XII

« Qu'en pensez-vous ? demanda Agnès. Elle est folle ?

– Je pense tout simplement que c'est une méchante femme : fausse, superstitieuse, et mauvaise jusqu'à la moelle, mais non pas folle. Je crois que son principal motif en venant ici était de se donner le plaisir de vous faire peur.

– Elle m'a fait peur, c'est vrai. J'ai honte d'en convenir, mais cela est»

Henry la regarda, hésita un moment, et s'assit sur le sofa à côté d'elle.

« Je suis très inquiet de vous, Agnès. Sans le hasard heureux qui m'a conduit ici aujourd'hui, qui sait ce que cette misérable femme aurait pu vous dire ou vous faire ? Vous menez une vie bien triste et bien solitaire, sans protection aucune, ma pauvre amie. Je n'aime pas à y penser, et je voudrais la voir changer, surtout après ce qui vient de se passer. Non ! Non ! Il est inutile de me dire que vous avez votre vieille nourrice ; elle est trop vieille, ce n'est pas une compagne pour vous, et elle ne peut nullement vous protéger. Ne vous méprenez pas au sens de mes paroles, Agnès, ce que je dis là, je le dis en toute sincérité et dans votre intérêt. »

Il s'arrêta et lui prit la main. Elle fit un léger effort pour la retirer et finit par céder.

« Un jour ne viendra-t-il donc pas, continua-t-il, où j'aurai le droit de vous défendre ? Où vous serez la joie et le bonheur de ma vie ?»

Il pressa doucement sa main. Elle ne répondit pas, mais elle rougit et pâlit tour à tour, ses yeux erraient dans le vague.

« Ai-je été assez malheureux pour vous déplaire ? » demanda-t-il.

Elle répondit presque à voix basse :

« Non, mais vous m'avez fait songer aux tristes jours que j'ai passés », murmura-t-elle.

Elle ne dit pas autre chose, mais elle essaya pour la seconde fois de retirer sa main. Il continua à la tenir et la porta à ses lèvres.

« Ne pourrai-je donc jamais vous faire penser à d'autres jours plus heureux que ceux-là, aux jours à venir ? Ou s'il faut absolument que vous songiez au temps passé, ne pouvez-vous pas vous souvenir de l'époque où je vous aimai et où je vous le dis pour la première fois ? »

Elle soupira.

« Épargnez-moi, Henry, répondit-elle tristement ; ne me parlez pas davantage ! »

La couleur revint à ses joues, sa main trembla. Elle était belle ainsi, les yeux baissés et la poitrine se soulevant doucement. Il aurait donné tout au monde pour la prendre dans ses bras et l'embrasser. Une sympathie mystérieuse, une pression de main fit comprendre à Agnès cette pensée secrète. Elle lui ôta sa main, et fixa sur lui son regard. Elle avait des larmes aux yeux. Elle ne dit rien ; son regard parlait pour elle. Il disait, sans colère, sans haine, mais nettement, qu'il ne fallait pas la presser davantage en ce moment.

« Dites-moi seulement que vous me pardonnez, reprit-il en se levant.

– Oui, je vous pardonne.

– Je n'ai rien fait pour baisser dans votre estime, Agnès ?

– Oh, non !

– Voulez-vous que je vous quitte ? »

Elle se leva à son tour, se dirigeant sans répondre vers la table à écrire. La lettre interrompue par l'arrivée de lady Montbarry était grande ouverte sur son buvard. Elle la regarda, puis se tournant vers Henry avec un sourire plein de charme :

« Il ne faut pas vous en aller encore, dit-elle. J'ai quelque chose à vous apprendre et je ne sais comment faire. Ce qu'il y a de plus simple est peut-être de vous le laisser deviner tout seul. Vous venez de parler de ma vie solitaire et sans protection. Ce n'est pas une vie bien heureuse, j'en conviens. »

Elle s'arrêta, observant l'anxiété croissante qui se peignait sur le visage d'Henry à mesure qu'elle parlait.

« Savez-vous que je me le suis déjà dit avant vous ? continua-t-elle. Il va y avoir un grand changement dans ma vie, si votre frère Stephen et sa femme y consentent. »

Tout en parlant elle ouvrit son pupitre et en sortit une lettre qu'elle tendit à Henry.

Il la prit machinalement. Il ne comprenait pas ce qu'il venait d'entendre. Il était impossible que le changement de vie dont elle venait de parler signifiât qu'elle allait se marier, et cependant il n'osait pas ouvrir la lettre. Leurs yeux se rencontrèrent, elle sourit.

«Regardez l'adresse, dit-elle ; vous devez connaître l'écriture, mais je crois que vous ne la reconnaissez pas. »

Il la regarda. C'était une grosse écriture, l'écriture irrégulière et incertaine d'un enfant. Il prit aussitôt la lettre :

« Chère tante Agnès,

Notre gouvernante va s'en aller. Elle a eu de l'argent qui lui a été légué et une maison. Nous avons eu du vin et du gâteau pour boire à sa santé. Vous avez promis d’être notre gouvernante si nous en avions besoin d'une. Nous vous voulons, mais maman n'en sait rien. Venez, s'il vous plait, avant que maman puisse se procurer une autre gouvernante.

» Votre aimante Lucy qui écrit cela.

» Clara et Blanche ont essayé d'écrire aussi, mais elles sont trop petites. Ce sont elles qui tapent le buvard sur ma lettre pour la sécher. »

« C'est de votre nièce aînée, dit Agnès à Henry, qui la regardait avec étonnement. Les enfants m'appelaient ma tante quand j'étais avec leur mère en Irlande, cet automne ; elles ne me quittaient pas, ce sont les plus charmants bébés que je connaisse. C'est vrai, le jour où je les ai quittées pour revenir à Londres, j'ai offert d'être leur gouvernante, si jamais ils en avaient besoin, et au moment où vous êtes entré, j'écrivais à leur mère pour le lui proposer de nouveau.

– Sérieusement ! » s'écria Henry.

Agnès lui mit sa lettre inachevée dans la main. Elle en avait assez écrit pour prouver qu'elle offrait sérieusement d'entrer dans la maison de M. et Mme Stephen Westwick en qualité de gouvernante. L'étonnement d'Henry ne peut se décrire.

«Ils ne croiront pas que c'est sérieux, dit-il.

– Pourquoi pas ? demanda tranquillement Agnès.

– Vous êtes la cousine de mon frère Stephen, vous êtes une vieille amie de sa femme.

– Raison de plus, Henry, pour qu'ils me confient leurs enfants.

– Mais vous êtes leur égale. Rien ne vous oblige à gagner votre vie en donnant des leçons, il est impossible que vous entriez à leur service comme gouvernante.

– Qu'y a-t-il d'impossible à cela ? Les enfants m'aiment ; leur père m'a donné de nombreuses preuves de véritable amitié et d'estime. Je suis bien la femme qu'il faut pour cette place ; et quant à mon éducation, il faudrait vraiment que je l'aie complètement oubliée pour n'être plus capable d'enseigner à trois petits enfants dont l'aînée n'a que onze ans. Vous dites que je suis leur égale. N'y a-t-il donc pas d'autres femmes, d'autres gouvernantes qui soient les égales des personnes qu'elles servent ? Ne savez-vous pas que votre frère est le plus proche héritier du titre ? Ne sera-t-il pas lord ? Ne me répondez pas ! Nous ne discuterons pas si j'ai tort ou raison de me faire gouvernante ; attendons que ce soit fait. Je suis fatiguée de mon existence inutile et solitaire, et je veux rendre ma vie plus heureuse et plus utile surtout, dans une maison que je préfère à toutes les autres. Si vous voulez jeter encore un coup d'œil sur ma lettre, vous verrez qu'il me reste à stipuler certaines considérations personnelles avant de la terminer. Vous ne connaissez pas aussi bien que moi votre frère et sa femme, si vous doutez de leur réponse. Je crois qu'ils ont assez de courage et de cœur pour me répondre oui. »

Henry se soumit sans être convaincu.

C'était un homme qui détestait toute excentricité en dehors des coutumes et même de la routine. Le changement subit qui allait se produire dans la vie d'Agnès lui donnait quelques craintes. Avec un but à atteindre devant les yeux, elle serait peut-être moins favorablement disposée à l'écouter la prochaine fois qu'il lui ferait sa cour.

Cette existence solitaire et inutile dont elle se plaignait ne pouvait que le servir dans ses desseins. Tant que son cœur était vide, on ne pouvait y trouver que place. Mais quand elle serait avec ses nièces, en serait-il de même ? Il connaissait assez les femmes pour garder ces craintes égoïstes pour lui seul. Une politique de temporisation était la seule à suivre avec une femme aussi sensitive qu'Agnès. S'il l'offensait, il était perdu. Pour le moment, il se tut sagement et changea de conversation :

« La lettre de ma petite nièce, dit-il, a produit un effet dont l'enfant ne pouvait se douter en écrivant. Elle vient justement de me rappeler une des raisons qui m'ont fait venir ici aujourd'hui. »

Agnès regarda la lettre de l'enfant.

« Comment Lucy a-t-elle pu faire cela ?

– La gouvernante de Lucy n'est pas la seule personne qui ait fait un héritage, répondit Henry. Votre vieille nourrice est-elle dans la maison ?

– Est-ce que ma nourrice a hérité ?

– De cent livres sterling. Envoyez-la chercher, Agnès, pendant que je vais vous faire voir la lettre. »

Il tira un paquet de lettres de sa poche et le feuilleta tandis qu'Agnès sonnait. Elle revint ensuite près de lui. Un prospectus imprimé, qui se trouvait au milieu d'autres papiers sur sa table, lui frappa les yeux. Il portait en tête : Palace Hotel company of Venice (limited.) Ces deux mots, Palace et Venice, lui rappelèrent aussitôt la visite importune de lady Montbarry.

« Qu'est-ce que cela ? » demanda-t-elle en lui tendant le papier et lui montrant le titre.

Henry cessa ses recherches et regarda le prospectus.

« Une affaire sûrement excellente, dit-il. Les grands hôtels font toujours de l'argent quand ils sont bien administrés. Je connais l'homme qui a été choisi comme gérant, et j'ai en lui une telle confiance que j'ai pris des actions de la compagnie. »

La réponse ne parut pas contenter entièrement Agnès.

« Pourquoi l'hôtel s'appelle-t-il Palace Hotel ? » demanda-t-elle. »

Henry la regarda et devina sur-le-champ pourquoi elle lui faisait cette question.

« Oui, dit-il, c'est le palais que Montbarry a loué à Venise ; il a été acheté par une compagnie qui en fait un hôtel. »

Agnès s'éloigna en silence et prit une chaise à l'autre extrémité de la chambre. Henry venait de blesser ses sentiments les plus délicats. Il était le plus jeune fils de la famille, et son revenu avait besoin de toutes les augmentations qu'il pouvait y faire par d'heureuses spéculations. Mais elle, elle était assez déraisonnable pour blâmer la tentation dont il venait de lui parler. Gagner de l'argent avec la maison où son frère était mort.

Incapable de comprendre une semblable pensée, quand il était question d'affaires surtout, Henry recommença à feuilleter ses papiers, attristé par le changement soudain dont il venait de s'apercevoir dans les manières d'Agnès. Juste au moment où il trouvait la lettre qu'il cherchait, la nourrice entra. Il jeta un regard sur Agnès, s'attendant à ce qu'elle parlât la première. Mais elle ne leva même pas les yeux quand la nourrice parut. C'était laisser à Henry le soin de dire à la vieille femme pourquoi la sonnette l'avait appelée au salon.

« Eh bien, nourrice, dit-il, vous avez une jolie chance. On vous a fait un legs de cent livres sterling.

La nourrice ne montra aucun signe de joie. Elle attendit un peu pour bien fixer dans son esprit l'importance de ce don, puis elle dit tranquillement :

« Monsieur Henry, qui me laisse cet argent, s'il vous plait ?

– Feu mon frère, lord Montbarry. »

Agnès leva aussitôt la tête, semblant pour la première fois s'intéresser à ce qu'on disait. Henry continua :

« Son testament contient des legs pour tous les vieux serviteurs de la famille. Voici une lettre de son notaire vous autorisant à aller toucher l'argent chez lui. »

Dans toutes les classes de la société, la reconnaissance est la plus rare des vertus. Dans la classe à laquelle appartenait la nourrice, elle est extraordinairement rare. Le legs qu'on venait de lui annoncer ne changeait nullement ce qu'elle pensait de l'homme qui avait trompé et abandonné sa maîtresse.

« Je me demande qui est-ce qui a pu faire souvenir milord de ses vieux domestiques ? dit-elle. Il n'a jamais eu assez de cœur pour s'en souvenir lui-même ! »

Agnès intervint aussitôt. La nature, qui abhorre en toutes choses la monotonie, a fait les contrastes les plus violents, même chez les femmes les plus douces ; Agnès, elle aussi, se mettait quelquefois en colère. Elle ne put supporter la façon dont la nourrice venait de s'expliquer sur Montbarry.

« Si vous avez encore quelque honte, s'écria-t-elle, vous devriez rougir de ce que vous venez de dire ! Votre ingratitude m'écœure. Je vous laisse avec elle, Henry, cela ne vous fait rien à vous ! »

Après cette réflexion significative, qui lui prouvait qu'il avait, lui aussi, perdu dans l'estime d'Agnès, elle quitta la chambre.

La nourrice reçut la verte semonce qui venait de lui être faite plutôt en riant. Quand la porte fut fermée, ce philosophe en jupon fit signe à Henry :

« Il y a un entêtement incroyable chez les jeunes femmes, dit-elle. Mademoiselle ne veut pas convenir que lord Montbarry était un méchant homme, quoiqu'il l'ait trompée. Et maintenant qu'il est mort, elle l'aime encore. Dites un mot contre lui, et elle part comme une fusée, vous venez de le voir. C'est de l'entêtement ! Cela passera avec le temps. Tenez bon, monsieur Henry, tenez bon !

– Elle ne parait pas vous avoir fâchée, dit Henry.

– Elle ? répéta la nourrice avec étonnement ; elle, me fâcher ! Je l'aime avec sa mauvaise humeur ; cela me la rappelle quand elle était bébé. Que le Seigneur la bénisse ! Quand je vais aller lui dire bonsoir, elle me donnera un gros baiser, la pauvre chérie, et me dira : “Nourrice, ne m'en veux pas, je n'étais pas sérieuse tantôt !” À propos de cet argent, monsieur Henry, si j'étais plus jeune, je le dépenserais en toilette ou en bijoux. Mais je suis trop vieille maintenant. Que ferai-je de mon legs quand je l'aurai ?

– Placez-la et touchez-en les intérêts, lui dit Henry ; tant par an, vous savez ?

– Combien aurai-je ? demanda la nourrice.

– Si vous mettez vos cent livres sur les fonds publics, vous aurez entre trois et quatre livres par an. »

La nourrice secoua la tête.

« Trois ou quatre livres par an ? Cela ne fait pas mon affaire ! Je veux davantage. Tenez, monsieur Henry, je ne me soucie pas de ce petit peu d'argent. Je n'ai jamais aimé l'homme qui me l'a laissé, bien qu'il soit votre frère. Si je perdais tout demain, cela ne me ferait rien ; j'en ai assez comme cela pour le reste de mes jours. On dit que vous êtes un spéculateur. Dites-moi une bonne affaire, vous seriez bien aimable ! Tout ou rien ! Et voilà pour les fonds publics ! » ajouta-t-elle en faisant claquer ses doigts, exprimant ainsi son profond mépris pour un placement garanti à trois pour cent.

Henry montra le prospectus de la Venitian Hotel Company.

« Vous êtes une drôle de vieille femme, dit-il. Tenez, joueuse effrénée, voilà quelque chose pour vous ! C'est tout ou rien ; mais faites bien attention, il faut garder la chose secrète pour miss Agnès, car je ne suis pas du tout certain qu'elle approuverait le conseil que je vous donne. »

La nourrice prit ses lunettes.

Six pour cent, garantis, lut-elle ; et les directeurs ont des raisons de croire qu'ils pourront donner prochainement dix pour cent et plus à leurs actionnaires.

« Intéressez-moi dans cette affaire, monsieur Henry ! Et pour l'amour de Dieu, partout où vous irez, recommandez l'hôtel à vos amis et tâchez qu'il réussisse. »

La nourrice suivit le conseil que venait de lui donner Henry et eut, elle aussi, son intérêt dans la maison ou était mort lord Montbarry.

Trois jours s'écoulèrent avant qu'Henry pût revoir Agnès. Mais après cet intervalle, le léger nuage qu'il y avait entre eux était entièrement dissipé. Agnès le reçut avec plus d'amabilité que de coutume. Elle semblait de meilleure humeur. Elle avait reçu courrier par courrier une réponse à la lettre qu'elle avait adressée à Mme Stephen Westwick : son offre avait été acceptée avec joie, mais à une condition, c'est qu'elle resterait d'abord un mois chez les Westwick sans s'occuper de rien ; après cela, si réellement elle voulait enseigner aux enfants, elle devrait être gouvernante, tante, cousine, tout en un mot, et elle ne quitterait la famille qu'au cas où elle se marierait, ce dont ses amis d'Irlande ne désespéraient pas.

« Vous voyez que j'avais raison », dit-elle à Henry.

Mais lui n'y croyait pas encore.

« Partez-vous réellement ? demanda-t-il.

– Je pars la semaine prochaine.

– Quand vous reverrai-je ?

– Vous savez bien que vous êtes toujours le bienvenu chez votre frère. Vous me verrez quand vous voudrez.

Elle lui tendit la main.

– Pardonnez-moi si je vous quitte. Je fais déjà mes malles. »

Henry essaya de l'embrasser en la quittant. Elle se recula vivement.

« Pourquoi pas ? Je suis votre cousin, dit-il.

– Je n'aime pas qu'on m'embrasse » répondit-elle.

Henry la regarda sans insister : son refus de lui accorder ce qu'il regardait comme un privilège de cousin lui semblait de bonne augure. C'était indirectement l'encourager comme amoureux.

Le premier jour de la semaine suivante, Agnès quitta Londres pour l'Irlande. Comme on le verra plus tard, ce n'était que le commencement d'un voyage plus long.

L'Irlande devait seulement être sa première étape sur un chemin détourné, chemin qui la conduisit au Palais, à Venise.

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