XXVIII

Ainsi finit le second acte.

Arrivé au troisième, Henry ne parcourait plus les pages qu'avec une extrême fatigue de corps et d'esprit, il sentait qu'il avait besoin de repos.

Dans la dernière partie du manuscrit, à un passage très important, l'écriture et le style de la comtesse avaient subi une grande altération. La folie apparaissait, à mesure que la pièce tirait à sa fin. L'écriture de venait de plus en plus mauvaise. Quelques-unes des phrases étaient restées inachevées. Dans le dialogue, les questions et les réponses ne concordaient pas toujours exactement entre elles. Par intervalle, l'intelligence affaiblie de l'écrivain paraissait reprendre un instant sa vigueur. Cette vigueur disparaissait bientôt et le fil du récit s'embrouillait de plus en plus.

Après avoir lu encore un ou deux des passages les plus clairs, Henri recula devant l'horreur toujours croissante du récit. Il ferma le manuscrit, malade de corps et d'esprit. Puis il se jeta sur son lit pour reposer. Presque au même instant la porte s'ouvrit. Lord Montbarry entra dans la chambre.

« Nous rentrions de l'Opéra, dit-il, et nous venons d'apprendre la mort de cette misérable femme. On dit que vous lui avez parlé à ses derniers moments ; je voudrais savoir comment cela s'est passé.

– Vous allez le savoir, répondit Henry, vous êtes maintenant le chef de la famille. Stephen, il est de mon devoir, dans le trouble qui m'oppresse, de vous laisser, à vous, le soin de décider ce qui doit être fait. »

Après ces paroles, il raconta à son frère comment la pièce de la comtesse était arrivée entre ses mains.

« Lisez les premières pages, dit-il, je suis curieux de savoir si elles produiront sur vous la même impression que sur moi. »

À peu près à moitié du premier acte, lord Montbarry s'arrêta et regarda son frère :

« Que peut-elle bien vouloir dire en se vantant d'avoir inventé sa pièce ? Était-elle donc assez folle pour ne plus se souvenir que tout cela est réellement arrivé ? »

C'en fut assez pour Henry : son frère éprouvait la même impression que lui.

« Vous ferez ce que vous voudrez, dit-il ; mais si vous voulez suivre un bon conseil, épargnez-vous maintenant la lecture des pages suivantes, où vous verrez de quelle manière terrible notre frère a été puni de ce honteux mariage.

– Avez-vous tout lu, Henry ?

– Pas tout. J'ai reculé devant la lecture de la dernière partie. Ni vous ni moi n'avons beaucoup vu notre frère après avoir quitté l'école, je trouvais qu'il avait agi comme un infâme avec Agnès et je ne me faisais aucun scrupule de le dire, mais, quand je lis l'inconsciente confession du meurtre horrible dont il a été victime, je me souviens avec un sentiment voisin du remords, que nous sommes fils de la même mère. En effet, j'ai ressenti ce soir pour lui ce que – je suis honteux d'y songer – ce que je n'avais jamais ressenti auparavant. »

Lord Montbarry prit la main de son frère : « Vous êtes un bon garçon, Henry ; mais êtes-vous certain de ne pas vous alarmer à tort ? Parce que cette folle a dit dans quelques lignes ce que nous savons être la vérité, est-ce qu'il doit s'ensuivre forcément qu'il faille croire le reste jusqu'au bout ?

– Il n'y a pas de doute possible, répondit Henry.

– Pas de doute possible ? répéta son frère.

– Je vais continuer ma lecture, Henry, et voir ce qui peut justifier votre conclusion. »

Il continua jusqu'à la fin du second acte. Puis il leva la tête :

« Croyez-vous réellement que les restes mutilés que vous avez découverts ce matin soient les restes de notre frère ? demanda-t-il. Et le croyez-vous sur un témoignage pareil ? »

Henry répondit par un signe de tête affirmatif.

Lord Montbarry fut sur le point de protester d'une façon énergique, mais il se contint.

« Vous convenez que vous n'avez pas lu les dernières scènes de la pièce, dit-il. Ne soyez pas enfant, Henry ! Si vous persistez à croire cette horrible chose, le moins que vous puissiez faire est de prendre entièrement connaissance du manuscrit. Voulez-vous lire le troisième acte ? Non ? Eh bien, je vais vous le lire, moi. »

Il chercha le troisième acte et prit quelques passages assez clairement écrits pour être déchiffrés.

« Voici une scène dans les caveaux du palais : La victime du complot est couchée sur un misérable lit ; le baron et la comtesse songent à la position dans laquelle ils se sont mis. La comtesse, si je comprends bien, s'est procurée l'argent nécessaire en empruntant sur ses bijoux à Francfort ; et le courrier peut encore en revenir, au dire du médecin. Que feront les coupables si l'homme revient à la santé ? Dans son habileté, le baron propose de remettre le lord en liberté. Si par hasard il s'adressait à la justice, il serait facile de déclarer qu'il était sujet à des accès de folie et d'en appeler au témoignage de sa propre femme. D'un autre côté, si le courrier meurt, comment se débarrasser du lord séquestré.

» Faut-il le laisser mourir de faim ?

» Non, le baron est un homme du monde, il n'aime pas les cruautés inutiles.

» Restent donc les moyens violents : si on recourait à un bravo ?

» Le baron objecte qu'il n'a nulle confiance dans un complice ; en outre, il ne veut dépenser, autant que possible, de l'argent que pour lui-même.

» Doivent-ils jeter leur prisonnier dans le canal ?

» Le baron se refuse à confier son secret à l'eau, l'eau peut rejeter le cadavre.

» Doivent-ils mettre le feu à son lit ?

» C'est une excellente idée ; mais on peut voir la fumée. Non : les circonstances, du reste, sont maintenant changées du tout au tout. Le meilleur moyen d'en sortir c'est encore de l'empoisonner. Le premier poison venu fera l'affaire. »

« Croyez vous, Henry, qu'il soit possible qu'une pareille discussion ait eu lieu ?»

Henry ne répondit pas. La suite des questions que l'on venait de lire se présentait exactement dans le même ordre que les rêves qui avaient épouvanté Mme Narbury pendant les deux nuits qu'elle avait passées à l'hôtel. Il était inutile de faire part de cette coïncidence à son frère.

« Continuez, » lui dit-il seulement.

Lord Montbarry feuilleta le manuscrit jusqu'au premier passage un peu lisible.

« Ici, continua-t-il, si je comprends bien les indications de mise en scène, le théâtre est coupé en deux. Le médecin est en haut, écrivant naïvement le certificat de décès du lord, au chevet du courrier mort. En bas, dans les caveaux, le baron est debout près du lord empoisonné, préparant les acides qui doivent aider à réduire ses restes en cendres.

» Ne perdons pas notre temps à déchiffrer de pareilles noirceurs de mélodrames ! Passons ! Passons ! »

Il tourna encore quelques pages, essayant en vain de découvrir la signification des scènes confuses qui suivaient. À l'avant-dernier feuillet, il trouva encore quelques phrases intelligibles :

« Le troisième acte paraît être divisé, dit-il, en deux scènes ou tableaux. Je crois que je peux lire l'écriture, au commencement du second tableau : “Le baron et la comtesse sont en scène. Les mains du baron sont mystérieusement recouvertes de gants. Il a réduit le corps en cendres par un nouveau système de crémation, à l'exception de la tête toutefois.” »

Henry interrompit son frère :

« N'allez pas plus loin ! s'écria-t-il.

– Rendons justice à la comtesse, continua lord Montbarry. C'est une folle. Il n'y a plus qu'une demi-douzaine de lignes lisibles ! »

« Le baron s'est cruellement brûlé les mains en brisant par accident sa cruche à acides. Il est incapable de faire disparaître la tête, et la comtesse est assez femme, malgré toute sa méchanceté, pour reculer à l'idée de le remplacer dans ce travail. À la première nouvelle de l'arrivée de la commission d'enquête envoyée par les compagnies d'assurances, le baron n'a aucune crainte. Quoi que fassent les commissaires, c'est de la mort naturelle du courrier substitué au lord qu'ils s'occuperont aveuglément. Mais la tête n'étant pas détruite, il faut à tout prix la cacher. Ses recherches dans la vieille bibliothèque lui ont appris l'existence dans le palais d'une cachette des plus sûres. La comtesse peut refuser de manier des acides et de surveiller la crémation, mais elle peut sûrement jeter un peu de poudre afin d'empêcher la décomposition. »

« Assez ! cria de nouveau Henry, assez !

– Je ne puis plus rien lire, mon cher ami. La dernière page a l'air d'être de la folie pure. Et elle vous a dit que l'imagination lui faisait défaut ?

– Soyez sincère, Stephen, et dites la mémoire. »

Lord Montbarry se leva et jeta sur son frère un regard de pitié.

« Vous êtes malade, Henry, dit-il. Et ce n'est pas étonnant, après la découverte que vous avez faite sous la pierre de la cheminée. Nous ne discuterons pas là-dessus ; nous attendrons un jour ou deux que vous soyez redevenu tout à fait vous-même. Mais au moins entendons-nous dès à présent sur un point. C'est bien à moi que vous laissez, en qualité de chef de la famille, le droit de décider ce qu'il faut faire de ce griffonnage ?

– Je vous le laisse. »

Lord Montbarry prit tranquillement le manuscrit et le jeta au feu.

« Que cette ordure serve au moins à quelque chose, dit-il, en soulevant les pages avec le poker. La chambre commence à devenir froide : la pièce de la comtesse va faire flamber de nouveau ces bûches à demi calcinées. »

Il attendit un peu devant le foyer et revint auprès de son frère.

« Maintenant, Henry, j'ai encore un mot à dire, puis j'ai fini. Je suis prêt à admettre que vous vous êtes trouvé, par un hasard malheureux, en face de la preuve d'un crime commis dans le palais autrefois, personne ne sait quand, mais à part cela, je conteste tout le reste. Plutôt que de partager votre opinion, je ne veux rien croire de tout de ce qui est arrivé. Les influences surnaturelles que quelques-uns de nous ont subies quand nous sommes arrivés dans cet hôtel : votre perte d'appétit, les rêves affreux de ma sœur, l'odeur qui suffoqua Francis, et la tête qui apparut à Agnès, je déclare que tout cela est pure hallucination ! Je ne crois à rien, rien, rien ! »

Il ouvrit la porte pour sortir, et regarda encore une fois dans la chambre.

« Si, continua-t-il, il y a une chose que je crois : ma femme a commis une indiscrétion. Je crois qu'Agnès vous épousera. Bonsoir, Henry. Nous quitterons Venise demain matin à la première heure. »

Et voici comment lord Montbarry jugea le mystère de l'hôtel hanté.

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