XXXVII. AU CHEVET DU BLESSÉ

Avant qu’elle eût prononcé une parole, je vis, sur le visage de ma belle-mère, qu’elle apportait de mauvaises nouvelles.

« Eustache ?… » m’écriai-je.

Elle ne me répondit que par un regard de douleur.

« Ah ! repris-je, parlez… parlez vite ! Je peux supporter tout, hormis cette angoisse. »

Mme Macallan étendant la main, me montra une dépêche télégraphique qu’elle avait tenue cachée dans les plis de son vêtement.

« Je me fie à votre courage, dit-elle ; avec vous, mon enfant, il est inutile de chercher des faux-fuyants. Lisez ceci. »

Je lus le télégramme. Il était signé par le chirurgien en chef d’une ambulance, et daté d’un petit village du nord de l’Espagne. Il était ainsi conçu :

« M. Eustache, grièvement blessé, dans une rencontre, par une balle perdue. Pas en danger jusqu’à présent. On prend de lui tous les soins possibles. Attendez un autre télégramme. »

Je détournai la tête et soutins de mon mieux l’affreuse douleur qui me déchira, à la lecture de cette dépêche. Ah ! combien profondément je l’aimais !… il me sembla que je ne l’avais pas su jusqu’à ce moment.

Ma belle-mère passa son bras autour de moi et me serra tendrement sur son cœur. Elle me connaissait assez pour ne pas me parler en ce moment.

Je rassemblai mon courage et lui montrai la dernière ligne du télégramme.

« Est-ce que vous attendrez ? demandai-je.

– Pas un jour, répondit-elle. Je vais au Foreign-Office pour un passe-port. J’ai là des amis. On me donnera des lettres, des renseignements, des recommandations. Je pars ce soir par la malle de Calais.

– Vous partez ?… dis-je ; est-ce que vous supposez que vous partirez sans moi ? Quand vous aurez votre passe-port, demandez le mien. À sept heures, ce soir, je serai chez vous. »

Elle essaya de me faire quelques objections : elle parla des dangers du voyage… Aux premiers mots, je l’arrêtai.

« Ne savez-vous pas, mère, combien je suis obstinée ? On peut vous faire attendre au Foreign-Office. Ne perdez donc pas ici ces heures précieuses. »

Elle céda avec une bonne grâce qui n’était pas habituellement dans son caractère.

« Quand mon pauvre Eustache saura-t-il quelle femme il possède ? »

Elle ne dit pas autre chose. Elle m’embrassa et partit dans sa voiture.

Mes souvenirs de ce voyage sont singulièrement vagues et imparfaits.

Quand je m’efforce de les rappeler, la mémoire des événements, plus nouveaux et plus intéressants, qui se sont passés à mon retour en Angleterre, se place au-devant de mes aventures en Espagne et les rejette dans un lointain plein d’ombre, où elles m’apparaissent comme arrivées il y a nombre d’années. Il me souvient confusément de retards et d’inquiétudes qui mirent à l’épreuve notre patience et notre courage. Parmi les amis que nous avons trouvés, grâce à nos lettres de recommandation, je me rappelle un secrétaire d’ambassade et un messager de la Reine, qui nous assistèrent et nous protégèrent dans une circonstance critique de notre voyage. Je vois passer dans mon esprit une longue succession d’hommes, également remarquables par leurs manteaux sales et leur linge blanc, par leur courtoisie raffinée vis-à-vis des femmes et leur cruauté sauvage pour les chevaux. Le dernier, le plus important de ces souvenirs, le seul vivant et présent à jamais, c’est celui de la misérable chambre d’une sordide auberge de village, dans laquelle nous trouvâmes notre pauvre bien-aimé, gisant entre la vie et la mort, insensible à tout ce qui se passait dans l’étroit petit monde qui entourait son chevet.

Il n’y avait rien de romanesque ou de singulier dans l’accident qui avait mis en danger la vie de mon mari.

Il s’était aventuré trop près du théâtre d’un combat – une misérable affaire – pour porter secours à un pauvre diable qui était resté blessé sur le terrain… mortellement blessé, comme l’événement le prouva. Une balle atteignit Eustache en plein corps. Ses collègues de l’ambulance le retirèrent au risque de la vie et l’emportèrent à leur quartier. Il était leur benjamin à tous : patient, charmant, brave, il ne lui manquait qu’un peu plus de jugement pour être la plus précieuse recrue qu’eût faite leur vaillante confrérie.

En me faisant ce récit, le chirurgien ajouta, avec bonté et délicatesse, quelques mots sur les précautions que j’aurais à garder.

La fièvre causée par la blessure avait, comme d’habitude, amené avec elle le délire. L’esprit de mon pauvre mari, autant qu’on en pouvait juger par ses paroles incohérentes, était uniquement rempli de l’image de sa femme. L’infirmier qui le soignait en avait entendu assez, pendant les instants qu’il avait passés auprès de lui, pour convaincre le chirurgien que toute reconnaissance soudaine de ma personne aurait pour le blessé, s’il revenait à lui, les plus funestes conséquences. Dans l’état des choses, je pouvais prendre mon tour de garde auprès de lui et le soigner, sans qu’il y eût la plus petite chance qu’il s’en aperçût. Et cela pouvait durer des semaines. Mais, quand le jour viendrait où il serait déclaré hors de danger… si ce bienheureux jour arrivait jamais… je devais quitter son chevet, et attendre, pour me montrer, que le chirurgien m’en donnât la permission.

Ma belle-mère et moi, nous nous relevions l’une l’autre régulièrement, la nuit comme le jour, dans la chambre du malade.

Pendant ses heures de délire… heures qui revenaient avec une impitoyable régularité… mon nom était toujours sur les lèvres enfiévrées de mon pauvre adoré. L’idée qui le dominait était cette unique et effroyable pensée, que j’avais en vain combattue dans notre dernière entrevue. En présence du verdict prononcé par le jury, il était impossible que même sa femme pût réellement et sincèrement être convaincue de son innocence ! Tons les rêves insensés qu’évoquait son imagination désordonnée étaient inspirés par cette persuasion obstinée. Il se figurait que je vivais encore avec lui, dans ces affreuses conditions. Quoi qu’il pût faire, je lui rappelais toujours la terrible épreuve par laquelle il avait passé. Il jouait son propre personnage et il jouait le mien. Il m’offrait une tasse de thé, et je lui disais : « Nous avons eu une discussion hier, Eustache ; la tasse est-elle empoisonnée ? » Il m’embrassait en gage de réconciliation, et je me mettais à rire, et je lui disais : « Nous sommes au matin, mon amour ; mourrai-je ce soir à neuf heures ? » J’étais malade et alitée, et il me présentait une médecine ; je le regardais d’un œil soupçonneux, en lui disant : « Vous aimez une autre femme ; y a-t-il dans la médecine quelque chose que le médecin ne connaisse pas ? » Tel était l’horrible drame qui se jouait continuellement dans son cerveau. C’est par centaines et centaines de fois que je le lui ai entendu répéter, presque toujours dans les mêmes termes. Dans d’autres crises, ses pensées se portaient sur mon projet désespéré de prouver son innocence. Quelquefois il en riait, quelquefois il s’en affligeait. Ou bien il imaginait des ruses pour mettre, sans que je m’en aperçusse, des obstacles sur mon chemin. Il était particulièrement dur pour moi quand il inventait ses stratagèmes et ses empêchements. Il recommandait énergiquement aux personnes imaginaires dont il se croyait entouré de ne pas hésiter à me faire souffrir, à me torturer. « Ne faites pas attention si vous l’irritez, ne faites pas attention si vous la faites pleurer. C’est pour son bien ; c’est pour la sauver du danger dont la pauvre insensée ne se doute pas. Il ne faut pas avoir pitié d’elle quand elle vous dit qu’elle fait cela pour moi. Elle va se faire insulter, elle va se faire abuser, elle va se compromettre, sans le savoir. Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! » C’était une faiblesse de ma part, je le sais bien, je n’aurais pas dû oublier un instant qu’il n’avait pas sa raison ; il n’en est pas moins vrai que beaucoup de ces heures passées au chevet de mon mari, furent pour moi des heures de mortification et de douleur dont le pauvre ami était l’unique et innocente cause.

Les semaines s’écoulaient, et il était toujours ballotté entre la vie et la mort.

Je laissais passer les jours sans en garder le compte, et je ne peux pas me remémorer maintenant la date exacte où se manifesta le premier changement favorable. Je me rappelle seulement que ce fut au lever du soleil, par un beau matin d’hiver, que nous fûmes enfin soulagées du lourd poids de l’incertitude. Le chirurgien se trouvait auprès du lit, quand son malade s’éveilla. La première chose que fit le docteur, après avoir examiné Eustache, fut de me prévenir par un signe de garder le silence, et de me tenir hors de vue. Ma belle-mère et moi nous savions toutes les deux ce que cela signifiait. Le cœur plein, nous remerciâmes ensemble Dieu, qui nous rendait, à moi mon mari, à elle son fils.

Le soir du même jour, me trouvant seule avec ma belle-mère, nous nous hasardâmes à parler de l’avenir… pour la première fois depuis que nous avions quitté l’Angleterre.

« Le chirurgien m’informe, me dit Mme Macallan, qu’Eustache est trop faible pour pouvoir supporter, d’ici à quelques jours, rien qui ressemble à une émotion ou à une surprise. Nous avons du temps pour examiner s’il convient de lui apprendre qu’il doit la vie autant à vos soins qu’aux miens. Votre cœur peut-il vous permettre de le quitter, Valéria, maintenant que la miséricorde de Dieu nous l’a rendu ?

– Si je ne consultais que mon cœur, répondis-je, je ne le quitterais jamais plus. »

Mme Macallan me regarda avec une expression de grave surprise.

« Que pouvez-vous avoir à consulter en dehors de votre cœur ? demanda-t-elle.

– Si lui et moi nous vivons, répliquai-je, j’ai à penser au bonheur de sa vie et au bonheur de la mienne durant les années à venir. Je puis supporter beaucoup, mère, mais je ne saurais supporter la douleur de le voir me quitter une seconde fois.

– Vous lui faites tort, Valéria… je crois fermement que vous lui faites tort… en admettant la possibilité qu’il lui vienne l’idée de vous quitter encore !

– Chère madame Macallan, avez-vous donc déjà oublié ce que nous lui avons entendu dire de moi pendant que nous veillions à son chevet ?

– Nous avons entendu les divagations d’un homme en délire. Ne serait-il pas bien dur de rendre Eustache responsable de ce qu’il a dit, alors qu’il n’avait pas sa raison ?

– Il est plus dur encore de résister à sa mère, alors qu’elle plaide pour lui. Ô la meilleure des amies ! je ne rends pas Eustache responsable de ce qu’il a dit sous l’empire de la fièvre ; mais je vois là un avertissement. Les plus folles paroles que nous ayons entendu sortir de ses lèvres, ne sont toutes que l’écho fidèle de celles qu’il m’a dites à moi, alors qu’il était en pleine possession de la force et de la santé. Quel espoir puis-je conserver qu’il revienne à la vie avec d’autres dispositions d’esprit à mon sujet ? L’absence n’a pas changé ses idées. Dans le délire de la fièvre, comme en pleine santé, il garde sur moi le même doute affreux. Je ne vois qu’un moyen de le ramener à moi, c’est de détruire dans leur racine les raisons qu’il a de m’abandonner. Essayer encore de lui persuader que je crois à son innocence, serait inutile ; il faut lui démontrer que cette croyance n’est plus nécessaire, il faut lui prouver que son innocence ne peut plus faire doute ni pour moi ni pour personne.

– Valéria !… Valéria !… vous perdez du temps et des paroles. Vous avez tenté l’expérience et vous savez aussi bien que moi que vous vous proposez l’impossible. »

Je n’avais rien à répondre à cela. Je ne pouvais rien dire de plus que ce que j’avais déjà dit.

« Voyons, admettons que vous retourniez chez Dexter poussée par la compassion pour un fou et un pauvre malheureux qui vous a grossièrement injuriée, vous ne pouvez y aller qu’accompagnée, bien entendu, par moi ou par quelque personne sûre. Vous pouvez rester assez longtemps seulement pour égayer l’imagination extravagante de cette créature et pour calmer pendant un moment sa cervelle détraquée. Supposons même que Dexter soit encore capable de vous aider dans quelque moment lucide, cela peut-il durer ? Pouvez-vous rester longtemps avec cet homme sur le pied d’une estime réciproque et d’une confiante familiarité… en le traitant en un mot comme un ami intime ? Répondez-moi honnêtement : Pourriez-vous vous résoudre à cela après ce qui s’est passé chez M. Benjamin ? »

J’avais raconté à ma belle-mère ma dernière entrevue avec Miserrimus Dexter, à cause de la confiance naturelle qu’elle m’inspirait comme parente et comme compagne de route ; et voilà l’usage qu’elle faisait de mon renseignement ! Je n’avais sans doute aucun droit de la blâmer. Le but justifie les moyens. Je n’avais qu’un choix à faire dans tous les cas ; me fâcher ou lui répondre. Je lui répondis. J’avouais que je ne pourrais de nouveau permettre à Miserrimus Dexter de me traiter avec familiarité, comme un confident ou comme un ami intime.

Mme Macallan se servit sans pitié de l’avantage qu’elle venait de remporter.

« Eh bien ! dit-elle, cette dernière ressource venant à vous manquer, quelle chance vous resterait-il ?… Quel moyen emploieriez-vous ? »

Je ne savais pourquoi, mais il ne m’était pas possible de trouver une seule réponse à ces questions. Je me sentais tout étrange. Je ne me retrouvais plus. Encouragée par mon silence, Mme Macallan frappa le dernier coup qui devait achever sa victoire.

« Mon pauvre Eustache est faible et fantasque, dit-elle, mais il n’est pas ingrat. Mon enfant ! vous lui avez rendu le bien pour le mal ; vous lui avez prouvé combien votre amour est sincère et dévoué, en souffrant pour lui toutes les peines, en vous exposant à tous les dangers. Ayez confiance en moi, ayez confiance en lui ! Il ne pourra vous résister. Laissez-lui voir votre visage chéri, qu’il a toujours devant les yeux, même dans ses rêves, et qu’il contemple avec tant d’amour et de bonheur, ma fille… et il sera de nouveau à vous, à vous pour la vie ! »

Elle se leva, elle posa ses lèvres sur mon front, sa voix prit un accent de tendresse qui m’était inconnu.

« Dites oui, Valéria, et vous serez pour moi, comme pour lui, plus chère encore que vous ne l’avez jamais été ! »

Mon cœur passa de son côté, mon énergie était à bout. Aucune lettre de M. Playmore n’était venue me guider et m’encourager. J’avais résisté si longtemps et si vainement, j’avais fait tant d’efforts, j’avais tant souffert, j’avais rencontré de si amères déceptions, de si cruelles douleurs ! Et puis Eustache était là, dans la chambre voisine, luttant péniblement pour revenir à la connaissance et à la vie… Comment aurais-je pu persister ? En disant oui, si Eustache confirmait la confiance que sa mère avait en lui, je disais adieu à la plus chère ambition, au plus doux et au plus noble espoir de ma vie. Je le savais… et je dis oui.

C’en était donc fait, il allait falloir renoncer au grand combat, et entrer dans la voie de la résignation, en m’avouant vaincue !…

Ma belle-mère et moi nous couchions ensemble sous l’unique abri que l’auberge pouvait nous offrir, une sorte de grenier sous les combles de la maison. La nuit qui suivit notre conversation fut cruellement froide. Nous sentions l’âpreté de la température sous nos robes de chambre et nos manteaux de voyage étendus sur nous. Ma belle-mère dormait ; mais le sommeil ne vint pas pour moi. J’étais trop inquiète, trop malheureuse en pensant au changement survenu dans ma position, et trop tourmentée par mes doutes sur la façon dont mon mari me recevrait, pour qu’il me fut possible de dormir.

Quelques heures s’étaient écoulées, et j’étais toujours absorbée dans mes tristes pensées, quand, tout à coup, j’eus conscience d’une nouvelle, d’une étrange sensation, qui m’étonna et m’inquiéta. Je me dressai sur mon séant, dans le lit, respirant à peine et toute troublée. Ce mouvement éveilla ma belle-mère.

« Êtes-vous malade ? me demanda-t-elle ; qu’avez-vous ? »

J’essayai de lui exprimer, aussi bien que possible, ce que je ressentais. Avant même que j’eusse fini, elle parut comprendre. Elle m’attira tendrement dans ses bras et me pressa contre sa poitrine.

« Ma pauvre innocente enfant ! dit-elle ; est-il possible que vous ne vous doutiez pas de ce que c’est ? Faut-il réellement que je vous le dise ? »

Alors tout bas, elle murmura quelques mots à mon oreille. Ah ! de ma vie oublierai-je la tempête de sentiments que ces quelques mots éveillèrent en moi, le singulier mélange de bonheur, de crainte, de surprise, de soulagement, d’orgueil, et d’humilité qui remplit tout mon être et, à partir de ce moment, fit de moi une nouvelle femme. Maintenant, je le savais. Si Dieu m’accordait quelques mois encore d’existence, je pouvais espérer la plus pure, la plus sacrée de toutes les joies humaines… la joie d’être mère.

Je ne sais comment le reste de la nuit se passa, mes souvenirs ne me reviennent qu’au moment de la matinée, où j’allai respirer l’air glacial de l’hiver dans la plaine marécageuse qui se trouvait derrière l’auberge.

J’ai dit que je me sentais une femme nouvelle. Le matin me trouva avec une nouvelle résolution et une nouvelle énergie. Quand je songeais maintenant à l’avenir, ce n’était plus seulement à mon mari que j’avais à penser. L’honneur de son nom ne nous intéressait plus seuls, lui et moi ; il allait bientôt devenir le plus précieux héritage qu’il laisserait à son enfant. Qu’avais-je fait, grand Dieu ! dans l’ignorance de cette situation nouvelle ? J’avais renoncé à l’espoir de laver son nom de la tache, si légère qu’elle fût, qui y était imprimée ! Notre enfant serait exposé à entendre des méchants lui dire : « Ton père a passé en jugement pour le plus vil de tous les assassinats, et il n’a jamais été absolument acquitté des charges qui pesaient sur lui. » Pouvais-je affronter les glorieux périls de l’enfantement avec cette possibilité constamment présente à mon esprit ? Non !… non ! pas avant d’avoir tenté de nouveaux efforts pour sonder et pénétrer la conscience de Miserrimus Dexter. Non !… non ! pas avant d’avoir recommencé la lutte et fait briller à la lumière du jour, la vérité qui justifierait l’époux et le père !

Je revins à la maison, ranimée et déterminée. J’ouvris mon cœur à mon amie, à ma mère, et je lui dis franchement le changement qui s’était opéré en moi depuis la dernière fois que nous avions parlé d’Eustache.

Elle fut plus que contrariée, elle se montra presque offensée. Quoi ! un secours providentiel se présentait ; le bonheur qui allait nous venir établirait un nouveau lien entre mon mari et moi ; toute autre considération devant celle-là n’était que folie pure. Si je quittais en ce moment Eustache, il deviendrait un être sans cœur et sans raison ; je regretterais jusqu’à la fin de mes jours d’avoir laissé échapper la plus heureuse chance que pût m’offrir ma vie d’épouse.

J’eus à livrer un rude combat. Bien des doutes cruels vinrent m’assaillir. Mais, cette fois, je demeurai ferme. L’honneur du père, l’héritage de l’enfant, j’avais sans cesse ces deux pensées présentes à mon esprit. Quelquefois l’appui que je cherchais me faisait défaut, et alors, comme une pauvre insensée, je me laissais aller à une explosion de larmes, dont j’avais toujours honte ensuite. Mais mon obstination naturelle, pour parler comme ma belle-mère, finit par prendre le dessus. De temps en temps, je jetais des regards furtifs sur Eustache pendant qu’il dormait et cela aussi me venait en aide. Ces courtes échappées près de mon mari, quoiqu’elles fissent parfois tristement saigner mon cœur, me laissaient néanmoins plus forte. Explique qui pourra cette contradiction.

Je fis une concession à ma belle-mère. Je consentis à attendre deux jours avant de prendre mes dispositions pour mon retour en Angleterre. Elle pouvait espérer que je changerais d’avis dans l’intervalle.

Bien me prit de lui avoir cédé dans cette mesure. Le second jour, c’est-à-dire la veille de mon départ, le chirurgien en chef de l’ambulance envoya chercher au bureau de poste de la ville voisine les lettres qui pouvaient être à son adresse ou confiées à ses soins. Le messager rapporta une lettre pour moi. Je crus reconnaître l’écriture, et je ne me trompais pas. La réponse de M. Playmore me parvenait enfin !

Si un changement de résolution avait pu entrer dans mes idées, la lettre de cet excellent ami serait arrivée à temps pour m’en préserver. Je détache de cette lettre les passages essentiels, et qui montrent quel encouragement j’y pouvais trouver dans un moment où j’avais tant besoin d’être réconfortée par des paroles amicales.

« … Laissez-moi vous dire, » écrivait M. Playmore, « ce que j’ai fait pour vérifier la conclusion qu’indique votre lettre. »

« J’ai retrouvé l’un des domestiques mis en sentinelle dans le corridor, durant la nuit qui a suivi la mort de la première femme de M. Eustache, à Gleninch. Cet homme se rappelle parfaitement que Miserrimus Dexter apparut soudainement devant lui et devant ses camarades, longtemps après que le silence de la nuit régnait partout dans la maison. Dexter leur dit : « Vous ne verrez, je suppose, aucun inconvénient à ce que j’aille lire dans le cabinet d’étude. Je ne puis dormir, après ce qui est arrivé, et j’ai besoin de distraire mon esprit de manière ou d’autre. » Ces hommes n’avaient pas d’ordre pour empêcher personne d’entrer dans le cabinet d’étude. Ils savaient que la porte de communication avec la chambre à coucher était fermée et que les clés des deux autres portes qui y donnaient accès étaient en la possession de M. Gale. Ils laissèrent donc Dexter entrer dans le cabinet d’étude. Il ferma la porte, la porte qui s’ouvrait sur le corridor, et resta là pendant quelque temps. Ce temps, il le passa, pour les domestiques en sentinelle, dans le cabinet d’étude ; mais, pour nous, dans la chambre mortuaire. Cela résulte avec évidence de ce qui lui est échappé dans son entrevue avec vous. Maintenant, il ne pouvait entrer dans la chambre, comme vous l’avez à bon droit supposé, que par un seul moyen, la possession de la clé perdue. Combien de temps resta-t-il là ? C’est ce que je n’ai pu découvrir. Mais ce point est de peu d’importance. Le domestique se rappelle qu’il sortit du cabinet d’étude, pâle comme un mort ; et qu’il passa devant eux sans dire un mot, pour reprendre le chemin de sa chambre.

« Tels sont les faits. La conclusion à laquelle ils conduisent est grave au plus haut degré. Ils justifient tout ce que je vous ai conté dans mon cabinet, à Édimbourg. Vous vous rappelez ce qui a été a dit entre nous. Je n’ai pas besoin d’y revenir encore.

« En ce qui vous concerne, vous avez innocemment éveillé chez Miserrimus Dexter un sentiment que je n’essaierai pas de caractériser. Il y a quelque chose, je l’ai constaté moi-même, dans vos traits et surtout dans votre démarche, qui peut rappeler la défunte Mme Eustache à ceux qui l’ont bien connue. Ces rapports lointains ont dû nécessairement produire de l’effet sur l’esprit malade de Dexter. Sans nous étendre sur ce sujet, permettez-moi seulement de vous rappeler qu’il s’est montré, comme conséquence de l’influence que vous exercez sur lui, incapable, dans ses moments d’agitation, de réfléchir avant de parler quand il se trouve en votre présence. Il n’est pas simplement possible, il est grandement probable qu’il se trahira encore plus sérieusement qu’il ne l’a fait déjà, si vous lui en donnez l’occasion. Je vous devais, sachant quel intérêt vous guide, de m’expliquer nettement sur ce point. Je ne fais aucun doute que vous ne vous soyez rapprochée d’un grand pas du but que vous vous proposez d’atteindre.

« Je vois dans votre lettre et dans mes découvertes la preuve palpable que Dexter doit avoir eu avec la défunte de certains rapports que nous ignorons, rapports innocents, j’en suis certain, du moins en ce qui la concerne, et cela non-seulement au moment de la mort, mais quelques semaines auparavant. Je ne saurais dissimuler, ni à moi-même ni à vous, la ferme persuasion où je suis, que si vous réussissez à connaître la nature de ces relations, vous arriverez, selon toutes les probabilités humaines, à prouver l’innocence de votre mari. C’est mon devoir d’honnête homme d’en convenir avec nous ; c’est mon devoir d’honnête homme aussi d’ajouter que, même avec la récompense que vous avez en vue, je ne puis en conscience vous conseiller de risquer tout ce que vous avez à risquer en voyant Miserrimus Dexter. Dans cette difficile et délicate matière, je ne puis ni ne veux assumer aucune responsabilité. La décision finale ne peut être laissée qu’à vous-même. La seule faveur que je vous supplie de m’accorder, c’est de me faire connaître, aussitôt que vous serez fixée, la résolution que vous aurez prise. »

Les difficultés que mon digne correspondant pressentait, n’étaient pas des difficultés à mes yeux. Je ne possédais pas, en matière judiciaire, l’esprit pratique de M. Playmore, et mon parti de revoir Miserrimus Dexter était pris, quoiqu’il en pût advenir, avant que j’eusse terminé la lecture de la lettre.

La malle-poste pour la France traversait la frontière le lendemain. Il y avait pour moi une place à prendre, sous la protection du conducteur. Sans consulter âme qui vive, téméraire et allant comme toujours tête baissée… je la pris.

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