserrimus Dexter.

Des doutes qui me firent tressaillir s’emparèrent de moi, tandis que j’allais et venais avec inquiétude, tantôt dans le vestibule et tantôt dans le corridor. Il était évident que j’avais, très-involontairement, réveillé dans l’âme de Miserrimus Dexter quelque poignant secret. Je torturai et fatiguai ma pauvre cervelle, en m’efforçant de deviner ce que ce secret pouvait être. Tous mes efforts, comme l’événement me le fit voir, furent vainement dépensés en suppositions, dont pas une n’approchait de la vérité. Je me plaçai sur un plus ferme terrain, quand j’arrivai à cette conclusion que Dexter n’avait assurément fait confidence de son secret à personne. Il n’aurait pas laissé voir les signes de trouble que j’avais remarqués en lui, s’il avait publiquement avoué, devant la Cour, ou communiqué à quelque ami intime, tout ce qu’il savait du terrible drame qui s’était passé dans la chambre à coucher de Gleninch. Quelle puissante influence l’avait contraint à se taire ? Avait-il gardé le silence par considération pour une autre personne, ou par crainte des conséquences qui pourraient en résulter pour lui-même ? Il m’était impossible de le dire. Pouvais-je espérer qu’il consentirait à me confier ce qu’il avait tu à la justice et à ses amis ? Quand il saurait ce que j’attendais réellement de lui, voudrait-il tirer de l’arsenal de ses connaissances, l’arme avec laquelle je pourrais obtenir la victoire dans le combat que je me préparais à livrer ? Ce n’était pas présumable, je ne pouvais le nier. Toutefois, l’entreprise valait la peine d’être tentée. Le hasard pouvait se déclarer en ma faveur, avec un être aussi bizarre que Miserrimus Dexter. Mon plan et mon projet étaient suffisamment étranges, suffisamment éloignés des voies ordinaires que suivent les pensées et les actions d’une femme, pour attirer ses sympathies.

« Qui sait ? pensais-je en moi-même, si, par hasard, je ne pourrai pas gagner sa confiance en lui disant simplement la vérité ? »

Au bout d’un instant, la porte se rouvrit, et la voix de mon hôte me rappela dans la grande pièce.

« Soyez la bienvenue, chère madame Valéria, dit Miserrimus Dexter. Je suis pleinement en possession de moi-même. Et vous, comment vous trouvez-vous ? »

Il me regardait et me parlait avec la cordialité d’un vieil ami. Pendant mon absence, si courte qu’elle eût été, un changement s’était encore produit dans cet esprit multiforme. Ses yeux brillaient de bonne humeur ; le sang affluait à ses joues, sous l’influence d’une nouvelle surexcitation. Son costume même avait subi une modification depuis que je l’avais quitté. Il portait maintenant une sorte de bonnet en papier blanc ; ses manchettes étaient retroussées ; un tablier, d’une propreté irréprochable, était étendu sur son couvre pieds vert de mer. Il tourna son fauteuil vers moi, en s’inclinant et souriant, et m’invita à m’asseoir avec la grâce d’un maître à danser.

« Je vais remplir l’office de cuisinier, dit-il avec la plus cordiale simplicité. Nous avons besoin tous deux de nous rafraîchir, avant de reprendre notre sérieux entretien. Vous voyez que j’ai pris mon habit de cuisinier… pardonnez-le moi. Il y a des formes à observer en toutes choses. Je suis un grand partisan des formes. J’ai pris un peu de vin, veuillez m’en excuser en prenant un peu de vin vous-même. »

Il remplit un verre en vieux cristal de Venise, d’une liqueur rouge pourprée qui plaisait à la vue.

« C’est du bourgogne, dit-il, le roi des vins ! et celui-ci est le roi des vins de Bourgogne… c’est du Clos-Vougeot. Je bois à votre santé et à votre bonheur ! »

Il remplit un second verre pour lui-même, et le vida en entier, pour me faire honneur. Je compris alors la cause de l’éclat qui brillait dans ses yeux et des vives couleurs répandues sur ses joues. Il était de mon intérêt de ne pas l’offenser. Je bus de son vin… et je convins avec lui qu’il était délicieux.

« Que mangerons-nous ? demanda-t-il. Il faut que ce soit quelque chose de digne du Clos-Vougeot. Ariel, la pauvre fille, sait un peu de cuisine ; mais je ne vous ferai pas l’injure de vous en offrir un échantillon. Permettez-moi de vous choisir quelque chose qui mérite de vous être offert. Allons à la cuisine. »

Il fit tourner son fauteuil, et m’invita à l’accompagner par un signe courtois de la main.

Je le suivis jusqu’à des rideaux fermés qui se trouvaient à l’un des bouts de la chambre, et que je n’avais pas encore remarqués. Tirant ces rideaux, il exhiba à ma vue une sorte d’alcôve ou cabinet dans lequel se trouvait un petit fourneau de cuisine à gaz d’une propreté parfaite. Des tiroirs, des buffets, des assiettes, des plats, des casseroles, étaient rangés le long des murs. C’était une batterie de cuisine en miniature, toute reluisante de propreté.

« Salut à la cuisine ! » dit Miserrimus Dexter.

Il tira d’un enfoncement, dans le mur, une plaque de marbre qui servait de table, et se mit à réfléchir profondément, en portant la main à son front.

« J’ai trouvé !… » s’écria-t-il.

Et ouvrant un des buffets, il y prit une bouteille noire d’une forme qui m’était entièrement nouvelle. Sondant cette bouteille avec une longue et grosse aiguille, il en tira plusieurs petites pommes noires, de formes très-irrégulières, qui auraient été assurément bien connues d’une femme accoutumée au luxe de la table des riches, mais qui ne l’étaient nullement d’une provinciale comme moi, ayant toujours vécu à la campagne, d’une vie simple, dans la maison d’un ministre jouissant d’un faible revenu. Quand je vis mon hôte déposer soigneusement ces substances, qui n’avaient rien de séduisant, sur une serviette blanche, puis se plonger encore une fois dans ses réflexions, en les considérant, je ne pus imposer plus longtemps silence à ma curiosité, et je m’aventurai à demander ce que c’était que cela, et si c’était des choses bonnes à manger.

Miserrimus Dexter fit un bond sur son fauteuil, à cette question inattendue, et me regarda, en étendant les bras, en signe d’étonnement.

« Où sont nos progrès si vantés ? s’écria-t-il. Qu’est-ce que l’éducation, sinon un vain mot ? Voici une personne bien née, bien élevée qui ne connaît pas les truffes ! »

– J’en avais entendu parler, dis-je humblement ; mais je n’en avais jamais vu jusqu’à présent. Nos humbles tables dans le Nord, monsieur Dexter, ne connaissent pas ce luxe exotique. »

Miserrimus Dexter piqua délicatement une de ses truffes, du bout de son aiguille, et me la présenta, de façon à m’en donner une idée favorable.

« Faites votre profit, dit-il, de l’une des premières sensations, si peu nombreuses dans cette vie, qui ne cachent aucun désappointement sous leur apparence extérieure. Regardez bien cette truffe, madame Valéria, vous allez la manger tout à l’heure, cuite à l’étuvée, dans du vin de Bourgogne. »

Il alluma le gaz du fourneau, avec l’air d’un homme qui allait me donner une preuve inappréciable de son zèle.

« Pardonnez-moi, dit-il, si je garde le plus absolu silence, à partir du moment où je prends ceci dans ma main. »

En parlant ainsi, il retira de sa batterie de cuisine une petite casserole qui brillait sur toutes ses faces.

« Pour être convenablement pratiqué, l’art du cuisinier exige qu’il ne divise pas son attention, continuait-il gravement. C’est pourquoi aucune femme n’a jamais atteint, aucune n’atteindra jamais le point culminant de cet art. Règle générale : les femmes sont incapables de concentrer d’une manière absolue toute leur attention sur une seule occupation, quelle qu’elle soit, pendant un temps déterminé. Leur esprit se portera immanquablement sur quelque autre objet ; par exemple sur leur amoureux, ou sur leur nouveau chapeau. Le seul obstacle, madame Valéria, qui vous empêche de vous élever au niveau des hommes dans les diverses carrières industrielles, n’est pas, comme les femmes le supposent à tort, dans le vice des institutions du siècle où elles vivent. Non ! cet obstacle est en elles-mêmes. Aucune institution qu’on puisse imaginer dans l’intérêt de leur progrès, ne sera jamais assez forte pour lutter avec succès, contre l’amoureux ou le nouveau chapeau. Il y a peu de temps, par exemple, j’obtins de faire entrer des femmes dans les bureaux de l’administration des postes. L’autre jour je pris la peine, peine très-sérieuse pour moi, de descendre mon étage et de rouler mon fauteuil jusqu’au bureau de l’administration, pour voir comment les femmes qui y étaient employées exécutaient leur travail. Je pris avec moi une lettre qui devait être enregistrée. Elle portait une adresse extraordinairement longue. La femme chargée de l’enregistrer, commença à copier l’adresse, sur le reçu, d’une manière vraiment réjouissante et amusante. Elle était arrivée à la moitié de ce travail, quand une petite sœur de l’une des femmes employées dans le bureau y entra et passa précipitamment sous le comptoir de l’enregistreuse, pour aller trouver sa sœur et lui parler. L’esprit de l’enregistreuse prit aussitôt sa volée. Son crayon s’arrêta ; ses yeux suivirent l’enfant avec une charmante expression d’intérêt : – Eh bien ! lui dit-elle. Lucie, comment te portes-tu ? Puis se rappelant son travail, elle s’y remit. Quand je pris mon reçu sur le comptoir, une ligne de l’adresse de ma lettre avait été oubliée dans la copie, grâce à Lucie. Un homme à la place de cette femme n’aurait pas pris garde à Lucie ; il serait resté trop attentif à son travail. Il y a, entre les deux sexes, sous le point de vue intellectuel, une différence profonde et que toutes les lois imaginables ne pourront jamais faire disparaître, tant que durera le monde. Mais les femmes sont infiniment supérieures aux hommes, sous le rapport des qualités morales qui sont le véritable ornement de l’humanité. Contentez-vous, chères sœurs, de votre lot, et ouvrez les yeux sur votre erreur. »

Sur ce, il tourna son fauteuil vers le fourneau. Il eût été inutile de le contredire, même quand je me serais sentie disposée à le faire. Il s’absorba entièrement dans la préparation de son étuvée.

Je jetai les yeux autour de moi.

Le même goût pour les sujets horribles, que les peintures du rez-de-chaussée m’avaient fait voir dans l’esprit de Miserrimus Dexter, se montrait encore ici. Les photographies suspendues au mur représentaient les différentes formes de folie qu’on peut rencontrer dans la vie humaine. Les moules en plâtre, rangés sur la tablette du mur opposé, étaient des moules pris, après leur mort, sur des têtes de meurtriers célèbres. Un effrayant squelette de femme se dressait dans une armoire dont la porte était vitrée, et on lisait, placée sur le crâne, cette inscription cynique : Contemplez la charpente sur laquelle repose l’édifice de la beauté ! Dans une armoire correspondante, et dont la porte était ouverte, pendait toute déployée une chemise, qui me sembla tout d’abord faite de peau de chamois. Mais, en la touchant, je reconnus qu’elle était plus souple qu’aucune peau de chamois que j’eusse jamais maniée ; je trouvai dans l’un de ses plis, attachée avec une épingle, cette abominable étiquette : Peau tannée d’un marquis français. Qui dira que les nobles ne sont bons à rien ? On peut en faire de la peau de première qualité ! »

Après ce spécimen du goût de mon hôte, en fait de curiosités, je renonçai à poursuivre plus loin mon investigation. Je revins prendre place dans mon fauteuil, et j’attendis les truffes.

En ce moment, la voix du poëte-peintre-compositeur-cuisinier me rappela vers la cuisine. Le gaz était éteint. La casserole et son contenu avaient disparu. Sur la table de marbre je voyais deux assiettes, deux serviettes, deux petits pains, et un plat, avec une autre serviette, sur laquelle se trouvaient trois ou quatre boules noires. Miserrimus Dexter, avec le sourire le plus aimable, mit une de ces boules sur mon assiette, et une autre sur la sienne.

« Faites bien attention ! dit-il ; ceci fera époque dans votre vie ; vous garderez le souvenir du jour où vous aurez mangé votre première truffe. Ne la touchez pas avec votre couteau ; ne vous servez que de votre fourchette. Et pardonnez-moi… mais ma recommandation est essentielle… mangez avec lenteur ! »

Je suivis ces instructions, et j’affectai un enthousiasme que je ne ressentais, je dois l’avouer, qu’à demi. Je trouvai, à part moi, ce végétal de bien haut goût, et en même temps tout à fait au-dessous des éloges qu’on en fait. Miserrimus Dexter savourait sa truffe avec une savante lenteur, il sirotait délicieusement son merveilleux bourgogne, il chantait ses propres louanges comme cuisinier. Si bien que je finis par ne plus y tenir, impatiente de revenir à l’objet de ma visite. En dehors de mon unique but, tout m’était bien égal, et je voulus faire sentir à mon hôte que nous perdions un temps précieux. À brûle-pourpoint, je lui posai donc la question la plus dangereuse.

« Monsieur Dexter, dis-je, n’avez-vous pas entendu parler, dans ces derniers temps, de Mme Beauly ? »

Le sentiment de douce satisfaction répandu sur son visage s’évanouit à cette brusque question, et ne laissa pas plus de trace que n’en laisse une lumière qui s’éteint. Je retrouvai dans son attitude et dans sa voix la méfiance que j’y avais déjà signalée.

« Est-ce que vous connaissez Mme Beauly ? demanda-t-il.

– Je ne la connais, répondis-je, que par ce que j’ai lu sur elle dans le compte-rendu du procès. »

Il ne se tint pas pour satisfait de cette réponse.

« Vous devez avoir un intérêt quelconque à me poser cette question, dit-il, ou vous ne me l’auriez pas adressée. Est-ce comme amie ou comme ennemie, que vous vous intéressez à Mme Beauly ? »

Si hardie que je pusse être, je n’avais pas encore assez de témérité pour répondre avec une franchise entière à cette franche question. Je voyais assez dans la physionomie de Miserrimus Dexter, que je devais me tenir sur mes gardes vis-à-vis de lui, avant qu’il ne fût trop tard.

« Je ne puis vous dire qu’une chose, répliquai-je, c’est qu’il faut que je revienne à un sujet auquel il vous est très-pénible de toucher, je veux dire au procès.

– Soit ! fit-il avec un de ses mouvements de mauvaise humeur. Je suis ici à votre merci ; je suis un martyr sur le bûcher. Attisez le feu ! attisez le feu !

– Je ne suis qu’une femme ignorante, repris-je, et j’avoue que je vois mal les choses. Mais, il y a, dans le procès de mon mari, un passage qu’il m’est impossible d’admettre. La défense que son avocat a fait entendre pour lui me semble avoir été une complète méprise.

– Une complète méprise ! répéta-t-il. C’est là, madame Valéria, un langage étrange, pour ne rien dire de plus. »

Il voulait prendre un ton badin, il leva son verre. Mais je pus voir que j’avais produit une vive impression sur lui ; sa main trembla, quand il approcha le verre de ses lèvres.

« Je ne doute pas, continuai-je, que la première femme d’Eustache lui ait réellement demandé d’acheter l’arsenic. Je ne doute pas qu’elle s’en soit servie pour corriger son teint. Mais ce que je ne puis pas croire, c’est qu’elle soit morte pour en avoir pris, par erreur, une dose exagérée. »

Il reposa le verre sur la table qui était près de lui, avec une telle précipitation qu’il répandit la plus grande partie du vin contenu dans ce verre. Ses yeux rencontrèrent les miens, mais il les baissa presque aussitôt.

« Comment croyez-vous alors qu’elle soit morte ? demanda-t-il, d’un ton si bas que je pus à grand’peine l’entendre.

– Elle a été empoisonnée. » répondis-je.

Il fit un mouvement sur son fauteuil, comme s’il était sur le point de sauter à terre ; mais il y retomba, saisi d’une subite faiblesse.

– Non par mon mari ! me hâtai-je d’ajouter. Vous savez que j’ai la conviction absolue de son innocence. »

Je le vis frissonner. Je vis ses mains se cramponner convulsivement aux bras de son fauteuil.

« Qui donc l’aurait empoisonnée ? » demanda-t-il, en appuyant encore sa tête sur le dossier du fauteuil.

À ce moment critique, le courage me manqua. J’avais peur de lui dire sur qui se portaient mes soupçons.

« Ne me devinez-vous pas ? » dis-je.

Il y eut une pause. Je supposai qu’il se laissait aller au cours de ses idées. Ce ne fut pas pour longtemps. Tout à coup il tressaillit. L’espèce de prostration qui s’était emparée de lui s’évanouit subitement. Ses yeux recouvrèrent leur étrange éclat ; ses mains cessèrent de trembler, le coloris de ses joues devint plus brillant. Avait-il réfléchi sur le genre d’intérêt qui me portait à l’interroger au sujet de Mme Beauly ? Avait-il deviné ma pensée ? Oui ! il l’avait devinée.

« Dites-moi la vérité, sur l’honneur ! s’écria-t-il. Ne cherchez pas à me tromper. Est-ce une femme ?

– C’est une femme.

– Quelle est la première lettre de son nom ? Est-ce une des trois premières lettres de l’alphabet ?

– Oui.

– Un B… ?

– Oui.

– Beauly ?

– Beauly. »

Il leva les mains au-dessus de sa tête et poussa un éclat de rire frénétique.

« J’ai assez vécu ! s’écria-t-il d’un ton étrange. Enfin ! j’ai découvert une autre personne dans le monde qui voit le fait aussi clairement que je le vois moi-même. Cruelle madame Valéria ! pourquoi m’avez-vous mis à la torture ? Pourquoi n’avez-vous pas avoué cela plus tôt.

– Quoi ! m’écriai-je à mon tour, en me laissant gagner par la contagion de sa crise nerveuse ; vos idées sont-elles pareilles à mes idées ? Est-il possible que, vous aussi, vous soupçonniez Mme Beauly ? »

Il fit cette remarquable réponse.

« Soupçonner ! répéta-t-il avec dédain. Il n’y a pas pour moi, sur ce point-là, l’ombre d’un doute : Mme Beauly a empoisonné la première femme d’Eustache !

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