Un dernier moyen de trancher la différence d'opinion qui existait entre les deux frères restait entre les mains d'Henry. Il était décidé à se servir des fausses dents comme point de départ d'une enquête qu'il voulait faire, dès que lui et ses compagnons seraient de retour en Angleterre.
La seule personne encore vivante qui connût les moindres détails de l'histoire domestique de la famille dans les temps passés était la vieille nourrice d'Agnès Lockwood. Henry saisit la première occasion qui se présenta pour tenter de réveiller ses souvenirs sur lord Montbarry, mais la nourrice n'avait jamais pardonné au chef de la famille son abandon d'Agnès : elle refusa nettement de faire appel à sa mémoire.
« La vue seule de milord, quand je l'aperçus pour la dernière fois à Londres, dit la vieille femme, me donna des démangeaisons dans les mains ; mes ongles avaient une furieuse envie d'entrer leur marque sur son visage. J'avais été envoyée en course par miss Agnès et je l'ai rencontré sortant de chez un dentiste. Dieu merci ! c'est la dernière fois que je l'ai vu. »
Grâce au caractère emporté de la nourrice et à sa manière originale de s'exprimer, le but d'Henry était déjà atteint. Il se risqua à demander si elle avait remarqué la maison.
Elle ne l'avait pas oubliée : est-ce que M. Henry se figurait qu'elle avait perdu l'usage de ses sens parce qu'elle était âgée de quatre-vingts ans ?
Le même jour, il porta les fausses dents chez le dentiste, et dès lors tous ses doutes, si le doute était encore possible, disparurent à tout jamais. Les dents avaient été faites pour le premier lord Montbarry.
Henry ne révéla à personne l'existence de cette nouvelle preuve, pas même à son frère Stephen. Il emporta son terrible secret dans la tombe.
Il y eut encore un autre fait sur lequel il conserva le même silence charitable. La petite Mme Ferraris ne sut jamais que son mari avait été, non pas, comme elle le supposait, la victime de la comtesse, mais bien son complice. Elle croyait toujours que feu lord Montbarry lui avait envoyé la banknote de mille livres, et reculait à l'idée de se servir d'un cadeau qu'elle continuait à déclarer souillé « du sang de son mari ». Agnès, avec l'entière approbation de la veuve, porta l'argent à l'Hospice des Enfants, où il servit à augmenter le nombre des lits.
Au printemps de la nouvelle année, il y eut un mariage dans la famille.
À la demande d'Agnès, les membres de la famille seuls assistèrent à la cérémonie.
Il n'y eut pas de déjeuner de noce, et la lune de miel se passa dans un petit cottage des bords de la Tamise.
Dans les derniers jours qui précédèrent le départ du couple nouvellement uni, les enfants de lady Montbarry furent invités à venir jouer dans le jardin. L’aînée des filles entendit et rapporta à sa mère un petit dialogue relatif à l'Hôtel hanté :
« Henry, je voudrais vous embrasser.
– Embrassez, ma chérie.
– Maintenant que je suis votre femme, puis-je vous parler de quelque chose ?
– De quoi ?
– La veille de notre départ de Venise, il est arrivé un événement. Vous avez vu la comtesse pendant les dernières heures de sa vie. Dites-moi si elle vous a fait une confession.
– Elle ne m'a fait aucune confession intelligible, Agnès, et, par conséquent, aucune confession qui vaille la peine qu'on vous attriste en la répétant.
– N'a-t-elle rien dit de ce qu'elle a vu ou entendu dans cette affreuse nuit qu'elle a passée dans ma chambre ?
– Rien. Nous savons seulement que la terreur qu'elle y avait ressentie a hanté son esprit jusqu'à la fin. »
Agnès n'était pas entièrement satisfaite. Ce sujet l’a troublait. La courte conversation qu'elle avait eue avec sa misérable rivale d'autrefois lui suggérait des questions qui l'inquiétaient. Elle se souvenait de la prédiction de la comtesse. Il vous reste encore à me conduire au jour ou je serai découverte et où la punition qui m'attend viendra me frapper ! La prédiction s'était-elle trouvée fausse, comme toute prophétie humaine ? Ou s'était-elle réalisée dans cette horrible nuit où elle avait vu l'apparition et où elle avait attiré sans le vouloir la comtesse dans sa chambre à coucher.
Quoi qu'il en soit, rendons ici hommage à la discrétion de Mme Henry Westwick : jamais elle ne tenta une seconde fois d'arracher à son mari ses secrets. Les autres femmes, élevées suivant les préceptes et les habitudes modernes, en entendant parler d'une semblable conduite, eurent naturellement pour Agnès un dédain plein de compassion. À partir de ce moment elles ne parlaient d'elle que comme d'une personne « des temps jadis», curieux spécimen des vertus des vieux âges.
« Est-ce tout ?
– C'est tout.
– Alors il n'y a pas d'explication au mystère de l'Hôtel hanté ?
– Demandez-vous s'il y a une explication au mystère de la vie et de la mort. »
FIN