XIX

Évitant la foule sous les colonnades, Francis longea lentement la place enveloppée par un clair de lune naissant.

Sans s'en douter, il était un véritable matérialiste. L'étrange impression qu'il avait ressentie dans cette chambre, l'effet qu'elle avait produit sur les autres parents de son frère défunt n'eut aucune influence sur l'esprit de cet homme, qui se croyait plein de bon sens.

« Peut-être bien mon imagination a-t-elle plus d'empire sur moi que je ne le pensais, se dit-il ; tout cela peut bien n'être qu'un tour de sa façon, mais mon ami peut ne pas se tromper aussi ; est-ce qu'il faudrait vraiment que je voie un médecin ? Suis-je malade ? Je ne le crois pas, mais enfin ce n'est pas une raison. Je ne vais pas coucher dans cette affreuse chambre ce soir. Je puis bien attendre jusqu'à demain pour décider si je dois voir un médecin. En tous cas, l'hôtel ne me semble pas devoir me fournir un sujet de pièce. L'odeur effrayante d'un fantôme invisible peut être une idée parfaitement nouvelle. Mais si je la mets à exécution, si je l'applique au théâtre, je ferai fuir le public entier. »

Comme il en arrivait à terminer ses réflexions par cette plaisanterie, il aperçut une dame entièrement vêtue de noir, qui semblait l'observer.

« Monsieur Francis Westwick, monsieur ? Est-ce que je me trompe ? lui demanda cette dame en le regardant.

– Oui, madame, en effet, c'est mon nom. Puis-je demander à qui j'ai l'honneur de parler ?

– Nous ne sommes rencontrés qu'une fois, quand feu votre frère me présenta aux membres de sa famille. Avez-vous donc tout à fait oublié mes grands yeux noirs et ce teint pâle que vous avez déclaré hideux, m’a-t-on dit ? »

Tout en parlant, elle souleva son voile et se tourna de manière à ce que les rayons de la lune éclairassent en plein son visage.

Francis reconnut du premier coup d'œil la femme qu'il haïssait le plus cordialement de toutes, la veuve de son frère défunt, le premier lord Montbarry. Il fronça les sourcils en la regardant ; son habitude des coulisses, les innombrables répétitions auxquelles il avait assisté et où les actrices avaient mis sa patience à une rude épreuve, l'avaient accoutumé à parler rudement aux femmes qu'il n'aimait pas.

« Je me souviens parfaitement de vous, dit-il. Je vous croyais en Amérique !»

Elle ne fit aucune attention au ton désagréable qu'il avait pris, mais lorsqu'il leva son chapeau pour la quitter, elle l'arrêta.

« Laissez-moi vous accompagner un instant, répondit-elle tranquillement. J'ai quelque chose à vous dire.

– Je fume, reprit-il, en lui montrant son cigare.

– La fumée ne me gêne pas. ».

Après cela, il n'y avait qu'à s'incliner à moins d'être un véritable brutal. Il se résigna avec autant de bonne grâce que possible.

« Eh bien, voyons, que voulez-vous ?

– Vous allez le savoir tout de suite, monsieur Westwick, laissez-moi vous faire connaître avant ma position. Je suis seule au monde. À la mort de mon mari est venue s'ajouter maintenant une autre douleur, la perte de mon compagnon de voyage en Amérique, de mon frère, le baron Rivar. »

La réputation du baron et les doutes que la médisance avait jetés sur ses relations avec la comtesse étaient bien connus de Francis.

« Il a été tué à une table de jeu ? demanda-t-il brutalement.

– La question ne m'étonne pas de votre part, dit-elle avec ce ton ironique qu'elle prenait en certaines circonstances. En qualité d'enfant de l'Angleterre, pays des courses de chevaux, vous vous y connaissez en fait de jeu. Mon frère n'est pas mort de mort violente, monsieur Westwick. Il a succombé comme bien d'autres malheureux à une épidémie de fièvre qui régnait dans une ville de l'Est qu'il visitait. Le chagrin que m'a causé sa mort m'a rendu les États-unis insupportables. J'ai pris le premier steamer faisant voile de New-York, un vaisseau français qui m'a amenée au Havre. J'ai continué mon voyage solitaire vers le sud de la France et je suis venue à Venise. »

Qu'est-ce que tout cela me fait, se dit en lui-même Francis.

Elle s'arrêta, attendant qu'il parlât.

« Ah ! Alors vous êtes venue à Venise, dit-il négligemment, et pourquoi ?

– Parce que je n'ai pas pu faire autrement, répondit-elle. »

Francis la regarda avec une curiosité railleuse.

« C'est drôle, fit-il, pourquoi ne pouviez-vous pas faire autrement ?

– Les femmes, vous le savez, suivent toujours leur premier mouvement, répondit-elle. Supposons que ce soit un coup de tête ? Et cependant c'est ici le dernier endroit du monde où je voudrais me trouver. Des souvenirs que j'exècre s'y rattachent dans mon esprit. Si j'avais une volonté bien à moi, je n'y serais jamais revenue. Je déteste Venise. Néanmoins, vous le voyez, je suis ici. Avez-vous jamais rencontré une femme aussi peu raisonnable. Jamais, j'en suis sûre ! »

Elle s'arrêta et le regarda un moment, puis soudain changeant de ton :

« Quand attend-on miss Agnès Lockwood ? »

Il n'était pas facile de prendre Francis à l'improviste, mais cette question extraordinaire le surprit.

« Comment diable savez-vous que miss Lockwood doit venir à Venise ?

Elle se mit à rire d'un rire amer et moqueur.

« Mettons que je l'ai deviné ! »

Le ton de son interlocutrice, ou peut-être le défi audacieux qui brillait dans ses yeux fit monter la colère au front de Francis Westwick.

« Lady Montbarry !… commença-t-il.

– Arrêtez ! interrompit-elle, la femme de votre frère Stephen s'appelle maintenant lady Montbarry. Je ne partage mon titre avec aucune femme. Appelez-moi par mon nom, le nom que je portais avant d'avoir commis la faute d'épouser votre frère. Appelez-moi, s'il vous plaît, la comtesse Narona.

– Comtesse Narona, reprit Francis, si vous avez l'intention de vous moquer du monde, vous vous êtes trompée d'adresse. Parlez-moi clairement ou laissez-moi vous souhaiter le bonsoir.

– Si vous désirez garder secrète l'arrivée de miss Lockwood à Venise, soyez clair, vous aussi, monsieur Westwick, et dites-le. »

Elle voulait évidemment l'irriter, et elle y réussit.

« Mais c'est de la folie, s'écria-t-il avec colère. Le voyage de mon frère n'est un secret pour personne. Il amène miss Lockwood avec lady Montbarry et ses enfants. Puisque vous paraissez si bien informée, vous savez peut-être pourquoi elle vient à Venise ? »

La comtesse était redevenue soudain toute pensive. Elle ne répondit pas.

Ils avaient atteint dans leur étrange promenade une des extrémités de la place ; ils étaient maintenant debout devant l'église Saint-Marc. Le clair de lune qui frappait en plein était assez lumineux pour montrer toutes les beautés de l'édifice dans les moindres détails de son architecture si variée. On voyait même les pigeons de Saint-Marc, dormant en ligne serrée sur la corniche du porche.

« Je n'ai jamais vu la vieille église si belle par le clair de lune, dit tranquillement la comtesse se parlant à elle-même plutôt qu'à Francis. Adieu, Saint-Marc, je ne te reverrai plus. »

Elle s'éloigna de l'église et vit Francis qui l'écoutait avec un regard étonné.

« Non, continua-t-elle, reprenant tout à coup le fil de la conversation, je ne sais pas pourquoi miss Lockwood vient ici ; je sais seulement que nous devons nous rencontrer à Venise.

– Vous vous êtes donné rendez-vous ?

– C'est la destinée qui le veut, répondit-elle la tête penchée sur sa poitrine et les yeux à terre. »

Francis éclata de rire.

« Ou si vous aimez mieux, reprit-elle aussitôt, c'est le hasard qui le veut, comme disent les imbéciles. »

Avec sa logique ordinaire, Francis répondit :

« Le hasard prend un drôle de chemin pour vous conduire au rendez-vous. Nous avons tout arrangé pour nous rencontrer à l'hôtel du Palais. Comment se fait-il que votre nom ne soit pas sur la liste des voyageurs. La destinée aurait dû vous amener aussi à l'hôtel du Palais. »

Elle baissa vivement son voile.

« La destinée le peut encore maintenant : hôtel du Palais ? répéta-t-elle se parlant toujours à elle-même. L'enfer d'autrefois devenu le purgatoire d'aujourd'hui ; c'est l'endroit même !… mon Dieu ! L’endroit même… »

Elle s'arrêta et posa la main sur le bras de son compagnon :

« Peut-être miss Lockwood ne viendra-t-elle pas avec le reste de la famille ? s'écria-t-elle vivement. Êtes-vous positivement sûr qu'elle descendra à l'hôtel ?

– Positivement certain. Ne vous ai-je pas dit que miss Lockwood voyageait avec lord et lady Montbarry ? Et ne savez-vous pas qu'elle est de la famille ? Il va vous falloir emménager à notre hôtel, comtesse ?

– Oui, dit-elle faiblement, je vais emménager à votre hôtel. »

Il était impossible de voir si elle se moquait ou non ; elle avait encore la main sur son bras, et il la sentait grelotter des pieds à la tête. Il était loin de l'aimer, il se défiait d'elle, il la détestait ; mais enfin, par un dernier sentiment d'humanité, il se sentit obligé de lui demander si elle avait froid.

« Oui, dit-elle, j'ai froid et je me sens faible.

– Par une nuit pareille, comtesse ?

– La nuit n'y est pour rien, monsieur Westwick. Que croyez-vous que le criminel ressente sous la potence quand le bourreau lui met la corde au cou ? Il a froid, n'est-ce pas ? Il se sent faible, lui, aussi. Excusez mon imagination, un peu originale peut-être ; mais, voyez-vous, la destinée m'a passé la corde au cou : je la sens qui me serre déjà. »

Elle jeta un regard autour d'elle.

Ils étaient alors arrivés près du fameux café connu sous le nom de Florian.

« Faites-moi entrer là, dit-elle, il faut que je boive quelque chose pour me remettre. Allons, n'hésitez pas : vous avez tout intérêt à ce que je me sente mieux. Je ne vous ai pas encore dit ce que j'avais de plus important à vous dire. J'ai à vous parler d'une affaire qui a rapport à votre théâtre. »

Se demandant en lui-même ce qu'elle pouvait bien vouloir à son théâtre, Francis céda à regret à la nécessité et l'accompagna au café. Il la fit asseoir dans une encoignure où ils pouvaient causer tranquillement sans attirer l'attention.

« Que prenez-vous ? » demanda-t-il avec résignation.

Elle s'adressa directement au garçon et lui donna ses ordres.

« Du marasquin et une tasse de thé. »

Le garçon la regarda avec étonnement ; Francis en fit autant. Pour tous deux c'était une nouveauté que du thé avec du marasquin. Sans s'inquiéter de leur stupéfaction, lorsque le garçon eut exécuté ses ordres, elle lui donna de nouvelles instructions pour qu'il versât un plein verre de la liqueur dans un verre plus grand, qu'on emplit ensuite de thé.

« Je ne peux pas faire cela moi-même, dit-elle ; mes mains tremblent trop. »

Elle avala tout chaud ce mélange bizarre.

« Du punch au marasquin ! Voulez-vous en goûter ? fit-elle. Voici comment j'en ai appris la recette : Quand la feue reine d'Angleterre, Caroline, vint sur le continent, ma mère était attachée à sa personne. Cette malheureuse reine adorait ce mélange : le punch au marasquin. Étroitement attachée à sa gracieuse et souveraine maîtresse, ma mère partagea ses goûts. Et moi je tiens cette recette de ma mère. Maintenant, monsieur Westwick, je vais vous dire ce que je demande de vous. Vous êtes directeur de théâtre ; voulez-vous une nouvelle pièce ?

– Je veux toujours une nouvelle pièce, pourvu qu'elle soit bonne.

– Et vous paierez bien si elle est bonne ?

– Je paye toujours bien dans mon intérêt même.

– Si je fais la pièce, voudrez-vous la lire ? »

Francis hésita.

« Qu'est-ce qui a pu vous mettre dans la tête d'écrire une pièce ?

– Oh ! Rien, reprit-elle. J'ai raconté un jour à feu mon frère une visite que j'avais faite à miss Lockwood, la dernière fois que je suis venue en Angleterre. Le sujet de l'entrevue en question ne l'intéressa nullement, mais il fut frappé de ma manière de la lui raconter. – “Tu peins, me dit-il, ce qui s'est passé entre vous avec la précision d'un dialogue de théâtre. Tu as décidément l'instinct dramatique ; essaie donc d'écrire une pièce. Tu gagneras peut-être de l'argent.” Voilà ce qui me l'a mis dans la tête.

– Vous n'avez cependant pas besoin d'argent !

– J'ai toujours besoin d'argent. J'ai des goûts coûteux. Je n'ai rien que mes pauvres quatre cents livres par an et le peu qui me reste encore de l'autre argent, deux cents livres environ, pas davantage. »

Francis comprit qu'elle faisait allusion aux dix mille livres payées par les compagnies d'assurances.

« Tout est déjà parti ? »

Elle souffla sur sa main.

« Parti comme cela ! répondit-elle froidement.

– Baron Rivar ?»

Elle le regarda avec un éclair de colère brillant dans ses yeux noirs et durs.

« Mes affaires ne regardent que moi, monsieur Westwick, et vous oubliez que vous n'avez pas encore répondu à la proposition que je vous ai faite. Ne dites pas non sans y réfléchir. Souvenez-vous quelle vie a été la mienne. J'ai vu plus de pays que qui que ce soit, y compris les auteurs en vogue. J'ai eu d'étranges aventures, j'ai beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup observé : je me souviens de tout. N'y a-t-il pas dans ma tête les éléments d'une pièce, si l'occasion de la faire se présente à moi ? »

Elle attendit un moment, puis répéta soudain son étrange question sur Agnès.

« Quand attend-on miss Lockwood à Venise ?

– Qu'est-ce que cela peut bien avoir a faire avec votre pièce, comtesse ? »

La comtesse parut avoir quelque difficulté à répondre catégoriquement à cette question. Elle fit de nouveau un plein verre de son mélange et en but la moitié.

« Cela a tout à faire avec ma pièce. Répondez-moi donc. »

Francis répondit :

« Miss Lockwood sera ici dans une semaine et peut-être bien avant.

– C'est parfait : si je suis encore en vie, si cela m'est possible, si j'ai encore ma raison dans une semaine ; ne m'interrompez pas, je sais ce que je dis ; j'aurai terminé le plan de ma pièce pour vous montrer ce que je puis faire. Une fois encore, voudrez-vous la lire ? »

Elle lui fit signe de se taire et finit d'un trait ce qui restait de punch au marasquin.

« Je suis une énigme pour vous, et vous voulez me comprendre, n'est-ce pas ? En voici le moyen : une foule de gens se figurent que les personnes nées sous un climat chaud ont beaucoup d'imagination. Il n'y a pas de plus grande erreur. Vous ne trouvez nulle part de personnes aussi mathématiquement logiques qu'en Italie, en Espagne, en Grèce et dans les autres pays méridionaux. Là, l'esprit est absolument fermé à toute chose d'imagination, il est sourd et aveugle de naissance à tout ce qui touche au spiritualisme. De temps à autre, dans le cours des siècles, un grand génie apparaît chez eux ; mais c'est une expression qui confirme la règle. Maintenant, écoutez ! Moi, je ne suis pas un génie, mais, dans mon humble sphère, je crois être une exception aussi. À mon grand regret, j'ai beaucoup de cette imagination si commune parmi les Anglais et les Allemands, si rare chez les Italiens, les Espagnols et les autres peuples. Et quel en est le résultat pour moi ? Je suis devenue malade, j'ai à chaque minute des pressentiments qui font de ma vie une longue torture. Quels sont ces pressentiments ? Peu importe : ce sont mes maîtres absolus ; ils me poussent à leur gré sur terre et sur mer, ils ne me quittent jamais, ils me poursuivent, ils s'acharnent sur moi-même en ce moment. Pourquoi je ne leur résiste pas ? Ah ! mais je leur résiste. Maintenant, tenez, j'essaye de leur résister à l'aide de cet excellent punch. À de rares intervalles, j'ai la douce religion du bon sens. Quelquefois cela me rend l'espoir. Dans un temps, j'ai espéré que ce qui me semblait la réalité pouvait bien être après tout l'illusion. J'ai même consulté à ce sujet un médecin anglais. Il est inutile de parler de tout cela maintenant. Chaque fois je suis obligée de céder : la terreur et les craintes superstitieuses reprennent toujours possession de moi. Dans une semaine je saurai si la destinée est inflexible, ou si, au contraire, je puis la vaincre. Si cette dernière espérance se réalise, je veux maîtriser cette imagination qui prend à tâche de me torturer, en l'obligeant à s'absorber dans l'occupation dont je vous ai déjà parlé. Me comprenez-vous un peu mieux maintenant ? Et puisque nos affaires sont arrangées, cher monsieur Westwick, voulez-vous que nous sortions de cette salle où l'on étouffe et que nous retournions respirer l'air frais du soir. »

Ils se levèrent tous deux en même temps pour quitter le café. Francis pensait en lui-même que la quantité de punch au marasquin qu'avait bue la comtesse pouvait seule expliquer tout ce qu'elle venait de lui raconter.

Share on Twitter Share on Facebook