XXXIX. PRÈS DE RETOURNER CHEZ DEXTER

« Je le déclare à la face du ciel, Valéria, je crois que la folie de ce monstre est contagieuse… et que vous l’avez gagnée ! »

Telle fut l’opinion exprimée sur moi par Benjamin à mon arrivée à la villa, lorsque je lui eus fait part de mon intention de retourner, accompagnée par lui, chez Miserrimus Dexter.

Absolument résolue à en venir à mes fins, je pouvais mettre à l’épreuve l’influence de mes plus doux moyens de persuasion. Je suppliai mon bon vieil ami d’avoir pour moi un peu d’indulgence.

« Rappelez-vous ce que je vous ai déjà dit, ajoutai-je ; il est d’une très-sérieuse importance pour moi de revoir Dexter. »

Je ne réussis qu’à jeter de l’huile sur le feu.

« Le revoir ! s’écria-t-il avec indignation. Revoir celui qui vous a grossièrement offensée sous mon toit, dans cette chambre même ? Suis-je vraiment éveillé ?… Je dois dormir et rêver ! »

C’était mal à moi, je le sais, mais la vertueuse indignation de Benjamin était vertueuse à un tel excès qu’elle éveilla en moi mon esprit de malice. Je ne pus résister à la tentation de heurter le sentiment des convenances de Benjamin, en envisageant à mon tour la chose à un point de vue audacieusement libéral.

« Doucement, mon bon ami, doucement ! dis-je ; ne devons-nous pas avoir quelque indulgence pour un homme qui souffre des infirmités et qui vit de la vie de Dexter. Je commence à me demander si moi-même je n’ai pas pris les choses avec une certaine exagération de pruderie. Une femme qui se respecte, et dont le cœur tout entier est avec son mari n’est pas si gravement offensée parce qu’une misérable créature infirme couvre sa main de baisers un peu trop vifs. D’ailleurs, je lui ai pardonné, vous devez lui pardonner aussi. Il n’y a pas à craindre qu’il s’oublie de nouveau, quand vous serez là avec moi. Sa maison est une véritable curiosité, et je suis sûre qu’elle vous intéressera. Les peintures seules valent le voyage. Je lui écrirai aujourd’hui, et nous irons le voir ensemble demain. Nous nous devons à nous-mêmes, si nous ne le devons pas à M. Dexter, de lui rendre sa visite. Regardez autour de nous, Benjamin, vous verrez que la bienveillance envers tous est la grande vertu du temps où nous vivons. Le pauvre M. Dexter doit avoir le bénéfice des principes en faveur. Allons ! allons ! marchez avec votre siècle ! ouvrez votre esprit aux idées nouvelles. »

Sans même répondre à ma courtoise invitation, le vieux Benjamin se précipita sur le temps où nous vivons, comme un taureau sur un morceau d’étoffe rouge.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il, les idées nouvelles ! Fort bien ! Par tous les moyens, Valéria, allons aux nouvelles idées ! L’ancienne morale est dans le faux, les anciennes voies sont impraticables. Marchons avec le temps où nous vivons ! Rien ne manque au temps où nous vivons. La femme en Angleterre et le mari en Espagne, mariés ou non mariés, vivant ou ne vivant pas ensemble, c’est tout un, selon les nouvelles idées. J’irai chez Dexter avec vous, Valéria, je serai digne de la génération au milieu de laquelle je vis. Quand nous en aurons uni avec Dexter, ne faisons pas les choses à demi, allons nous gorger de la science nouvelle à quelque conférence. Allons écouter le nouveau professeur, l’homme qui était derrière le rideau lors de la Création, et qui sait depuis A jusqu’à Z comment le monde a été fait, et combien il a fallu de temps pour le faire. Il y a aussi son autre confrère ; n’allons pas oublier le moderne Salomon qui laisse bien loin derrière lui l’ancien et ses proverbes ; le philosophe tout battant neuf qui considère les consolations de la religion comme d’inoffensifs joujoux et qui est assez bon pour dire qu’il aurait peut-être été plus heureux s’il avait été assez enfant pour jouer lui-même avec eux. Oh ! les nouvelles idées ! qu’elles sont consolantes, comme elles élèvent l’âme ! quelles belles découvertes ont été faites par les nouvelles idées ! Nous étions tous des singes avant d’être des hommes, et des molécules avant d’être des singes !… Tout est bien, tout n’est rien. J’irai avec vous, Valéria, je suis prêt. Le plus tôt sera le mieux. Allons chez Dexter ! allons chez Dexter !

– Je suis on ne peut plus charmée, dis-je, que vous consentiez à m’accompagner, mais ne faisons pas les choses avec précipitation. Demain, à trois heures de l’après-midi, il sera temps de nous rendre chez Dexter. Je vais lui écrire à l’instant et le prier de nous attendre. Où allez-vous ?

– Je vais débarbouiller mon esprit du cant, dit gravement Benjamin, je vais à la bibliothèque.

– Qu’allez-vous lire ?

– Je vais lire le Chat botté, le Petit Poucet, ou quelque autre ouvrage où je serai certain de ne rien trouver des idées avancées du siècle dans lequel nous vivons. »

Sur ce dernier trait lancé aux idées nouvelles, mon vieil ami me quitta pour quelques instants.

Après avoir envoyé mon billet, je me trouvai ramenée, avec une certaine inquiétude, à songer à l’état de santé de Miserrimus Dexter. Comment avait-il passé le temps qui s’était écoulé depuis mon départ pour l’Espagne ? N’y avait-il personne autour de moi qui pût m’en donner des nouvelles ? M’en enquérir auprès de Benjamin, c’était provoquer une nouvelle discussion… Pendant que je réfléchissais ainsi, la vieille gouvernante entra pour quelque soin de ménage dans la pièce où je me trouvais. Je me hasardai à lui demander si, depuis que j’étais partie, elle n’avait rien appris sur l’extraordinaire personnage qui l’avait si sérieusement effrayée dans une précédente occasion.

La gouvernante secoua la tête. Elle me parût juger d’assez mauvais goût toute allusion à un pareil sujet.

« Une semaine environ après votre départ, madame, dit-elle avec une extrême sévérité de manières et un soin excessif dans le choix de ses mots, la personne que voue mentionnez a eu l’impudeur d’envoyer une lettre pour vous. Le messager a été informé, par les ordres de mon maître, que vous étiez en voyage, et a été renvoyé, lui et sa lettre. Peu de temps après, madame, comme je prenais le thé avec la gouvernante de Mme Macallan, il m’est arrivé d’entendre de nouveau parler de ce personnage. Il s’était rendu, dans sa voiture, chez Mme Macallan, pour s’informer de vous. Comment parvient-il à s’asseoir, sans jambes pour le tenir en équilibre ? voilà ce qui dépasse mon intelligence… Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Qu’il ait des jambes ou non, la gouvernante de Mme Macallan l’a vu, et elle dit, comme je l’ai dit moi-même, qu’elle ne l’oubliera jamais jusqu’à son dernier soupir. Elle l’a informé, quand elle est revenue à elle, de la blessure de M. Eustache et de votre départ, en compagnie de Mme Macallan, pour aller le soigner. L’être alors s’en est allé, – m’a dit la gouvernante, – avec des larmes plein les yeux et des jurons plein la bouche ; c’était affreusement choquant. Voilà tout ce que je sais sur cette personne, madame, et j’espère que vous m’excuserez si je m’aventure à dire qu’un tel sujet, pour de bonnes raisons, m’est extrêmement désagréable. »

Elle me fit une cérémonieuse révérence et sortit.

Restée seule, je me sentis plus perplexe et plus incertaine que jamais, en songeant à l’épreuve que j’allais tenter le lendemain. Toute part faite à l’exagération, ce qu’on me rapportait de la sortie de Miserrimus, quittant la maison de Mme Macallan, me faisait conjecturer qu’il n’avait pas supporté très-patiemment mon absence, et qu’il était toujours loin de donner à ses nerfs le repos dont ils avaient tant besoin.

Le lendemain matin m’apporta la réponse de M. Playmore à la lettre que je lui avais adressée de Paris.

Il écrivait très-brièvement, n’approuvant ni ne blâmant ma décision, mais revenant avec instance sur sa recommandation de me faire accompagner par un témoin compétent, lors de mon entrevue avec Dexter. La partie la plus intéressante de sa lettre se trouvait à la fin.

« Vous devez vous préparer, » écrivait M. Playmore, à trouver M. Dexter bien changé. Un de mes amis est allé le voir pour affaire, et il a été frappé de l’altération qu’il a observée en lui. Votre présence produira sûrement son effet dans un sens ou dans un autre. Je n’ai pas d’instructions à vous donner sur la façon de vous y prendre avec lui ; vous devez vous laisser guider par les circonstances. Votre tact personnel vous dira s’il est sage ou non de l’encourager à parler de la défunte femme de M. Eustache. Les chances pour qu’il se trahisse se bornent toutes, je pense, à ce sujet de conversation. Tenez-vous-y donc, si c’est possible. »

La lettre avait un post-scriptum ainsi conçu :

« Demandez à M. Benjamin s’il était assez près de la porte de la bibliothèque pour entendre M. Dexter quand il vous a parlé de son entrée dans la chambre à coucher, la nuit de la mort de Mme Eustache Macallan. »

J’adressai la question à Benjamin quand nous nous trouvâmes réunis pour le lunch, avant notre départ pour le faubourg éloigné qu’habitait Miserrimus Dexter. Mon vieil ami paraissait toujours aussi hostile à la démarche projetée. Il fut plus grave et plus avare de ses paroles qu’il n’en avait l’habitude.

« Je n’ai pas coutume d’écouter aux portes, répondit-il ; mais il y a des gens qui ont des voix qu’on est obligé d’entendre. M. Dexter est de ces gens.

– Dois-je conclure de là que vous l’avez entendu ? demandai-je.

– La porte et la muraille n’ont pu étouffer sa voix, répondit Benjamin. J’ai entendu ce qu’il disait… et j’ai pensé que c’était infâme. Voilà.

– J’ai besoin aujourd’hui que vous fassiez plus que de l’entendre, osai-je lui dire. Il se peut que j’aie besoin que vous preniez note de notre conversation, pendant que M. Dexter me parlera. Vous aviez l’habitude d’écrire les lettres de mon père sous sa dictée. Avez-vous un de vos petits agendas à sacrifier ? »

Benjamin leva les yeux de son assiette avec une expression de sévère surprise.

« Écrire sous la dictée d’un grand négociant, qui mène une importante correspondance, est une chose, Valéria, et c’en est une autre que de coucher sur le papier les sottises d’un monstrueux et méchant fou qu’on devrait garder en cage. Votre excellent père, Valéria, ne m’aurait jamais demandé cela.

– Pardonnez-moi, Benjamin, mais je suis réellement dans la nécessité de vous le demander. Vous pouvez m’être d’une excessive utilité. Allons, cédez encore cette fois, mon bon et cher ami, par affection pour moi. »

Benjamin reporta ses regards sur son assiette avec une touchante résignation, qui me fit comprendre que j’avais obtenu gain de cause.

« J’ai été toute ma vie attaché aux cordons de son tablier, l’entendis-je grommeler pour lui-même ; et il est trop tard aujourd’hui pour rompre ma chaîne. »

Il releva de nouveau la tête et me regarda.

« Je croyais m’être définitivement retiré des affaires ; mais il paraît qu’il faut que je redevienne commis ; c’est bien. Quel est le nouveau genre de travail qu’on attend de moi, cette fois ? »

On vint annoncer que le fiacre attendait devant la porte de la villa, au moment où il m’adressait cette question. Je me levai, je pris son bras, et je déposai un baiser reconnaissant sur sa vieille joue rosée.

« Rien que deux choses, lui dis-je : Vous asseoir derrière M. Dexter, de manière à ce qu’il ne puisse vous voir, mais en ayant soin, en même temps, de vous placer de façon à ce que vous puissiez me voir, moi.

– Moins je verrai M. Dexter, plus j’en serai satisfait, marmotta Benjamin. Qu’aurai-je à faire, après avoir pris place derrière M. Dexter ?

– Vous attendrez que je vous fasse un signe, et, quand vous m’aurez vu vous faire ce signe, vous commencerez à prendre par écrit sur votre agenda ce que dira M. Dexter… puis vous continuerez jusqu’à ce que je vous fasse un autre signe qui vous indiquera que vous devez cesser d’écrire.

– Bien, dit Benjamin ; quel est le signe pour commencer, et quel est le signe pour cesser ? »

Je n’étais pas préparée à répondre à sa question. Je lui demandai de m’aider en m’ouvrant une idée. Non ! Benjamin ne voulait prendre à ceci aucune part active. Il était résigné au rôle d’instrument passif ; c’était toute la concession qu’il pouvait me faire.

Abandonnée à mes seules ressources, je ne trouvais pas facile d’imaginer un système télégraphique qui pût suffisamment avertir Benjamin sans éveiller les soupçons de Dexter. Je me regardais dans la glace pour voir si je ne découvrirais pas dans ma toilette quelque chose qui me suggérerait une idée ; mes boucles d’oreilles me la fournirent.

« J’aurai soin, dis-je, de m’asseoir dans un fauteuil. Quand vous me verrez appuyer mon coude sur le bras du fauteuil et porter ma main à ma boucle d’oreille, comme pour jouer avec… mettez par écrit ce qu’il dira et continuez jusqu’à ce que… voyons… jusqu’à ce que vous m’entendiez déplacer mon fauteuil. À ce bruit, arrêtez-vous. Est-ce compris ?

– C’est compris. »

Nous partîmes pour la maison de Dexter.

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