XL. NÉMÉSIS APPARAÎT ENFIN !

Ce fut, cette fois, le jardinier qui nous ouvrit la porte. Il avait évidemment reçu ses instructions en prévision de notre arrivée.

« Madame Valéria ? demanda-t-il.

– Oui.

– Et un ami ?

– Et un ami.

– Montez, je vous prie ; vous connaissez la maison ? »

En traversant le vestibule, je m’arrêtai un moment et je jetai un coup d’œil sur la canne favorite de Benjamin, qu’il tenait à la main.

« Votre canne ne pourra que vous embarrasser, dis-je. Ne feriez-vous pas mieux de la laisser ici ?

– Ma canne peut être utile là-haut, répondit Benjamin d’un ton bourru ; je n’ai pas oublié ce qui est arrivé dans la bibliothèque. »

Je n’avais pas le temps de discuter avec lui, je lui montrai le chemin en montant l’escalier.

Quand j’arrivai au premier palier, je tressaillis en entendant un cri qui semblait partir de la chambre au-dessus. Cela ressemblait à un cri de douleur, et ce cri se répéta deux fois avant notre entrée dans l’antichambre circulaire. Je fus la première à m’avancer vers la pièce intérieure et à voir le multiface Miserrimus Dexter sous un nouvel aspect de son caractère.

L’infortunée Ariel était debout près d’une table où une assiette de gâteaux était placée devant elle. Autour de chacun de ses poignets était nouée une corde dont les bouts, à une distance de quelques mètres, étaient entre les mains de Dexter.

« Essaye encore, ma belle ! entendais-je dire à Dexter au moment où je m’arrêtai sur le seuil de la porte. Prends un gâteau ! »

À ces mots impliquant un ordre, Ariel obéit en tendant un bras vers l’assiette. Mais au moment où elle touchait un gâteau du bout de ses doigts, sa main fut prestement écartée par une secousse imprimée à la corde, avec une violence si sauvage et si cruellement diabolique, que je fus tentée de saisir la canne de Benjamin et de la casser sur le dos de Dexter. Ariel supporta cette fois la douleur avec l’impassibilité muette d’une Spartiate ; la position dans laquelle elle se trouvait lui permettait de me voir la première et elle m’avait aperçue. Ses dents étaient serrées et sa face était rouge de l’effort qu’elle fit pour se contenir ; mais elle ne laissa pas, en ma présence, échapper même un soupir.

« Lâchez cette corde ! m’écriai-je avec indignation, rendez-lui la liberté, monsieur Dexter, ou je quitte à l’instant cette maison. »

Au son de ma voix, Dexter poussa un cri de joie strident. Il me dévora des yeux avec une ardente expression de bonheur.

« Entrez !… entrez !… cria-t-il. Voyez où j’en suis réduit pour tromper les insupportables tortures de l’attente. Voyez comme je tue le temps quand vous n’êtes pas là. Entrez !… entrez !… J’étais dans mes méchantes humeurs, il faut que je dompte quelque chose. J’étais en train de dompter Ariel. Regardez-la. Elle n’a rien mangé de toute la journée, et elle n’a pas été assez vive pour saisir jusqu’à présent un seul morceau de gâteau. Vous n’avez pas d’ailleurs à vous apitoyer sur elle. Ariel n’a pas de nerfs… je ne lui fais aucun mal.

– Ariel n’a pas de nerfs, répéta Ariel, en me blâmant de m’interposer entre elle et son Maître, il ne me fait aucun mal. »

J’entendis Benjamin remuer sa canne derrière moi.

« Lâchez cette corde ! répétai-je plus violemment encore. Lâchez-la… ou je vous quitte à l’instant. »

Ma violence fit tressaillir Miserrimus Dexter.

« Quelle voix merveilleuse ! s’écria-t-il en déliant les cordes. Prends les gâteaux, » ajouta-t-il en s’adressant à Ariel du ton d’un potentat.

Ariel passa devant moi, les cordes dénouées pendaient à ses poignets, elle tenait l’assiette de gâteaux à la main. Elle me fit un signe de tête pour me narguer.

« Ariel n’a pas de nerfs, répéta-t-elle encore avec fierté. Il ne me fait aucun mal.

– Vous voyez ! dit Miserrimus Dexter ; il n’y a pas de mal, et j’ai lâché la corde dès que vous me l’avez dit. Ne commencez pas par être dure pour moi, après votre longue absence, madame Valéria. »

Il cessa de parler. Benjamin, debout et en silence sur le seuil de la porte, attira son attention pour la première fois.

« Qui est celui-ci ? » demanda-t-il.

Et il fit rouler sa chaise vers la porte, d’un air soupçonneux.

« Ah ! je sais ! s’écria-t-il, avant que j’eusse pu répondre. Celui-ci est le bienveillant gentleman qui me paraissait le refuge des affligés la première fois que je le vis. Vous avez changé depuis lors à votre désavantage, monsieur. Vous avez pris un nouveau rôle… vous personnifiez la justice vengeresse. Votre nouveau protecteur, madame Valéria ?… Je comprends ! »

Il salua très-bas Benjamin avec une farouche ironie.

« Votre humble serviteur, monsieur le représentant de la justice ! Je vous ai mérité… et je me soumets à vous. Entrez, monsieur. Je ferai en sorte que votre nouvelle fonction soit une sinécure. Cette dame est la lumière de ma vie. Surprenez-moi à lui manquer de respect, si vous pouvez ! »

Il tourna le dossier de sa chaise roulante devant Benjamin, jusqu’à ce qu’il fût parvenu à la place où je me tenais.

« Votre main, lumière de ma vie ? murmura-t-il de sa voix la plus douce, votre main… rien que pour faire voir que vous m’avez pardonné ! »

Je lui donnai ma main.

« Un seul respectueux baiser ! reprit-il d’un ton suppliant, rien qu’un ! »

Il baisa ma main religieusement, puis la laissa en poussant un profond soupir.

« Ah ! pauvre Dexter, dit-il, pris de pitié pour lui-même dans toute la sincérité de son égoïsme, un cœur si chaud ! Consumé dans la solitude, raillé pour sa difformité ! Triste !… triste !… Ah ! pauvre Dexter !… »

Il se tourna de nouveau du côté de Benjamin avec un retour de sa sauvagerie sarcastique.

« Une belle journée, monsieur ! dit-il, bien agréable après les pluies continues que nous venons d’avoir. Puis-je vous offrir quelques rafraîchissements ? Ne voulez-vous pas vous asseoir ? Un représentant de la justice, quand il n’est pas plus grand que vous, fait mieux dans une chaise.

– Et un singe fait mieux dans une cage ! » répliqua Benjamin, rendu furieux par l’allusion faite à l’exiguïté de sa taille.

Cette réplique ne produisit aucun effet sur Miserrimus Dexter, il la laissa passer sans paraître l’avoir entendue. Il avait encore changé, il était pensif et abattu, ses yeux étaient fixés sur moi avec une attention mêlée de tristesse et de ravissement. Je pris le fauteuil le plus proche, après avoir préalablement lancé un coup d’œil à Benjamin, qui me comprit sur le champ. Il se plaça derrière Dexter de manière à avoir les yeux sur mon fauteuil. Ariel dévorait silencieusement ses gâteaux, accroupie sur un escabeau aux pieds de Dexter, et les yeux fixés sur lui comme un chien fidèle. Il se fit un moment de silence et de calme. Je pus alors observer Miserrimus Dexter sans être dérangée, pour la première fois depuis mon arrivée.

Je ne fus pas surprise… mais positivement alarmée par le déplorable changement qui s’était produit en lui depuis la dernière fois que je l’avais vu. La lettre de M. Playmore ne m’avait pas préparée à des ravages semblables.

Ses traits étaient tirés et fatigués ; tout le visage semblait étrangement amaigri et amoindri ; la limpidité des yeux avait disparu, ils étaient tout injectés de sang ; son regard était fixe et comme égaré ; ses mains naguère si potelées étaient toutes ridées maintenant et tremblaient sur la couverture. La pâleur de son teint, exagérée peut-être par le velours noir de la jaquette qu’il portait, lui donnait quelque chose de maladif et de terreux. Les belles lignes de sa figure s’étaient défaites, la multitude de petites rides qu’il avait aux coins des yeux s’étaient creusées. Sa tête s’enfonçait dans ses épaules, quand il se penchait en avant sur sa chaise. Des années, et non des mois, semblaient avoir passé sur sa tête depuis que je m’étais absentée. Me rappelant le rapport médical que M. Playmore m’avait donné à lire, me rappelant cette déclaration motivée du docteur : « La raison de Dexter dépend de l’équilibre de son système nerveux, » je dus me dire que, s’il pouvait me rester encore quelque chance d’arriver à la découverte de la vérité, j’avais bien fait de hâter mon retour. Sachant ce que je savais, craignant ce que je craignais, je sentais que la fin du pauvre malheureux était proche. Je sentais, quand nos yeux se rencontraient, que j’avais devant moi un homme condamné.

J’avoue que j’eus pitié de lui.

Oh ! assurément, la compassion ne s’accordait guère avec le motif qui m’amenait dans sa maison ; elle ne s’accordait guère avec le doute qui restait dans mon esprit sur la présomption de M. Playmore le déclarant coupable du meurtre de la première femme d’Eustache. Je savais Dexter cruel, je le croyais fourbe. Et pourtant j’avais pitié de lui. N’y a-t-il pas un fonds commun de méchanceté en nous tous ? La suppression ou le développement de ces instincts mauvais ne sont-ils pas une pure question d’éducation et de tentation ? N’y a-t-il pas quelque chose comme une tacite reconnaissance de cette perversité native, quand nous nous sentons émus de pitié pour un coupable, quand nous nous joignons à la foule pour suivre un procès criminel, quand nous pressons la main de quelque scélérat condamné au dernier supplice ? Il ne m’appartient pas de décider ces questions obscures. Tout ce que je puis dire, c’est que j’avais pitié de Dexter, et qu’il s’en aperçut.

« Merci ! me dit-il soudain ; vous me voyez malade, et vous avez compassion de moi, chère et bonne Valéria !

– Le nom de cette dame, monsieur, est Mme Eustache Macallan, dit sévèrement Benjamin derrière lui. La première fois que vous lui adresserez la parole, rappelez-vous que vous n’avez rien à voir avec son nom de baptême. »

La remontrance de Benjamin passa inaperçue et comme si elle n’avait pas été entendue. Selon toute apparence, Miserrimus Dexter avait complètement oublié sa présence.

« Vous m’avez rempli de joie par votre vue, continua-t-il ; ajoutez encore à mon bonheur en me laissant entendre votre voix. Parlez-moi de vous. Dites-moi ce que vous avez fait depuis que vous avez quitté l’Angleterre. »

Il était utile à mon but d’engager la conversation, et ce moyen était tout aussi bon qu’un autre. Je lui dis en détail tout ce qui avait rempli le temps de mon absence.

« Ainsi, dit-il amèrement, vous êtes toujours folle d’Eustache ?

– Je l’aime plus tendrement que jamais. »

Il leva les bras et cacha son visage dans ses mains. Après un court silence, il se remit à parler d’une voix étouffée, et le visage toujours caché dans ses mains.

« Et vous avez laissé Eustache en Espagne ?… et vous êtes revenue seule en Angleterre ?… Qu’est-ce qui vous a fait faire cela ?

– Qu’est-ce qui m’a fait venir ici la première fois, et pour quel dessein vous ai-je demandé votre aide, monsieur Dexter ? »

Il laissa tomber ses mains et me regarda. Je vis dans ses yeux, non pas seulement de la surprise, mais une expression d’angoisse.

« Est-ce possible, s’écria-t-il, que vous ne vouliez pas oublier ce funeste sujet ? Êtes-vous donc toujours déterminée à pénétrer le mystère de Gleninch ?

– J’y suis toujours déterminée, monsieur Dexter, et j’espère toujours que vous consentirez à m’aider dans ma tâche. »

Son ancienne méfiance, que je me rappelais trop bien, vint de nouveau assombrir son visage.

« En quoi puis-je vous aider ? demanda-t-il. Puis-je changer les faits ? »

Il s’arrêta. Son visage s’éclaircit de nouveau, comme si quelque soudain sentiment de soulagement lui était venu.

« Je vais essayer pourtant de vous aider, continua-t-il ; je vous ai dit que l’absence de Mme Beauly pouvait être une ruse pour détourner les soupçons. Je vous ai dit que le poison pouvait avoir été administré par la femme de chambre de Mme Beauly. Ne le croyez-vous pas aujourd’hui ?… Ne voyez-vous rien à tirer de cette supposition ? »

Ce retour à Mme Beauly me donnait un prétexte de l’amener au véritable sujet qui m’intéressait.

« Non, répondis-je, je ne vois là aucune solution. La femme de chambre avait-elle donc quelque raison d’être l’ennemie de la défunte Mme Eustache ?

– Personne n’avait de raison pour être son ennemi ! s’écria-t-il avec véhémence. Elle était toute bonté, toute douceur. Elle n’avait jamais offensé une créature vivante, ni en pensée ni en action. Elle était une sainte sur cette terre. Respect à sa mémoire ! Laissons la martyre en paix dans son cercueil ? »

De nouveau, il couvrit son visage avec ses mains, et tout son corps frémit dans le paroxysme de l’émotion que j’avais excitée en lui.

Ariel, tout à coup, et avec précaution, quitta son escabeau et s’approcha de moi.

« Voyez-vous mes dix griffes, me dit-elle tout bas en me montrant ses mains, tourmentez encore le Maître… et vous sentirez les dix griffes à votre gorge ! »

Benjamin se leva, il avait vu l’action sans entendre les paroles. Je lui fis signe de rester à sa place. Ariel retourna à son escabeau et leva les yeux vers son maître.

« Ne pleurez pas, dit-elle, allons ! voilà les cordes, domptez-moi encore ; faites-moi encore crier de douleur. »

Il ne répondit rien. Il ne bougea pas.

Ariel fit faire des efforts inouïs à son intelligence engourdie pour trouver un moyen d’attirer son attention. Je vis le travail de son esprit dans la contraction de ses sourcils, pendant que son regard atone se fixait sur moi. Tout à coup elle frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre. Elle triomphait, elle avait trouvé une idée.

« Maître ! dit-elle, il y a bien longtemps que vous ne m’avez conté une histoire. Faites-moi crier, ah ! Faites-moi avoir peur ! Maître ! une belle, une longue histoire ! Avec du sang, avec des crimes. »

Ariel, par hasard, rencontrait le vrai moyen d’exciter et de réveiller la bizarre imagination de Dexter. Je me rappelais quelle haute idée il avait de son talent pour les récits et les drames. Je savais que l’un de ses amusements favoris était d’étonner Ariel en lui disant des histoires qu’elle ne pouvait comprendre. Allait-il se lancer dans les fantaisies du roman ou se rappellerait-il que mon opiniâtreté de caractère le menaçait toujours de rouvrir l’enquête sur la tragédie de Gleninch, et chercherait-il dans son esprit rusé le moyen de me tromper par quelque nouveau stratagème ? Ce dernier parti, d’après l’expérience que j’avais de son caractère, était celui que je m’attendais à lui voir prendre. Mais, à ma grande surprise et à ma grande inquiétude, mes prévisions se trouvèrent en défaut. Ariel réussit à chasser de son esprit le sujet qui l’occupait tout entier au moment où elle avait parlé. Il découvrit son visage. Un sourire très-sincère de contentement de lui-même s’épanouit sur sa face décharnée. Il était maintenant assez faible pour qu’Ariel elle-même arrivât à flatter sa vanité. J’eus un moment d’appréhension : n’avais-je pas attendu trop tard pour faire ma visite ? Ce doute me fit froid de la tête aux pieds.

Miserrimus Dexter adressa la parole, non pas à moi, mais à Ariel :

« Pauvre diablesse ! dit-il en lui caressant la tête avec complaisance, tu n’entends pas un mot de mes histoires, et pourtant je puis faire passer un frisson par tout ton grand corps de grossière essence ; je tiens sous le charme ton esprit plein de ténèbres, et je te fais palpiter de joie et de crainte à mes récits… pauvre diablesse ! »

Il se renversa, d’un air satisfait, sur le dossier de sa chaise, et ramena son regard vers moi. Ma vue allait-elle rappeler à son souvenir les paroles que nous venions d’échanger quelques minutes auparavant ? Non ! c’était le même sourire de satisfaction vaniteuse qu’il avait adressé à Ariel.

« J’excelle dans les récits dramatiques, madame Valéria, me dit-il, et cette créature que vous voyez là, sur son escabeau, en est la preuve vivante. C’est une véritable étude psychologique de la voir écouter mes histoires. Il est on ne peut plus curieux de suivre les efforts désespérés que fait cette malheureuse à moitié folle, pour me comprendre. Vous allez en avoir un échantillon. Je n’avais pas l’esprit à moi pendant que vous étiez absente… il y a des semaines que je ne lui ai rien conté. Je vais lui dire un conte. Ne supposez pas que cela me coûte le moindre effort. Mon esprit d’invention est inépuisable. Vous allez vous amuser… vous êtes naturellement sérieuse… mais, pour sûr, vous vous amuserez. Moi aussi, je suis naturellement sérieux, et elle me fait toujours rire. »

Ariel battit des mains.

« Je le fais toujours rire ! » dit-elle avec un fier regard de supériorité sur moi.

J’étais embarrassée, sérieusement embarrassée. Que faire ? L’accès que j’avais provoqué, en l’amenant à parler de la défunte Mme Eustache, m’avertissait d’être prudente et de guetter le moment opportun, avant de revenir sur ce sujet. Quel tour imprimer à la conversation pour l’amener peu à peu à trahir les secrets qu’il voulait me tenir cachés ? Dans cet état d’incertitude, une seule chose me semblait claire : lui laisser dire son histoire serait évidemment perdre un temps précieux. Malgré le souvenir vivace des dix griffes d’Ariel, je me décidai à décourager Dexter de sa nouvelle fantaisie, en profitant de toutes les occasions, et en usant de tous les moyens.

« Maintenant, madame Valéria, commença-t-il, la voix haute et avec fierté, écoutez ; et toi, Ariel, mets ton cerveau en ébullition. J’improvise une œuvre poétique, une œuvre de fiction. Nous commencerons par la bonne vieille formule des contes de fées : Il était une fois… »

Je me tenais prête à l’interrompre, quand il s’interrompit lui-même. Il s’arrêta en jetant autour de lui un regard étonné. Il porta la main à la tête et la passa à plusieurs reprises sur son front ; puis il fit entendre un petit rire étouffé et ces mots inquiétants :

« On dirait que j’ai besoin de me réveiller !… »

Sa raison avait-elle fui ? Il n’en avait donné aucun signe jusqu’au moment où j’avais malheureusement évoqué le souvenir de l’ancienne châtelaine de Gleninch. La faiblesse que j’avais remarquée déjà et l’état d’égarement dans lequel je le voyais maintenant n’étaient-ils attribuables qu’à un trouble passager dans ses facultés ? En d’autres termes n’avais-je assisté à rien de plus sérieux qu’à un premier avertissement qui était donné à lui et à nous ? Reviendrait-il promptement à lui si nous avions de la patience et si nous lui donnions le temps ? Benjamin, indifférent jusque-là, redressa la tête et se pencha sur sa chaise pour chercher à voir Dexter. Ariel elle-même semblait surprise et alarmée, et n’avait plus de sombres regards à me lancer.

Qu’allait faire Dexter ?… qu’allait-il dire ?… Nous attendions tous pleins d’anxiété.

« Ma harpe ! s’écria-t-il ; la musique me réveillera. »

Ariel lui apporta sa harpe.

« Maître, fit-elle, qu’est-ce que vous avez donc ? »

Il lui fit signe de la main de garder le silence.

« Ode à l’invention ! annonça-t-il fièrement, en s’adressant à moi. Paroles et musique improvisées par Miserrimus Dexter. Silence ! Attention ! »

Ses doigts errèrent faiblement sur les cordes sans éveiller en lui une mélodie, sans lui suggérer une idée. Au bout de quelques instants ses mains retombèrent, son front se pencha légèrement en avant, il resta appuyé sur la harpe. Je me levai et je m’approchai de lui. Était-il endormi ? Était-il évanoui ?

Je touchai son bras et je l’interpellai par son nom.

Ariel aussitôt se plaça entre lui et moi, en me lançant un regard menaçant. Au même moment, Miserrimus Dexter releva la tête ; ma voix était arrivée à son oreille. Il me regarda avec une curieuse et contemplative tranquillité dans les yeux que je ne lui avais jamais vue.

« Emporte la harpe, » dit-il à Ariel d’une voix languissante comme celle d’un homme très-fatigué.

Cette créature à moitié folle… par pure stupidité ou par secrète malice, c’est ce que je ne pourrais dire… l’irrita une seconde fois.

« Pourquoi, Maître ? demanda-t-elle en tenant la harpe dans ses bras. Qu’est-ce qui vous arrête ? Et l’histoire ?

– Nous n’avons que faire de l’histoire, dis-je en m’interposant. J’ai beaucoup de choses à dire à M. Dexter, que je n’ai pu lui dire encore. »

Ariel leva sa lourde main.

« Vous attraperez quelque bon coup ! » dit-elle.

Elle avança sur moi. Mais la voix de son Maître l’arrêta net.

« Emporte la harpe, folle que tu es ! répéta-t-il d’un ton sévère, et attends, pour l’histoire, qu’il me plaise de la dire. »

Elle reporta avec soumission la harpe à sa place dans l’un des coins de la chambre. Miserrimus Dexter rapprocha quelque peu sa chaise de la mienne.

« Je sais ce qui me réveillera, me dit-il comme en confidence : c’est un peu d’exercice. Je n’ai pas pris d’exercice dans ces derniers temps. Attendez… vous allez voir. »

Il mit ses mains sur le mécanisme de la chaise roulante et la lança dans la chambre. En ce moment encore, le changement de mauvais augure qui s’était opéré en lui apparut sous un nouvel aspect. L’allure qu’il imprimait à sa machine n’était plus cette course furieuse que je me rappelais. La chaise marchait, mais elle marchait lentement ; c’est péniblement qu’il la faisait aller et venir par la chambre, et il s’arrêta presque aussitôt ; la respiration lui manquait.

Nous le suivions ; Ariel, près de lui, et Benjamin, à côté de moi. Il dit à Benjamin et à Ariel, avec impatience, de se reculer et de me laisser seule auprès de lui.

« C’est la pratique qui me fait défaut, me dit-il d’une voix affaiblie ; je n’avais plus le cœur de faire siffler les roues et trembler le parquet pendant que vous étiez loin. »

Qui n’aurait pas eu pitié de lui ? qui se serait rappelé ses méfaits en ce moment ? Ariel, sous sa dure écorce, paraissait elle-même émue ; elle se mit à pleurer et à gémir. Son cri fatal se fit encore entendre, sur un ton larmoyant.

« Qu’est-ce qu’il y a donc, Maître ?… Et l’histoire ?…

– Ne faites pas attention à elle, dis-je à l’oreille de Dexter. Vous avez besoin de prendre l’air. Faites appeler le jardinier ; nous irons faire une promenade dans votre voiture. »

Mes efforts furent vains. Ariel voulait attirer à toute force son attention ; de nouveau elle répéta :

« Et l’histoire ?… l’histoire ?… »

L’énergie endormie se réveilla chez Dexter.

« Misérable ! démon ! s’écria-t-il en faisant tourner sa chaise de manière à la voir en face. L’histoire ?… L’histoire ?… Tout à l’heure. Je la dirai ; je vais la dire… Du vin ! allons ! gémissante idiote, donne-moi du vin. Pourquoi n’y ai-je pas pensé tout d’abord ? Le royal bourgogne ! voilà ce dont j’ai besoin, Valéria, pour rallumer les flammes de mon invention à son feu généreux ! Des verres pour tout le monde ! Honneur au roi des vignobles !… honneur au royal Clos-Vougeot ! »

Ariel ouvrit l’armoire dans l’alcôve et apporta le vin et des grands verres de Venise. Dexter vida d’un trait son verre plein de bourgogne, et nous força tous à boire avec lui ou à faire semblant de boire. Ariel n’avait pas été oubliée cette fois, et elle vida son verre comme son Maître avait vidé le sien. La puissance du vin produisit à l’instant son effet sur sa faible tête ; elle commença à chanter une chanson improvisée par elle, à l’imitation de son Maître. Ce n’était que la répétition, la répétition sans fin, de sa sollicitation obstinée.

« Dites-nous l’histoire, Maître !… Maître, dites-nous l’histoire !… »

Absorbé dans la contemplation du vin, le Maître, silencieusement, remplit une seconde fois son verre. Benjamin profita d’un moment où il n’avait pas les yeux sur nous, pour me dire tout bas :

« Pour une fois, écoutez mon conseil, Valéria : partons !

– Encore un effort, répondis-je, le dernier effort ! »

Ariel reprit son refrain.

« Dites-nous l’histoire, Maître !… Maître, dites-nous l’histoire !… »

Miserrimus leva les yeux de dessus son verre. Le généreux stimulant commençait à produire son effet. Je vis les couleurs revenir à son visage. Je vis la flamme de l’intelligence se rallumer dans ses yeux. Le bourgogne l’avait réveillé, le bourgogne me rendait ce service et me donnait cette dernière chance.

« Et à présent l’histoire ! cria-t-il.

– Mon, pas d’histoire, monsieur Dexter ! lui dis-je ; j’ai à vous parler, et je ne suis pas en humeur d’écouter une histoire.

– Pas en humeur ?… répéta-t-il avec une lueur de son ancienne ironie. Je vois, je comprends : vous me cherchez une excuse ; vous vous figurez que mes facultés inventives sont parties, et vous n’êtes pas assez franche pour dire votre pensée. Je vous montrerai que vous êtes dans l’erreur. Je vous montrerai que Dexter est toujours lui-même. Silence, Ariel ! ou je te fais sortir d’ici ! Je tiens mon histoire ; je l’ai là tout entière, madame Valéria ! Scènes, caractères, tout est complet… »

Il se toucha le front et m’adressa un malicieux sourire, en ajoutant :

« … Et l’histoire a tout ce qu’il faut pour vous intéresser, ma belle ; c’est l’histoire d’une maîtresse et de sa femme de chambre ; venez près du feu, et écoutez. »

L’histoire d’une maîtresse et de sa femme de chambre ? Y avait-il là une intention quelconque ? Et cette intention était-elle de revenir sous une forme déguisée à Mme Beauly et à sa femme de chambre ?

Le titre et le regard qui lui avait échappé en l’annonçant ravivèrent l’espérance qui était près de s’éteindre en moi. Il s’était remis enfin. Il avait repris possession de sa prévoyance et de sa ruse naturelles. Sous prétexte de raconter son histoire à Ariel, il essayait évidemment de me dérouter pour la seconde fois. La conclusion était irrésistible. Pour me servir de ses propres expressions… Dexter était redevenu lui-même.

Je pris le bras de Benjamin pour suivre Dexter au milieu de la cheminée, qui se trouvait au milieu la pièce.

« Une chance encore m’est offerte, dis-je tout bas, à mon vieil ami, n’oubliez pas les signaux convenus. »

Nous reprîmes les places où nous étions d’abord. Ariel me lança un nouveau regard de menace. Le vin qu’elle avait bu lui avait laissé juste assez de sens pour guetter toute nouvelle interruption de ma part. J’eus soin que rien de semblable n’arrivât. J’étais maintenant aussi impatiente qu’Ariel d’entendre l’histoire. Le sujet que Dexter avait choisi était plein de pièges pour le narrateur. À tout moment, dans l’entraînement du récit, les souvenirs des événements réels pouvaient se refléter dans son récit fictif. À tout moment, il pouvait se trahir.

Il regarda autour de lui et commença gaîment.

« Mon public est-il assis ?… dit-il, mon public est-il prêt ?… Votre visage un peu plus tourné de mon côté, ajouta-t-il de sa voix la plus douce. Sûrement, ce n’est pas trop demander ? Vous laissez tomber votre regard sur les plus infimes créatures qui rampent sur la terre ; ne le détournez pas de moi ! Laissez-moi satisfaire la soif d’admiration dont je suis consumé. Voyons, un sourire de pitié à l’homme dont vous avez détruit le bonheur ! Merci, lumière de ma vie, merci ! »

Il m’envoya un baiser du bout des doigts et se renversa sur le dossier de sa chaise, comme pour se mettre à son aise.

« L’histoire, reprit-il, voilà enfin l’histoire. Sous quelle forme, se demanda-t-il, vous présenterai-je mon récit ? Sous la forme dramatique. C’est la plus ancienne, la meilleure, et la plus rapide façon de conter une histoire. Le titre d’abord : un titre court, un titre saisissant : LA MAÎTRESSE ET LA FEMME DE CHAMBRE. Le lieu de la scène : le pays des aventures… l’Italie. Le temps : le siècle des aventures… le quinzième siècle. Ah ! regardez Ariel, elle n’en sait pas plus sur le quinzième siècle que le chat de la cuisine, et pourtant elle est intéressée déjà. Heureuse Ariel ! »

Ariel me regarda, avec la double ivresse du vin et du triomphe.

« Je n’en sais pas plus que le chat de la cuisine ! répéta-t-elle avec un rire épanoui de vanité satisfaite. Je suis l’heureuse Ariel ! Et vous, qu’êtes-vous ? »

Miserrimus se mit à rire aux éclats.

« Ne vous l’avais-je pas dit ? s’écria-t-il ; n’est-ce pas amusant ? PERSONNAGES DU DRAME : il n’y en a que trois, ce sont trois femmes : ANGELICA, noble dame, noble par l’esprit et par la naissance ; ROSEMONDA, beau démon sous la forme d’une femme ; BEPPA, son infortunée femme de chambre. SCÈNE PREMIÈRE : Sombre chambre voûtée dans un château. C’est le soir. Les hiboux glapissent dans le bois ; les crapauds coassent dans le marais. Regardez Ariel ! elle a la chair de poule, elle frémit de tous ses membres. Admirable Ariel ! »

Ma rivale dans la faveur du Maître me lança un regard de défi.

« Admirable Ariel ! » répéta-t-elle d’une voix alourdie par la somnolence.

Miserrimus s’arrêta pour se verser un verre de bourgogne, qu’il plaça à la portée de sa main, sur une tablette adaptée à sa chaise. Je l’observai attentivement pendant qu’il buvait à petites gorgées. Son visage se colora, ses yeux brillèrent de plus en plus. Il replaça son verre en faisant claquer joyeusement ses lèvres et continua :

« Sont en présence, dans la chambre voûtée : ROSEMONDA et BEPPA. Rosemonda parle : – Beppa ? – Madame ? – Qui est couché et malade dans la chambre au-dessus de nous ? – Madame, c’est la noble dame Angelica. Après un silence, Rosemonda reprend : – Quels sentiments te témoigne Angelica ? – Madame, elle est douce et bonne pour moi comme pour tous ceux qui l’appprochent. – Lui as-tu donné quelquefois des soins, Beppa ? – Oui, madame, quand la garde était fatiguée. – A-t-elle pris ses médicaments de ta main ? – Une ou deux fois, madame, quand je me trouvais là. – Beppa, prends cette clef et ouvre le coffret qui est là, sur la table. Beppa obéit. – Vois-tu une fiole verte dans ce coffret ? – Je la vois, madame. – Prends-la. Beppa prend la fiole. – Tu vois le liquide que contient cette fiole ; sais-tu ce que c’est ? – Non, madame. – C’est du poison. Beppa tressaille, elle éloigne le poison, et se rait violemment tentée de le jeter loin d’elle. Sa maîtresse lui fait signe de le garder dans sa main, et prend de nouveau la parole : – Beppa, je t’ai dit plusieurs de mes secrets. Dois-je t’en confier un autre ? Beppa attend ce qu’elle va ajouter. Sa maîtresse co ntinue : – Je hais Angelica ; sa vie se place entre moi et la joie de mon cœur ; tu tiens sa mort dans ta main. Beppa tombe à genoux ; c’est une dévote personne, elle fait le signe de la croix. – Maîtresse, vous me terrifiez ! maîtresse, qu’ai-je entendu ? Rosemonda s’approche, et, debout devant elle, abaisse sur elle des regards irrités, en murmurant d’une voix sombre : – Beppa, cette femme doit mourir, et il ne faut pas que je sois soupçonnée. Angelica doit mourir de ta main. »

Dexter s’arrêta de nouveau, non pour boire cette fois le vin par petites gorgées, mais pour vider son verre d’un seul trait.

Le stimulant commençait déjà à lui faire défaut ? Je l’observai attentivement lorsqu’il se rejeta sur le dossier de sa chaise.

Son visage était plus coloré que jamais ; mais l’éclat de ses yeux commençait à s’éteindre. J’avais remarqué qu’il parlait de plus en plus lentement à mesure qu’il avançait dans sa scène dialoguée. Était-ce à cause de l’effort que lui coûtait déjà l’invention ? Le moment était-il venu où le vin avait produit tout l’effet qu’il pouvait produire sur lui ?

Nous attendions. Ariel, assise, le regardant, les yeux fixes et la bouche béante ; Benjamin, impassible, attentif au signal, son agenda tout ouvert sur ses genoux et caché sous sa main.

Miserrimus reprit.

« Beppa entend ces terribles paroles, elle joint les mains d’un air suppliant : – Oh ! madame ! madame ! comme pourrai-je tuer cette bonne et noble dame ? Quelle raison ai-je de lui faire du mal ? Rosemonda répond : – Tu as pour raison de m’obéir. Beppa tombe, le visage sur le plancher, aux pieds de sa maîtresse. – Madame, je ne puis faire cela !… je n’ose pas faire cela ! – Tu ne cours aucun risque ; j’ai mon plan pour écarter tout soupçon, tout danger de découverte pour moi, tout danger de découverte pour toi. Beppa répète : – Je ne puis pas… je n’ose pas faire cela ! Les yeux de Rosemonda lancent des éclairs de colère. Elle prend dans le corsage de sa robe… »

Dexter s’arrêta au milieu de sa phrase, non comme un homme embarrassé, mais comme un homme qui a perdu toute idée.

Fallait-il l’aider à retrouver le fil de son récit ? Ou n’était-il pas plus sage, si cela était possible, de garder le silence ?

Je pouvais entrevoir clairement le but de son histoire. Ce but, sous le couvert d’un roman italien, était d’aller au-devant de l’objection sans réplique, que je ne pouvais manquer de lui faire : – Quelle raison aurait eue la femme de chambre de Mme Beauly, pour charger sa conscience d’un meurtre ? S’il pouvait indirectement répondre à cette question en découvrant un motif que je serais obligée d’admettre, il arrivait à ses fins. Cette enquête, que je m’étais juré de poursuivre, cette enquête qui, à tout moment pouvait se porter directement sur lui, serait, en ce cas, détournée du vrai coupable pour s’égarer sur une personne à côté. L’innocente femme de chambre pouvait défier mes plus actives perquisitions, et Dexter se trouverait à l’abri derrière elle.

Je me déterminai à lui laisser du temps ; pas un mot ne sortit de mes lèvres.

Les minutes se succédèrent. J’attendais avec la plus vive anxiété. Le moment était critique et difficile. Si Dexter réussissait à inventer un motif plausible et à l’exprimer clairement, le dessein qu’il se proposait avec son histoire était atteint, il me prouvait, par ce fait seul, qu’il lui restait une réserve de puissance intellectuelle que n’avait pas su voir l’œil exercé du médecin écossais. Mais la question était : arrivera-t-il au but ?

Il y arriva ! Non par un moyen bien neuf et bien convaincant, et non sans un effort visiblement pénible. Néanmoins, bien ou mal, il arriva à trouver une raison à l’acte de la femme de chambre.

Après sa longue pause, il poursuivit ainsi :

« Rosemonda prend dans le corsage de sa robe un papier écrit qu’elle déplie. – Regarde ceci, dit-elle. Beppa jette les yeux sur le papier, et, de nouveau, tombe aux pieds de sa maîtresse, dans un paroxysme d’horreur et de désespoir. Rosemonda est en possession d’un honteux secret de la vie passée de sa femme de chambre ; elle peut lui dire : – Choisis entre ces deux alternatives : ou subis une révélation qui te déshonore et déshonore à jamais tes parents ; ou prends sur toi de m’obéir. Beppa pourrait accepter le déshonneur s’il ne devait atteindre qu’elle seule. Mais ses parents sont d’honnêtes gens ; elle ne peut déshonorer ses parents. Elle est entraînée vers le dernier refuge qui lui est offert. Il n’y a pas d’espoir d’attendrir le cœur de Rosemonda ; sa seule ressource est de soulever des difficultés. Elle s’efforce de montrer les obstacles qui se dressent entre elle et le crime qu’on veut lui faire commettre. – Madame ! madame ! comment puis-je faire cela, pendant que la garde est là et peut me voir ? Rosemonda réplique : – Quelquefois la garde s’endort ; quelquefois la garde s’absente. Beppa insiste : – Madame ! la porte est toujours fermée et la garde emporte la clef… »

La clef ! Je pensai aussitôt à la clef perdue à Gleninch. Dexter y avait-il pensé également ? Il s’était évidemment arrêté quand le mot lui était échappé. Je me déterminai à donner le signal convenu. J’appuyai mon coude sur le bras de mon fauteuil et je me mis à jouer avec ma boucle d’oreille. Benjamin prit aussitôt son crayon et disposa son agenda de manière à ce qu’Ariel ne pût rien voir, s’il lui arrivait de porter son regard de son côté.

Nous attendîmes jusqu’à ce qu’il plût à Miserrimus de continuer. Il se passa un assez long intervalle. Il porta encore la main à son front. Un voile de plus en plus épais semblait obscurcir ses yeux. Quand il reprit la parole, ce ne fut pas pour reprendre son récit ; ce fut pour faire une question.

« Où en étais-je resté ? » demanda-t-il.

Mon espérance s’évanouissait aussi vite qu’elle était née. Je lui répondis néanmoins, sans laisser paraître aucun changement dans mes manières :

« Vous en êtes resté au moment où Beppa parlait à Rosemonda.

– Oui, oui, s’écria-t-il ; mais que lui disait-elle ?

– Elle disait : « La porte est toujours fermée et la garde emporte la clef. »

Il se pencha vivement en avant sur sa chaise.

« Non ! fit-il avec véhémence. Vous vous trompez. La clef ?… C’est absurde ! Je n’ai pas dit : la clef !

– Je le croyais, monsieur Dexter.

– Jamais ! Je ne l’ai pas dit. J’ai dit autre chose. Vous aurez oublié ! »

Je me retins de discuter avec Dexter dans la crainte de ce qui pouvait s’en suivre. Nous attendîmes de nouveau. Benjamin, triste et docile, avait mis par écrit les questions et les réponses échangées entre moi et Dexter. Il tenait machinalement son agenda ouvert et son crayon à la main, tout prêt à poursuivre. Ariel, lourdement soumise à l’influence du vin tant que la voix de Dexter arrivait à son oreille, se sentait mal à l’aise quand le silence s’établissait. Elle promena autour d’elle des yeux inquiets, et son regard s’arrêta sur son Maître.

Il était assis, silencieux, sa main à sa tête, cherchant à rassembler ses pensées vagabondes, essayant de trouver une lueur dans l’obscurité qui l’environnait.

« Maître ! s’écria-t-elle, d’un ton plaintif, et l’histoire ?

Dexter tressaillit comme s’il avait été brusquement arraché au sommeil ; il secoua la tête avec impatience comme s’il cherchait à se débarrasser de quelque oppression qui pesait sur lui.

« Patience !… patience !… dit-il, l’histoire va reprendre. »

Il s’y mit en désespéré, ramassant le premier fil qui pouvait le remettre sur la voie, sans s’arrêter à chercher si c’était le bon ou le mauvais. Il reprit :

« Beppa, à genoux, fondit en larmes, et dit… »

Il s’arrêta court, regardant autour de lui avec des yeux égarés.

« Quel nom ai-je donné à l’autre femme ? demanda-t-il, sans adresser la question ni à moi, ni à quelque autre des personnes présentes, et comme s’il se le demandait à lui-même.

– Vous avez appelé l’autre femme Rosemonda, » dis-je.

Au son de ma voix, ses yeux se tournèrent lentement de mon côté, sans pourtant se fixer sur moi. Mornes et absorbés, vagues et immobiles, ses yeux semblaient arrêtés sur un objet perdu au loin. Sa voix aussi, dans le peu de mots qu’il avait prononcés, était étrangement altérée ; il avait laissé tomber les syllabes lourdement, sans accentuation, d’un ton monotone. J’avais entendu quelque chose de semblable quand je veillais au chevet de mon mari dans ses moments de délire, et que son esprit affaibli n’avait pas conscience de ses paroles. La fin de Dexter était-elle donc si proche ?

« Je l’ai appelée Rosemonda, répéta-t-il, et j’ai appelé l’autre ?… »

Il s’arrêta encore.

« Vous avez appelé l’autre Beppa. » lui dis-je.

Ariel le regardait en ouvrant les yeux d’un air étonné. Elle le tira avec impatience par la manche de sa jaquette, pour attirer son attention.

« Est-ce là l’histoire, Maître ? » demanda-t-elle.

Il lui répondit sans la regarder, les yeux toujours fixés comme sur quelque objet lointain :

« C’est l’histoire. Mais pourquoi Rosemonda et pourquoi Beppa ? Pourquoi pas maîtresse et femme de chambre, c’est bien plus facile de se rappeler, maîtresse et femme de chambre ?… »

Il hésita, il s’agita, comme pour essayer de se redresser sur sa chaise. Puis il sembla revenir à lui.

« Qu’avait pu dire la femme de chambre à sa maîtresse ? Quoi ?… quoi ?… quoi ?… » murmura-t-il.

Et il hésita encore. Alors une lueur sembla soudain pénétrer dans son esprit. Était-ce quelque idée nouvelle qui venait de le frapper, où était-ce le fil de sa pensée première qu’il était parvenu à ressaisir ? C’est ce qu’il serait impossible de dire. Quoi qu’il en soit, il se mit tout à coup à débiter rapidement ces étranges paroles :

« La lettre, dit la femme de chambre, la lettre… Oh ! mon cœur ! Chaque mot est un poignard. Un poignard dans mon cœur. La lettre ! Horrible, horrible lettre ! »

De quoi, au nom du ciel, voulait-il parler, que signifiaient ces mots-là ?

Était-ce sous l’impression d’un vague et incomplet souvenir des événements passés accomplis à Gleninch, qu’il poursuivait son histoire ? Dans le naufrage de ses autres facultés, la mémoire était-elle la dernière à sombrer ? La vérité, la terrible vérité se dégagerait-elle, par quelque vague lueur, au milieu des ombres qui envahissaient son cerveau avant l’éclipse totale ? Je ne respirais plus. Une horreur sans nom faisait frissonner tout mon corps.

Benjamin, le crayon à la main, me jeta un regard d’avertissement. Ariel était calme et satisfaite.

« Continuez, Maître ! dit-elle, j’aime ça !… j’aime ça !… Continuez l’histoire. »

Il continua, comme quelqu’un qui parle dans son sommeil.

« La femme de chambre dit à la maîtresse… Non, c’est la maîtresse qui dit à la femme de chambre : – Montre-lui la lettre ; il le faut !… il le faut !… La femme de chambre dit : – Non, il ne faut pas faire cela ! Il ne faut pas la lui montrer. C’est absurde. Laissons-le souffrir. Nous pouvons le tirer d’affaire, en la montrant. Non. Laissez les choses arriver à la pire extrémité. Alors, montrez-la. La maîtresse dit… »

Il fit une nouvelle pause et agita vivement sa main devant ses yeux, comme pour chasser une vision confuse ou un brouillard.

« Qui a dit les derniers mots ? reprit-il, la maîtresse ou la femme de chambre ? La maîtresse ?… Non, c’est la femme de chambre qui parle, à voix haute, d’un ton décidé : – Allons drôles, éloignez-vous de cette table. Le Journal est là. Numéro 9 Caldershaws. Demandez Dandie. Vous n’aurez pas le Journal. Que je vous dise un secret à l’oreille. Le Journal le fera pendre ! Comment osez-vous toucher à mon fauteuil ? Mon fauteuil, c’est moi ! Comment osez-vous porter la main sur moi ? »

Ces derniers mots furent un trait de lumière. Je les avais lus au compte-rendu du procès, dans la déposition des officiers du sheriff. Miserrimus avait prononcé ces paroles textuelles, quand il avait vainement voulu empêcher les officiers de justice de s’emparer des papiers de mon mari, et quand ils avaient poussé sa chaise roulante hors de la chambre. Il n’y avait plus à en douter, c’était le mystère de Gleninch qui était maintenant l’obsession de sa mémoire. Les dernières lueurs de sa pensée, de plus en plus obscures, se concentraient dans un cercle de plus en plus étroit sur le mystère de Gleninch.

Ariel le réveilla encore. Elle était sans pitié pour lui ; à toute force elle voulait entendre toute l’histoire.

« Pourquoi vous arrêtez-vous, Maître ? Continuez !… continuez !… dites vite ce que la Maîtresse dit à la femme de chambre. »

Il fit entendre un rire affaibli et essaya de l’imiter.

« Que dit la maîtresse à la femme de chambre ?…, » répéta-t-il.

Son rire s’éteignit, et il reprit la parole d’un air de plus en plus égaré et en précipitant de plus en plus son débit.

« La maîtresse dit à la femme de chambre : – Nous l’avons tiré du péril ; qu’allons-nous faire de la lettre ? Brûle-la à l’instant. Pas de feu dans l’âtre. Pas d’allumettes dans la boîte. La maison est sens dessus dessous. Tous les domestiques sont partis, déchire-la ; jettes-en les morceaux aux vieux papiers. Partie pour toujours. Oh ! Sarah !… Sarah !… Sarah !… Partie pour toujours !… »

Ariel battit des mains et chercha à l’imiter à son tour.

« Oh ! Sarah !… Sarah !… Sarah !… partie pour toujours !… c’est superbe, Maître ! mais qu’est-ce que c’était que cette Sarah ? »

Les lèvres de Dexter s’agitèrent ; mais sa voix était si faible que c’est à peine si je pus l’entendre. Il revenait encore à son mélancolique refrain.

« La femme de chambre dit à la maîtresse… Non, la maîtresse dit à la femme de chambre… »

Puis il s’arrêta court, et se redressant sur sa chaise, il agita ses mains au-dessus de sa tête et partit d’un éclat de rire terrible.

« Ah !… ah !… ah !… ah !… comme c’est drôle !… Pourquoi ne riez-vous pas ?… C’est amusant… amusant… amusant !… Ah !… ah !… ah !… ah !… »

Il retomba sur le dossier de sa chaise. Son bruyant et effrayant éclat de rire s’éteignit dans un sanglot étouffé. Il respira longuement et avec peine ; ses yeux sans regard se fixèrent sur le plafond, et il resta les lèvres entrouvertes par un sourire idiot. Némésis apparaissait. L’arrêt prononcé contre lui s’accomplissait. La nuit était venue.

Oh ! la pitié alors fut en moi la plus forte. Mon enquête, la recherche de la vérité, le but de ma vie, l’horreur même de l’effroyable spectacle que j’avais devant les yeux, tout s’effaça devant le sentiment d’une profonde compassion pour ce malheureux si cruellement frappé. Je me dressai sur mes pieds, ne voyant rien, ne pensant à rien qu’au pauvre être désespéré qui était devant moi. Je m’élançai pour le soutenir, pour le ranimer, pour le rappeler à lui, si la chose était encore possible. Mais, au premier pas que je fis, je sentis une main se poser sur mon épaule et me tirer vivement en arrière.

« Êtes-vous aveugle ? s’écria Benjamin en m’entraînant vers la porte. Regardez ! »

Je regardai dans la direction qu’il m’indiquait.

Ariel avait été plus prompte que moi. Elle avait redressé son maître sur sa chaise. D’un bras, elle le maintenait ; de l’autre, elle brandissait un casse-tête indien qu’elle avait détaché d’un trophée d’armes orientales qui décorait le mur à côté de la cheminée. Cette créature était transformée. Ses yeux brillaient comme ceux d’un animal sauvage, ses dents grinçaient, dans l’accès de frénésie qui s’était emparé d’elle.

« C’est vous qui avez fait cela ! me cria-t-elle en brandissant son casse-tête avec fureur autour de sa tête. Approchez, et je vous broie la cervelle, je fais une bouillie de votre chair, je ne vous laisse pas un os entier ! »

Benjamin, me tenant toujours d’une main, ouvrit la porte de l’autre. Je le laissai faire tout ce qu’il voulait ; Ariel me fascinait, je ne voyais qu’Ariel. Sa fureur s’éteignit quand elle nous vit battre en retraite. Elle laissa tomber son casse-tête ; elle entoura Dexter de ses bras, lui appuyant la tête sur sa poitrine, et elle se mit à pleurer et à sangloter sur lui.

« Maître !… Maître !… Elle ne vous tourmentera plus. Liez-moi comme d’habitude. Dites : Ariel, tu es une brute ! Redevenez vous-même. »

Benjamin m’entraîna de force dans la chambre voisine. J’entendis un long cri de douleur poussé par la pauvre créature, qui aimait son Maître avec la fidélité d’un chien et le dévouement d’une femme. La lourde porte se referma sur nous. J’étais dans la silencieuse antichambre, pleurant sur l’affreux spectacle auquel je venais d’assister, m’appuyant sur mon bon et vieil ami, sans plus de force et de volonté qu’un enfant.

Benjamin fit tourner la clef dans la serrure.

« Rien ne sert de pleurer, me dit-il doucement ; vous feriez mieux, Valéria, de remercier Dieu d’avoir pu sortir saine et sauve de cette chambre. Allons, venez avec moi. »

Il retira de la serrure la clef qu’il emporta, et me fit descendre dans le vestibule. Après un moment de réflexion, il ouvrit la porte extérieure. Le jardinier était toujours tranquillement à l’ouvrage dans le jardin.

« Votre maître est malade, lui dit Benjamin, et la femme qui le soigne a perdu la tête… Si elle a jamais eu une tête à perdre. Où demeure le docteur le plus voisin ? »

Le dévouement de l’homme se manifesta comme s’était manifesté celui de la femme, sous une forme grossière et violente. Il lança sa bêche au loin, en poussant un formidable juron.

« Le Maître malade !… s’écria-t-il. Je vais chercher le docteur. Je le ramènerai plus vite que ça !

– Dites au docteur d’amener un homme avec lui, ajouta Benjamin. Il aura besoin d’aide. »

Le jardinier se retourna d’un air courroucé.

« Je suis un homme, dit-il ; personne ne l’aidera que moi. »

Il nous quitta. Je m’assis sur l’une des chaises du vestibule, et je fis tous mes efforts pour reprendre mon calme. Benjamin marchait de long en large, plongé dans ses pensées.

« Tous les deux fous de lui ! se disait tout haut à lui-même mon vieil ami. Moitié singe, moitié homme, et tous les deux fous de lui ! C’est inconcevable ! »

Le jardinier revint avec le docteur, un homme calme, au teint brun, à l’air résolu. Benjamin s’avança à leur rencontre.

« J’ai la clef de la galerie, dit-il ; dois-je monter avec vous ? »

Sans répondre, le docteur tira Benjamin à l’écart dans un coin du vestibule. Tous deux causèrent ensemble. À la fin de leur entretien, le docteur dit :

« Donnez-moi la clef ; vous ne seriez d’aucune utilité ; vous ne feriez qu’irriter cette femme. »

Sur ces mots, il fit signe au jardinier. Celui-ci s’apprêtait à le guider et à monter devant lui l’escalier, quand je m’aventurai à arrêter le docteur.

« Puis-je rester dans ce vestibule, monsieur ?… Je suis anxieuse de savoir comment se terminera cet accès. »

Il me regarda un moment avant de répondre.

« Vous feriez mieux de rentrer chez vous, me dit-il. Le jardinier connaît-il votre adresse ?

– Oui, monsieur.

– Très-bien ! je vous ferai savoir des nouvelles par le jardinier. Suivez mon conseil, rentrez chez vous. »

Benjamin mit mon bras sous le sien. Je regardai en arrière et je vis le docteur et le jardinier monter ensemble l’escalier.

« N’écoutons pas le docteur, dis-je, à Benjamin tout bas, attendons dans le jardin.

– Désobéir au docteur ! par exemple ! s’écria Benjamin ; j’entends et je veux vous ramener à la maison ! »

Je regardai avec étonnement mon vieil ami. Lui, la douceur et la docilité même, quand l’énergie n’était pas nécessaire, il révéla alors une vigueur et une décision que je ne lui soupçonnais pas. Il m’emmena bel et bien à travers le jardin et me fit monter dans notre fiacre, que nous avions gardé et qui nous attendait à la grille.

En chemin, Benjamin tira son agenda.

« Que faut-il faire des insanités que j’ai écrites là ? demanda-t-il.

– Avez-vous donc tout transcrit ? repris-je un peu étonnée.

– Quand j’accepte une tâche, je l’accomplis, répliqua Benjamin. Vous n’avez pas donné une fois le signal… vous n’avez pas remué votre chaise, et j’ai tout écrit mot pour mot… tout. Que faut-il faire ?… Jeter ça par la portière ?

– Me le donner !

– Et qu’allez-vous en faire, vous ?

– Je n’en sais rien encore. Je le demanderai à M. Playmore. »

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