Quelques jours plus tard, deux compagnies d'assurances reçurent de l'homme d'affaires de la veuve la nouvelle officielle de la mort de lord Montbarry. La somme assurée à chaque bureau était de 5, 000 livres sterling, sur lesquelles une année de prime seulement avait été payée. En pareille occurrence, les directeurs jugèrent utile d'étudier un peu l'affaire.
Les médecins attitrés des deux compagnies qui avaient recommandé l'assurance de lord Montbarry furent appelés en conseil pour expliquer les rapports qu'ils avaient faits. Cette nouvelle éveilla la curiosité des personnes s'occupant d'assurances sur la vie. Sans refuser absolument de payer l'argent, les deux bureaux, agissant de concert, décidèrent qu'ils nommeraient une commission d'enquête à Venise « pour recueillir de plus amples informations ».
M. Troy apprit aussitôt ce qui se passait. Il écrivit sur-le-champ à Agnès pour l'en informer, ajoutant un bon conseil à son avis.
« Vous êtes intimement liée, je le sais, lui disait-il, avec lady Barville, sœur aînée de feu lord Montbarry. L'avocat de son mari est aussi celui de l'une des compagnies d'assurances : il peut y avoir dans le rapport de la commission d'enquête quelque chose qui ait trait à la disparition de Ferraris ; on ne laisserait pas voir, cela va de soi, un pareil document à des personnes ordinaires ; mais une sœur du feu lord est une si proche parente qu'on fera sûrement en sa faveur exception aux règles habituelles. Sir Théodore Barville n'a qu'à en manifester le désir, et les avocats, même s'ils ne permettent pas à sa femme de prendre connaissance du rapport, répondront du moins à toutes les questions qu'elle leur posera à ce sujet. Dites-moi ce que vous pensez de mon idée le plus tôt possible. »
La réponse arriva par retour du courrier. Agnès refusait de suivre le conseil de M. Troy.
« Mon intervention, tout innocente qu'elle a été, écrivait-elle, a déjà eu de si déplorables résultats, que je ne veux pas me mêler davantage de l'affaire Ferraris. Si je n'avais pas consenti à laisser ce malheureux individu se servir de mon nom, feu lord Montbarry ne l'aurait pas engagé, et sa femme n'aurait pas eu à supporter l'incertitude et l'angoisse dont elle souffre aujourd'hui. En admettant que le rapport dont vous parlez soit entre mes mains, je ne voudrais même pas y jeter les yeux ; j'en sais déjà trop sur cette triste vie du palais de Venise. Si Mme Ferraris s'adresse à lady Barville par votre intermédiaire, ceci est, bien entendu, une tout autre affaire. Mais, dans ce cas, il faut que je vous pose encore une condition absolue, c'est que mon nom ne sera pas prononcé. Pardonnez-moi, cher monsieur Troy ! Je suis très malheureuse et peut-être très déraisonnable, mais je ne suis qu'une femme et il ne faut pas trop me demander. »
Battu sur ce point, le notaire conseilla de tâcher de découvrir l'adresse de la femme de chambre anglaise de lady Montbarry.
Cette idée, excellente au premier abord, avait une chose contre elle. On ne pouvait la mettre à exécution qu'en dépensant de l'argent, et il n'y avait pas d'argent à dépenser. Mme Ferraris reculait devant l'idée de se servir du billet de mille livres. Elle l'avait mis en sûreté dans une maison de banque. Si l'on parlait devant elle d'y toucher, elle frissonnait de la tête aux pieds et prenait des airs de mélodrame en parlant du « prix du sang de son mari ! »
Dans ces conditions, les tentatives à faire pour découvrir le mystère de la disparition de Ferraris furent remises à un autre moment.
C'était dans le dernier mois de l'année 1860. La commission d'enquête était déjà à l'ouvrage ; elle avait commencé ses travaux le 6 décembre et la location faite par lord Montbarry expirait le 10. Les compagnies d'assurances furent avisées par dépêche que les avocats de lady Montbarry lui avaient conseillé de se rendre à Londres dans le plus bref délai ; le baron Rivar, croyait-on, devait l'accompagner en Angleterre ; mais il n'avait pas l'intention de rester dans ce pays, à moins que ses services ne fussent absolument indispensables à sa sœur. Le baron, connu pour un chimiste enthousiaste, avait entendu parler de certaines découvertes récentes faites aux États-unis, et il désirait les étudier sur place.
M. Troy sut bientôt tout cela et s'empressa de communiquer ces nouvelles à Mme Ferraris, qui, dans son inquiétude croissante sur le sort de son mari, faisait de fréquentes, de trop fréquentes visites même, à l'étude du notaire. Elle voulut redire à son amie et protectrice ce qu'elle avait appris, mais Agnès refusa de l'entendre et défendit positivement qu'on lui parlât davantage de la femme de lord Montbarry, lord Montbarry n'existant plus.
« M. Troy est votre conseil, lui dit-elle, vous serez toujours la bienvenue chez moi : je suis prête à vous aider du peu d'argent dont je peux disposer, s'il est nécessaire ; mais ce que je vous demande en retour, c'est de ne pas me causer de chagrin. J'essaie d'oublier… (la voix lui manqua, elle s'arrêta un instant) d'oublier, continua-t-elle, des souvenirs qui sont plus douloureux que jamais, depuis que j'ai appris la mort de lord Montbarry. Aidez-moi par votre silence à retrouver la tranquillité, s'il est possible. Ne me dites plus rien jusqu'à ce que je puisse me réjouir avec vous du retour de votre mari. »
On était déjà au 13 du mois, et M. Troy avait recueilli un plus grand nombre de renseignements utiles. Les travaux de la commission d'enquête étaient terminés. Le rapport était arrivé de Venise ce jour même.