« Lady Montbarry, mademoiselle. »
Agnès était en train d'écrire une lettre, quand la servante la fit tressaillir en annonçant une pareille visiteuse. Sa première idée fut de refuser sa porte à la femme qui venait ainsi la trouver. Mais lady Montbarry était sur les talons de la bonne, avant qu'Agnès eût prononcé une parole, elle était dans la chambre.
« Je vous prie de m'excuser, mademoiselle Lockwood. J'ai une question à vous faire, fort intéressante pour moi. Personne que vous n'y peut répondre. »
C'est ainsi que tout bas, en hésitant, ses grands yeux noirs fixés à terre, lady Montbarry commença l'entretien.
Sans répondre, Agnès désigna un siège. C'est tout ce qu'elle pouvait faire en ce moment. Ce qu'on lui avait appris de la vie triste et retirée qu'on menait au palais de Venise, ce qu'elle savait de la lugubre mort et de l'enterrement de lord Montbarry à l'étranger, lui revint tout à coup à l'esprit, quand elle vit en face d'elle cette femme habillée de noir, encadrée dans la porte. L'étrange conduite de lady Montbarry en cette circonstance ajoutait encore à la perplexité, aux doutes et aux craintes qui la troublaient. C'était donc là l'aventurière dont la réputation s'était perpétuée partout où elle avait passé, dans l'Europe entière ! La furie qui avait terrifié Madame Ferraris à l'hôtel était maintenant toute timide et toute tremblante !
Depuis qu'elle était entrée dans la chambre, lady Montbarry ne s'était pas risquée une seule fois à regarder Agnès. Elle hésitait en avançant pour prendre la chaise qu'on lui avait désignée ; elle posa la main sur le dossier pour se soutenir, et resta debout.
« Je vous prie de m'accorder un moment pour me remettre », dit-elle faiblement.
Sa tête tomba sur sa poitrine : elle était devant Agnès comme un coupable devant un juge sans pitié.
Le silence qui suivit était bien un silence de peur. À ce moment la porte s'ouvrit et Henry Westwick apparut.
Il regarda fixement lady Montbarry, la salua avec une froide politesse, et passa en silence.
À la vue de son beau-frère, le courage défaillant de milady lui revint aussitôt. Sa taille, courbée un moment auparavant, se redressa. Ses yeux s'arrêtèrent sur ceux de Westwick, qui brillaient de défiance. Elle lui rendit son salut avec un sourire plein de mépris.
Henry traversa la chambre pour aller vers Agnès.
« Lady Montbarry est-elle ici sur votre demande ? demanda-t-il tranquillement.
– Non.
– Désirez-vous la voir ?
– Sa visite m'est très pénible. »
Il se tourna vers sa belle-sœur :
« Entendez vous ? demanda-t-il froidement.
– J'entends, répondit-elle plus froidement encore.
– Votre visite est, à tout le moins, hors de saison.
– Votre intervention est, à tout le moins, fort déplacée. »
Lady Montbarry s'approcha d'Agnès. La présence d'Henry Westwick semblait l'enhardir.
« Permettez moi, miss Lockwood, de vous adresser une question, dit-elle avec une courtoisie pleine de grâce. Elle n'a rien qui puisse vous embarrasser. Quand le courrier Ferraris demanda un emploi à feu mon mari, avez-vous… »
Le courage lui manqua pour continuer. Elle tomba toute tremblante sur la chaise la plus proche ; mais elle se remit presque aussitôt :
« Avez-vous permis à Ferraris, reprit-elle, de se recommander à nous en se servant de votre nom ? »
Agnès ne répondit pas avec sa franchise habituelle ; le nom de Montbarry, prononcé par cette femme l'avait rendue pour ainsi dire toute confuse.
« Il y a longtemps que je connais la femme de Ferraris, dit-elle, et je prends intérêt… »
Lady Montbarry se leva aussitôt en joignant les mains avec un geste de suppliante :
« Ah ! Miss Lockwood, ne perdez pas votre temps à me parler de la femme ! Répondez à ma question simplement.
– Laissez-moi lui répondre, dit tout bas Henry. Vous verrez que ce ne sera pas long. »
Agnès refusa d'un geste. L'interruption de lady Montbarry l'avait rappelée à elle-même. Elle recommença une nouvelle réponse.
« Quand Ferraris a écrit à feu lord Montbarry, il a certainement dû prononcer mon nom. »
En ce moment elle ne comprenait pas encore l'objet de la visite de la comtesse. L'impatience de lady Montbarry en arriva à son comble. Elle se leva d'un bond et marcha sur Agnès.
« Est-ce avec votre permission, et saviez-vous que Ferraris se servirait de votre nom ? demanda-t-elle. C'est tout ce que je vous demande. Pour l'amour de Dieu répondez-moi : oui ou non !
– Oui. »
Ce seul mot frappa lady Montbarry de stupeur. L'expression de vie qui avait animé son visage l'instant d'avant disparut soudain ; on aurait dit une femme changée en statue de pierre. Elle était debout, fixant machinalement Agnès, dans une immobilité si complète que les deux personnes qui la regardaient voyaient à peine sa poitrine se gonfler sous l'effort de la respiration.
Henry prit la parole un peu brutalement.
« Remettez-vous, lui dit-il. Vous avez votre réponse maintenant, n'est-ce pas ? »
Elle se retourna vers lui.
« C'est ma condamnation que j'ai reçue ; » et tournant lentement sur elle-même, elle allait quitter la chambre.
Mais, au grand étonnement d'Henry, Agnès l'arrêta.
« Attendez un peu, lady Montbarry. J'ai quelque chose à vous demander à mon tour. Vous avez parlé de Ferraris. Je désire en parler aussi. »
Lady Montbarry baissa la tête en silence. Elle prit son mouchoir et le posa sur son front d'une main tremblante. Agnès remarqua son émotion, et recula d'un pas.
«Le sujet vous serait-il pénible ? » demanda-t-elle timidement.
Toujours silencieuse, lady Montbarry l'invita d'un geste à continuer. Henri s'approcha, regardant attentivement sa belle-sœur.
Agnès reprit :
« On n'a découvert aucune trace de Ferraris en Angleterre. Avez-vous eu quelques nouvelles de lui ? Et voulez-vous me dire si vous en savez quelque chose ? Je vous en prie, par pitié pour sa femme ! »
Les lèvres minces de lady Montbarry se pincèrent encore et reprirent leur sourire triste et cruel.
« Pourquoi me demandez-vous à moi des nouvelles d'un homme qui a disparu ? Vous saurez ce qu'il est devenu, miss Lockwood, quand le temps en sera venu, »
Agnès tressaillit.
« Je ne vous comprends pas, répondit-elle. Comment le saurai-je ? Est-ce que quelqu'un me le dira ?
– Quelqu'un vous le dira. »
Henry ne put garder le silence plus longtemps.
« Ce quelqu'un, c'est peut-être vous, madame» ! reprit-il avec une politesse ironique.
Elle lui répondit avec une désinvolture pleine de mépris :
« Peut-être bien, monsieur Westwick. Un jour ou l'autre je puis être la personne qui apprendra à miss Lockwood ce qu'est devenu Ferraris si… »
Elle s'arrêta ; ses yeux fixèrent Agnès.
« Si quoi ? demanda Henry.
– Si miss Lockwood m'y force. »
Agnès écouta, tout étonnée.
« Si je vous y force ? répéta-t-elle. Comment le pourrais-je ? Prétendez-vous que ma volonté est supérieure à la vôtre ?
– Prétendez-vous que la flamme ne brûle pas le papillon qui vient y voltiger ? reprit lady Montbarry. N'avez-vous jamais entendu dire que la peur exerçât sur nous une sorte de fascination. J'ai peur de vous et vous m'attirez. Je n'ai aucune raison pour vous faire une visite, je n'ai nullement le désir de vous voir, car vous êtes une ennemie pour moi. C'est la première fois de ma vie, je le jure, que, contre ma propre volonté, je me soumets à quelqu'un. Vous voyez ! J'attends, parce que vous m'avez dit d'attendre, et la peur m'envahit, je le jure, depuis que je suis ici. Oh ! Ne laissez paraître ni pitié ni curiosité ! Soyez dure et brutale, et impitoyable comme lui. Dites-moi de partir. »
La nature si simple et si franche d'Agnès ne put découvrir à cette sortie si inattendue qu'une seule signification.
« Vous vous trompez, dit-elle, en me croyant votre ennemie. Le mal que vous m'avez fait en épousant lord Montbarry, vous n'en êtes pas responsable. Je vous ai pardonné ce que j'ai souffert alors qu'il vivait. Maintenant qu'il est mort, je vous pardonne plus complètement encore. »
Henri souffrait en l'écoutant ; il l'admirait aussi.
« Ne dites plus rien ! s'écria-t-il. Vous êtes trop bonne pour elle ; elle n'en vaut pas la peine. »
Lady Montbarry n'entendit pas la phrase d'Henry Westwick. Les paroles si simples qu'avait prononcées Agnès absorbaient toute l'attention de cette étrange femme. Pendant qu'elle écoutait, son visage avait pris une expression de tristesse véritable. Quand elle reprit la parole, sa voix était changée : elle indiquait la résignation, mais la résignation sans espoir.
« Innocente et bonne créature que vous êtes, dit-elle, qu'importe votre pardon ? Quelles sont les pauvres petites fautes que vous pouvez avoir commises, en comparaison de celles dont il me sera demandé compte ? Savez-vous ce que c'est que d'avoir le pressentiment d'un malheur qui vous menace et d'espérer cependant que ce pressentiment vous trompe ? Quand je vous vis pour la première fois, avant mon mariage ; quand je ressentis pour la première fois l'influence que vous avez sur moi, j'espérais. C'était une lueur qui me soutenait dans ma triste vie ; mais aujourd'hui cette lueur s'est évanouie, c'est vous qui l'avez éteinte en me répondant comme vous l'avez fait à mes questions sur Ferraris.
– Comment ai-je pu briser vos espérances ? demanda Agnès. Qu'y a-t-il de commun entre Ferraris se servant de mon nom pour entrer au service de Montbarry, et les choses étranges que vous me racontez maintenant ?
– Le moment est proche, miss Lockwood, où vous le saurez. En attendant, je vais vous dire pourquoi j'ai peur de vous, aussi simplement que possible. Le jour où je vous ai pris votre idole, le jour où j'ai brisé votre vie, vous êtes devenue à dater de ce jour, j'en suis fermement persuadée, l'instrument de mon châtiment pour les fautes que j'ai commises depuis de longues années. Oh ! Cela est arrivé déjà. Avant aujourd'hui, il s'est trouvé une personne qui, sans s'en douter, a développé chez l'autre l'instinct du mal. C'est ce que vous avez fait pour moi ; mais votre tâche n'est pas terminée. Il vous reste encore à me conduire au jour où je serai découverte et où la punition qui m'attend viendra me frapper. Nous nous reverrons donc, ici en Angleterre ou là-bas à Venise, où mon mari est mort, et nous nous reverrons pour la dernière fois. »
Malgré son bon sens, malgré son mépris des superstitions de tout genre, Agnès fut vivement impressionnée par le terrible sang-froid avec lequel ces mots avaient été prononcés. Elle se tourna toute pâle vers Henri.
« La comprenez-vous ? demanda-t-elle.
– Rien n'est plus facile, répliqua-t-il avec dédain. Elle sait ce qu'est devenu Ferraris ; et elle est en train de vous débiter un tas de niaiseries, parce qu'elle n'ose pas avouer la vérité. Laissez-la partir ! »
Agnès n'entendit pas plus les dernières paroles de lady Montbarry que si les aboiements d'un chien eussent couvert la voix de celle-ci.
« Conseillez à votre intéressante Mme Ferraris d'attendre un peu, dit-elle. Vous saurez ce qu'est devenu son mari, et vous le lui direz. Il n'y aura rien d'effrayant. Des causes insignifiantes, aussi insignifiantes que l'engagement d'un courrier par mon mari, nous remettront en présence. Folie que tout cela, n'est-ce pas M. Westwick ? Mais vous êtes indulgent pour les femmes ; nous disions toutes des folies. Bonjour, miss Lockwood. »
Elle ouvrit la porte et s'enfuit comme si elle eût en peur qu'on la retint encore.