XXXVI. ARIEL.

Je passai une nuit sans sommeil.

L’incroyable audace de Miserrimus Dexter n’avait pas seulement soulevé en moi les indignations et les pudeurs de la femme ; j’en considérais avec chagrin les conséquences, qui étaient pour moi des plus graves. Jusqu’ici le but que j’avais donné à ma vie dépendait de mon entente avec Miserrimus Dexter ; et un obstacle insurmontable allait maintenant se dresser sur ma route. Même dans l’intérêt de mon mari devais-je permettre à un homme qui m’avait gravement offensée d’approcher encore de moi ? Je n’étais pas prude, mais je repoussais cette pensée.

Je me levai tard, et je m’assis devant mon pupitre en m’efforçant de regagner assez d’énergie pour écrire à M. Playmore… mais je ne pus en venir à bout.

Vers midi, Benjamin étant sorti pour quelques instants, la gouvernante entra m’annoncer qu’un autre visiteur se présentait pour moi à la grille de la villa.

« C’est une femme, cette fois, madame… ou quelque chose d’approchant, me dit la digne femme d’un air de confidence. C’est une grande, grosse, gauche, lourde créature, avec un chapeau d’homme sur la tête et une canne d’homme à la main. Elle dit qu’elle est chargée d’un billet pour vous et qu’elle ne veut le remettre à personne qu’à vous-même. Je n’avais rien de mieux à faire que de ne pas la laisser entrer… n’est-il pas vrai ?

Reconnaissant à l’instant l’original du portrait qu’elle venait de tracer, j’étonnai grandement la gouvernante en consentant à recevoir immédiatement la messagère.

Ariel entra dans la chambre. Elle gardait comme d’habitude son silence stupide ; mais je remarquai en elle un changement qui m’étonna. Ses yeux hébétés étaient rouges et injectés de sang. Des traces de larmes à ce qu’il semblait, étaient visibles sur ses grosses joues informes. Elle traversa la chambre, dans la direction de ma chaise, d’un pas moins déterminé que d’habitude.

« Ariel, me demandai-je, serait-elle assez femme pour pleurer ? »

Était-il dans les limites du possible qu’Ariel vint à moi affectée par un sentiment de chagrin ou de peur ?…

« J’ai appris que vous apportiez quelque chose pour moi, lui dis-je ; ne voulez-vous pas vous asseoir ? »

Elle me tendit une lettre… sans répondre et sans prendre une chaise. J’ouvris l’enveloppe ; la lettre qu’elle renfermait était écrite par Miserrimus Dexter, et contenait ces lignes :

« Essayez d’avoir pitié de moi, si vous trouvez en vous un dernier reste de compassion pour un misérable qui a expié cruellement l’erreur d’un moment. Si vous pouviez me voir, vous avoueriez vous-même que ma punition a été assez rude. Pour l’amour de Dieu, ne m’abandonnez pas. Je n’étais pas en possession de moi-même lorsque le sentiment que vous avez éveillé en moi a été plus fort que ma volonté. Jamais plus je ne le laisserai voir ; c’est un secret qui mourra avec moi. Puis-je espérer que vous croirez à ma parole ? Non, je ne vous demande pas de me croire, je ne vous demande pas de vous fier à moi dans l’avenir. Si vous consentiez jamais à me revoir, que ce soit en présence d’une tierce personne chargée de vous protéger. Je mérite cela. Je m’y soumettrai. J’attendrai que le temps ait calmé vos sentiments de colère contre moi. Tout ce que je vous demande, aujourd’hui, c’est de me permettre d’espérer. Dites à Ariel : « Je lui pardonne, et un jour je lui permettrai de me revoir. » Elle se le rappellera par amour pour moi. Si vous la renvoyez sans une réponse, ce sera m’envoyer dans une maison de fous. Demandez-le lui, si vous ne me croyez pas.

« MISERRIMUS DEXTER. »

Après avoir lu cette étrange lettre, je regardai Ariel.

Elle était debout, et, les yeux fixés sur le plancher, elle me tendait la canne qu’elle tenait à la main.

« Prenez ce bâton… furent les premiers mots qu’elle me dit.

– Pourquoi faire ? » demandai-je.

Après une courte lutte contre son esprit rebelle, Ariel parvint à traduire lentement sa pensée en paroles.

« Vous êtes irritée contre le Maître, passez votre colère sur moi… Battez-moi !

– Vous battre, vous, Ariel !

– Mon dos est large, dit la pauvre créature ; je ne me défendrai pas, je supporterai les coups. Prenez le bâton. Ne le chagrinez pas. Vengez-vous sur mon dos… Battez-moi ! »

Elle me mit de force la canne dans la main et tourna vers moi ses pauvres épaules, attendant les coups. C’était à la fois horrible et touchant à voir. Des larmes me vinrent aux yeux, j’essayai, avec douceur et patience, de raisonner avec elle, mais en pure perte. L’idée d’attirer sur elle le châtiment qu’avait mérité son Maître était la seule qui se fit jour dans son esprit. Elle répétait sans cesse :

« Ne le chagrinez pas !… Battez-moi !…

– Qu’entendez-vous par le chagriner ? » demandai-je.

Elle s’efforça d’expliquer sa pensée, mais sans trouver de mots pour la rendre. Comme un sauvage aurait pu le faire, elle eut recours à la pantomime pour expliquer ce qu’elle voulait dire. Elle alla à la cheminée, se coucha sur le tapis du foyer, et se mit à regarder le feu avec des yeux égarés. Puis, prenant son front à deux mains, elle balança son corps de droite et de gauche, les yeux toujours fixés sur le feu.

« Voilà comme il est ! s’écria-t-elle tout à coup. Des heures et des heures, voilà comme il est ! Il ne fait attention à personne, et il pleure à cause de vous. »

Le tableau vivant que me présentait Ariel rappelait à ma mémoire ce qui m’avait été dit sur l’état de santé de Dexter et l’opinion si nettement exprimée par le docteur sur les dangers qui l’attendaient dans l’avenir. Si j’avais pu résister à Ariel, j’aurais dû céder à la crainte vague des conséquences qui me troublait en secret.

« Cessez !… cessez !… » m’écriai-je.

Mais elle continuait à se balancer devant l’âtre pour imiter son maître, son front dans ses mains et ses yeux fixés sur le feu.

« Levez-vous, dis-je, je vous en prie ! Je ne suis plus fâchée contre lui. Je lui pardonne. »

Elle se releva sur les mains et sur les genoux, et attendit, les yeux fixés sur mon visage. Dans cette attitude, qui lui donnait plutôt l’apparence d’un chien que d’une créature humaine, elle répéta sa demande ordinaire quand elle voulait fixer dans sa mémoire des mots qu’elle avait intérêt à retenir :

« Dites encore ! »

Je fis ce qu’elle demandait. Elle ne fut pas satisfaite.

« Dites comme il y a dans la lettre, reprit-elle. Dites comme le Maître m’a dit à moi. »

Je jetai un regard sur la lettre et je répétai alors mot pour mot à Ariel les termes de la réponse que Dexter attendait : « Je lui pardonne, et un jour je lui permettrai de me revoir. »

D’un bond Ariel fut sur ses pieds. Pour la première fois depuis qu’elle était entrée dans la chambre où nous nous trouvions ensemble, son morne visage s’éclaira d’une étincelle de vie.

« C’est gai s’écria-t-elle. Écoutez, pour voir si je peux le dire aussi… si je le sais bien par cœur. »

Je lui fis la leçon comme à un enfant, et, syllabe par syllabe, je fixai dans sa mémoire le message qu’elle avait à reporter.

« Maintenant, reposez-vous, lui dis-je, et laissez-moi vous donner quelque chose à manger et à boire, après votre longue course. »

J’aurais tout aussi utilement adressé la parole à une chaise. Elle ramassa son bâton, et, poussant un farouche cri de joie, elle s’écria :

« Je sais par cœur ! Ça rafraîchira la tête du Maître. Hourra ! »

Puis, s’élançant dans le corridor, elle se précipita dehors comme un animal sauvage s’échappant de sa cage. J’arrivai juste à temps pour la voir ouvrir la grille du jardin et se mettre en route d’un pas qui aurait rendu inutile toute tentative de l’atteindre et de l’arrêter.

Je rentrai au salon, l’esprit occupé d’une question qui aurait rendu perplexes des têtes plus fortes que la mienne : Un homme désespérément et absolument mauvais pouvait-il inspirer un attachement aussi dévoué que celui dont Dexter était l’objet de la part de la femme qui venait de me quitter et du rude jardinier qui l’avait si doucement emporté la veille au soir ? Qui pourrait décider cette question ? Le plus grand misérable trouve toujours un ami…, dans une femme ou dans un chien.

Je repris ma place devant mon pupitre et j’essayai une seconde fois d’écrire à M. Playmore.

En repassant dans ma mémoire tout ce que Miserrimus Dexter m’avait dit, comme principal élément de ma lettre, mon attention s’arrêta, avec un intérêt tout particulier, sur l’étrange explosion de sentiments qui l’avait amené à trahir le secret de sa passion insensée pour la première femme d’Eustache. Je revis l’effrayante scène dans la chambre mortuaire… la difforme créature pleurant sur le corps de la morte, dans le silence des premières heures d’une sombre matinée. L’affreux tableau, par une étrange possession, obsédait mon esprit. En vain je me levai, je marchai dans le salon, je m’efforçai de donner un autre cours à mes pensées. L’image m’était trop présente et trop familière pour qu’il me fût possible de la chasser. J’avais visité la chambre mortuaire, j’avais regardé le lit ; j’avais parcouru le corridor que Dexter avait traversé pour aller dire à la morte un dernier adieu.

Le corridor !… Je m’arrêtai. Mes pensées prirent soudain un autre cours, sans que ma volonté y fût pour rien.

Quel autre souvenir, en dehors de ce qui concernait Dexter, s’associait dans mon esprit au souvenir du corridor ? Était-ce quelque chose que j’avais vu durant ma visite à Gleninch ? Non. Était-ce quelque chose que j’avais lu ?… Je saisis le compte-rendu du procès pour m’en assurer. Le livre s’ouvrit à la page qui contenait la déposition de la garde. Je relus cette déposition, sans qu’elle me rappelât rien, jusqu’au moment où j’arrivai à ces lignes, tout à la fin de cette déposition :

« Avant l’heure du coucher, je suis remontée au premier, dans l’intention de faire la toilette de la morte pour son ensevelissement. La chambre où était le corps avait été fermée à clé, ainsi que la porte conduisant à la chambre de M. Macallan et celle qui s’ouvrait sur le corridor. Les clés de ces portes avaient été emportées par M. Gale. Deux domestiques mâles étaient postés en sentinelle hors de la chambre. Ils devaient être relevés à quatre heures du matin… c’est tout ce qu’ils purent me dire. »

Voilà ce que je cherchais dans ma mémoire à propos du corridor ! Voilà ce dont j’aurais dû me souvenir, quand Miserrimus Dexter m’avait parlé de sa visite à la morte !

Comment… les portes étant fermées et les clés ayant été emportées par M. Gale… Dexter avait-il pu pénétrer dans la chambre mortuaire ? Il n’y avait qu’une porte fermée dont M. Gale n’eût pas la clé… la porte de communication entre le cabinet d’étude et la chambre à coucher. La clé manquait. Avait-elle été volée ? Et Dexter était-il le voleur ?

Il pouvait avoir passé près des hommes en sentinelle, pendant qu’ils dormaient, ou après qu’ils eurent été relevés et quand le passage n’était plus gardé. Mais comment avait-il pu entrer dans la chambre, si ce n’est par la porte fermée du cabinet d’étude ? Il devait en avoir eu la clé ! Et il devait l’avoir fait disparaître plusieurs semaines avant la mort de Mme Eustache Macallan ! Quand la garde était arrivée pour la première fois à Gleninch, le 7 du mois, la clé manquait déjà ; elle en fait mention dans sa déposition.

À quelles conclusions ces réflexions et ces découvertes me conduisaient-elles ? Miserrimus Dexter, dans un moment d’agitation qui lui ôtait tout contrôle sur lui-même, avait-il inconsciemment placé le fil conducteur entre mes mains ? La clé perdue était-elle le pivot sur lequel tournait tout le mystère de l’empoisonnement commis à Gleninch ?

Je revins pour la troisième fois à mon pupitre. La seule personne en qui je pouvais me confier pour trouver les réponses à ces questions était M. Playmore. Je lui écrivis une relation complète et minutieuse de tout ce qui était arrivé. Je le priai d’oublier et de pardonner la façon peu gracieuse dont j’avais reçu l’avis si bienveillant qu’il m’avait donné, et je lui promis par avance de ne plus rien faire, sans l’avoir préalablement consulté, dans la nouvelle phase où j’entrais maintenant.

Le temps était beau pour la première fois de l’année ; et, voulant prendre un peu de salutaire exercice, après les surprises et les préoccupations qui avaient rempli cette matinée, j’allai porter moi-même à la poste ma lettre à M. Playmore.

À mon retour à la villa, je fus informée qu’une autre visiteuse m’attendait. Une visiteuse civilisée, cette fois, qui avait dit son nom. C’était ma belle-mère… Mme Macallan.

Share on Twitter Share on Facebook