XX

« Vous reverrai-je ? lui demanda-t-elle en lui tendant la main. C'est bien entendu, n'est-ce pas, pour la pièce. »

Francis, se rappelant la sensation extraordinaire qu'il venait d'avoir quelques heures auparavant dans la chambre dont on avait nouvellement changé le numéro, répondit :

« Mon séjour à Venise est incertain. Si vous avez quelque chose de plus à me dire sur votre essai dramatique, il vaudrait mieux me le dire maintenant. Avez-vous déjà fait choix d'un sujet ? Je connais le goût du public anglais mieux que vous, je peux donc vous épargner une perte de temps inutile.

– Le sujet m'importe peu, dit-elle, pourvu que j'en aie un à traiter. Si vous avez une idée, donnez-la-moi ; je réponds des personnages et du dialogue.

– Vous répondez des personnages et du dialogue, répéta Francis. C'est hardi pour un commençant ! Je me demande si j'arriverai à ébranler votre sublime confiance en vous-même, en vous proposant le sujet le plus difficile à manier qui soit au théâtre ? Que diriez-vous, comtesse, d'entrer en lutte avec Shakespeare et d'essayer un drame où il y aurait des apparitions, des spectres. Notez bien que ce serait une histoire vraie, basée sur des faits qui se sont passés dans cette ville même, une histoire à laquelle nous sommes mêlés vous et moi. »

Elle le saisit aussitôt par le bras et l'entraîna au milieu de la place déserte, loin des groupes qui fourmillaient sous la colonnade.

« Maintenant ! dit-elle vivement, ici où personne ne peut nous écouter, je veux savoir comment je puis être mêlée à ce drame ? Comment ? comment ? »

Lui tenant toujours le bras, elle le secoua dans son impatience d'avoir l'explication qu'elle demandait. Jusqu'alors il s'était amusé de son outrecuidante confiance en elle-même, et il n'avait fait qu'en plaisanter. Mais en voyant son ardeur, il commença à considérer la chose à un autre point de vue. Sachant tout ce qui s'est passé dans le vieux palais avant sa transformation en hôtel, il était possible que la comtesse pût lui donner quelque explication sur ce qui était arrivé à son frère, à sa sœur et à lui-même ; à tout le moins, elle pouvait peut-être lui faire quelque révélation curieuse, capable de servir de donnée à un auteur de talent pour un bon gros drame. La prospérité de son théâtre était la seule chose qui l'occupait.

« Je suis peut-être sur la trace d'un nouvel Hamlet, se dit-il. Une pièce pareille, ce serait au moins 10, 000 livres dans ma poche. »

C'est à cause de ces motifs, dignes de l'entier dévouement à l'art dramatique qui avait fait de Francis un entrepreneur de pièces à succès, qu'il raconta ce qui lui était arrivé à lui et à ses parents dans l'hôtel hanté. Il ne passa même pas sous silence la terreur superstitieuse qui avait envahi la naïve femme de chambre de Mme Narburry.

« Tristes matériaux, si vous les considérez avec les yeux de la raison, fit-il. Mais il y a vraiment quelque chose de dramatique dans cette influence surnaturelle pesant sur chacun des membres de la famille à leur entrée dans la chambre fatale, jusqu'à ce qu'enfin vienne le parent à qui le fantôme invisible qui hante la chambre se montrera, pour lui apprendre tout entière la terrible vérité. Voilà de quoi faire une pièce, j'espère, comtesse, et une pièce de premier choix ! »

Il s'arrêta. Elle ne fit pas un mouvement, elle ne desserra même pas les lèvres. Il se pencha pour la regarder de plus près.

Quelle impression avait-il produite sur elle ? Malgré tout son esprit et toute son habileté, il ne pouvait le deviner. Elle était debout devant lui, exactement comme devant Agnès, quand celle-ci s'était décidée à répondre nettement à la question qu'elle avait faite sur Ferraris. On aurait dit une statue de pierre. Ses yeux étaient grands ouverts et fixes, la vie semblait avoir disparu de son visage. Francis la prit par la main. Elle était aussi froide que les pavés sur lesquels ils marchaient. Il lui demanda si elle était malade.

Pas un muscle ne bougea. Il aurait pu tout aussi bien parler à un mort.

« Vous n'êtes sûrement pas, reprit-il, assez ridicule pour prendre au sérieux ce que je viens de vous dire ? »

Ses lèvres se mirent à remuer. Elle semblait faire un effort pour parler.

– « Plus haut, dit-il. Je ne vous entends pas. »

Elle finit par reprendre possession d'elle-même.

Une faible étincelle vint animer la fixité sombre et froide de ses yeux. Un moment après, elle parla d'une façon intelligible.

« Je n'avais jamais songé à l'autre monde, murmura-t-elle, comme une femme parlant en rêve. »

Elle se rappelait maintenant sa dernière entrevue avec Agnès ; elle se souvenait de la confession qui lui était échappée, de la prédiction qu'elle avait faite à cette époque.

Incapable de la comprendre, Francis la regardait fort inquiet, elle continua à suivre tranquillement sa pensée, les yeux hagards, sans songer un instant à lui.

« J'ai prédit que quelque événement sans importance nous rassemblerait encore une fois. Je me suis trompée : ce ne sera pas un événement sans importance qui nous rapprochera. J'ai prédit que je serais peut-être la personne qui lui dirait ce qu'est devenu Ferraris, si elle m'y forçait. Puis-je subir une autre influence que la sienne ? Lui aussi pourrait-il donc m'y forcer. Quand elle le verra, le verrai-je aussi, moi ?»

Sa tête s'affaissa ; ses paupières se fermèrent lourdement ; elle poussa un long soupir de fatigue. Francis passa son bras sous le sien pour la soutenir et essaya de la ranimer.

« Allons, comtesse, vous êtes fatiguée et excitée. Vous avez assez parlé ce soir. Laissez-moi vous conduire à votre hôtel. Est-ce loin d'ici ? »

Il fit un mouvement qui la fit remuer ; elle tressaillit comme s'il l'avait soudainement réveillée d'un profond sommeil.

« Ce n'est pas loin, dit-elle faiblement. C'est le vieil hôtel sur le quai. Mon esprit est dans un état étrange ; j'ai oublié le nom.

– L'hôtel Danieli ?

– Oui ! »

Il la conduisit doucement. Elle le suivit en silence au bout de la Piazzetta. Là, quand ils furent devant la lagune éclairée par la pleine lune, elle l'arrêta au moment où il se dirigeait vers la Riva degli Schiavoni.

« J'ai quelque chose à vous demander. Laissez-moi un peu réfléchir. »

Après un assez long temps, elle finit par reprendre le fil de ses idées.

« Allez-vous coucher ce soir dans la chambre ? » dit elle.

Il lui répondit qu'un autre voyageur l'occupait :

« Mais le gérant me l'a réservée pour demain, si je la désire, ajouta-t-il.

– Non, dit-elle, il ne faut pas la prendre. Il faut la laisser.

– À qui ?

« À moi ! »

Il tressaillit à son tour.

« Après ce que je vous ai dit, vous voulez réellement coucher dans cette chambre, demain soir ?

– Il faut que j'y couche.

– N'avez-vous pas peur ?

– J'ai horriblement peur.

– Je le pensais bien, après ce que j'ai vu ce soir. Pourquoi donc prendriez-vous la chambre ? Vous n'y êtes pas obligée.

– Je n'étais pas obligée de venir à Venise lorsque j'ai quitté l'Amérique, répondit-elle, et cependant m'y voici. Il faut que je prenne et que je garde cette chambre jusqu'à… » Elle s'arrêta. « Peu importe le reste, dit-elle, cela ne vous intéresse pas. »

Il était inutile de discuter, Francis changea le sujet de la conversation.

« Nous ne pouvons rien décider ce soir, dit-il ; j'irai vous voir demain matin, et vous me direz la décision que vous aurez prise. »

Ils continuèrent à se diriger vers l'hôtel. En arrivant, Francis lui demanda si elle était à Venise sous son propre nom.

Elle secoua la tête.

« Je suis connue ici comme veuve de votre frère, on m'y connaît aussi sous le nom de la comtesse Narona. Je veux être incognito, cette fois à Venise ; je voyage sous un nom anglais fort vulgaire. »

Elle hésita et resta sans parler.

« Que m'est-il donc arrivé ? murmura-t-elle. Je me souviens de certaines choses et j'en oublie d'autres. J'ai déjà oublié le nom de l'hôtel Danieli, et voici maintenant que j'oublie le nom que j'ai pris. »

Elle l'entraîna précipitamment dans la salle d'attente où se trouvait une pancarte avec les noms de tous les voyageurs. Lentement elle la parcourut avec son doigt, et finit par s'arrêter sur le nom anglais qu'elle avait pris : Mme James.

« Souvenez-vous-en quand vous viendrez demain, dit-elle. Je me sens la tête lourde. Bonne nuit. »

Francis rentra chez lui tout en se demandant ce qu'amèneraient les événements du lendemain. En son absence, ses affaires avaient pris un nouveau tour. Comme il traversait le vestibule, un des domestiques le pria de passer au bureau de l'hôtel. Il y trouva le gérant, qui le reçut gravement, comme s'il avait quelque chose de fort sérieux à lui annoncer.

Il était au regret de savoir que M. Francis Westwick avait, comme les autres membres de la famille, éprouvé un mystérieux malaise dans le nouvel hôtel. Il avait été informé confidentiellement de l'odeur extraordinaire qu'il avait cru sentir dans la chambre à coucher. Sans avoir la prétention de discuter la chose, il était obligé de prier M. Westwick de vouloir bien l'excuser s'il ne lui réservait pas la chambre en question, après ce qui s'était passé.

Francis répondit sèchement, un peu froissé du ton qu'avait pris le gérant :

« J'aurais peut-être renoncé à coucher dans la chambre, si vous l'aviez conservée pour moi. Désirez-vous que je quitte l'hôtel ? »

Le gérant vit la maladresse qu'il avait commise et se hâta de la réparer.

« Certainement non, monsieur ! Nous ferons de notre mieux pour vous satisfaire tant que vous resterez avec nous. Je vous demande pardon si j'ai dit quelque chose qui vous ait déplu. La réputation d'un établissement comme celui-ci est fort importante et mérite qu'on s'en occupe. Puis-je espérer que vous nous ferez la faveur de ne rien dire de ce qui s'est passé en haut ? Les deux Français nous ont fort obligeamment promis de garder le silence. »

Ces excuses ne laissèrent à Francis d'autre alternative polie que de céder à la requête du gérant.

« Cela met fin au projet insensé de la comtesse, pensa-t-il en lui-même, en remontant chez lui. Tant mieux pour la comtesse ! »

Il se leva tard le lendemain matin. Il demanda ses amis de Paris ; on lui répondit que tous deux étaient en route pour Milan. Comme il traversait une salle pour se rendre au restaurant, il remarqua le chef des garçons qui marquait sur les bagages les numéros des chambres où on devait les monter. Une malle surtout attira son attention par la quantité extraordinaire de vieux bulletins qui y étaient collés. Le garçon la marquait justement alors ; le numéro était 13 bis.

Francis regarda aussitôt la carte attachée sur le couvercle. Elle portait un nom anglais : Mme James !

Sur-le-champ, il fit quelques questions sur cette dame. Elle était arrivée de bonne heure le matin, et se trouvait en ce moment au salon de lecture. Il alla regarder dans la pièce qu'on lui désignait et y vit une dame seule. Il s'avança un peu et se trouva face à face avec la comtesse.

Elle était assise dans un endroit sombre, la tête baissée et les bras croisés sur sa poitrine.

« Oui, dit-elle avec un ton d'impatience fébrile, avant que Francis ait eu le temps de parler, j'ai pensé qu'il valait mieux ne pas vous attendre. Je me suis décidée à venir ici avant que personne n’ait pu prendre la chambre.

– L'avez-vous retenue pour longtemps ? demanda Francis.

– Vous m'avez dit que miss Lockwood serait ici dans une semaine. Je l'ai prise pour une semaine.

– Qu'est-ce que miss Lockwood a donc à faire dans tout cela ?

– Elle a tout à y faire ; il faut qu'elle couche dans la chambre. Je la lui donnerai quand elle viendra. »

Francis commença à comprendre l'idée superstitieuse qui la poursuivait.

«Comment vous, une femme instruite, seriez-vous réellement comme la femme de chambre de ma sœur ! s'écria-t-il. En supposant que le pressentiment absurde que vous avez soit une chose sérieuse, vous prenez un mauvais moyen de le prouver. Si mon frère, ma sœur et moi n'avons rien vu, comment miss Agnès Lockwood découvrira-t-elle ce qui ne nous a pas été révélé ? C'est une parente éloignée de Lord Montbarry, c'est seulement une cousine.

– Elle était plus près du cœur de Montbarry qu'aucun de vous, répondit la comtesse d'une voix sourde. Jusqu'à son dernier jour, mon misérable mari s'est repenti de l'avoir abandonnée. Elle verra ce qu'aucun de vous n'a vu : elle aura la chambre. »

Francis écouta, cherchant en vain à trouver la raison qui avait pu faire prendre à la comtesse une pareille résolution.

« Je ne vois pas quel intérêt vous avez à tenter cette expérience, dit-il.

– Mon intérêt est de ne pas l'essayer ! Mon intérêt est de fuir Venise, et de ne jamais revoir Agnès Lockwood, ni aucune personne de votre famille !

– Qu'est-ce qui vous empêche de le faire ? »

Elle sauta debout et le fixa avec un regard sauvage : « Je ne sais pas plus que vous ce qui m'en empêche, s'écria-t-elle. Une volonté plus forte que la mienne me pousse à ma perte, en dépit de moi-même ! »

Elle s'assit soudain et lui fit signe de la main de s'en aller.

« Laissez-moi, dit-elle ; laissez-moi à mes réflexions. »

Francis la quitta, fermement persuadé qu'elle avait perdu la raison. Pendant le reste de la journée, il n'entendit plus parler d'elle. La nuit se passa tranquillement. Le lendemain matin, il déjeuna de bonne heure, décidé à attendre au restaurant l'arrivée de la comtesse. Elle entra et commanda tranquillement son déjeuner, elle avait l'air sombre et abattu, comme la veille. Il s'approcha d'elle à la hâte et lui demanda s'il lui était arrivé quelque chose pendant la nuit.

« Rien, répondit-elle.

– Avez-vous reposé aussi bien que d'habitude ?

– Tout aussi bien. Avez-vous reçu des lettres ce matin ? Savez-vous quand elle viendra ?

– Je n'ai pas reçu de lettres. Allez-vous réellement rester ici ? La nuit n'a-t-elle pas changé la résolution que vous avez prise hier ?

– Pas le moins du monde. »

L'animation qui avait éclairé son visage quand elle le questionnait sur Agnès disparut aussitôt qu'il eut répondu. Maintenant elle regardait, elle parlait, elle mangeait avec une complète indifférence, comme une femme qui n'avait plus aucun espoir, aucun intérêt, qui en avait fini avec tout et qui ne vivait plus que mécaniquement et comme un automate.

Francis sortit pour se rendre où vont tous les voyageurs, admirer les tombeaux du Titien et du Tintoret. Après quelques heures d'absence, il trouva une lettre qui l'attendait à l'hôtel. Elle était de son frère Henry et lui recommandait de revenir immédiatement à Milan. Le propriétaire d'un théâtre français, récemment arrivé de Venise, essayait, lui disait-il, d'enlever la fameuse danseuse que Francis avait engagée, et de la décider à rompre avec lui et à accepter des appointements plus élevés.

Outre cette nouvelle extraordinaire, Henry informait son frère que lord et lady Montbarry, avec Agnès et les enfants, arriveraient à Venise dans trois jours. Ils ne savent rien de nos aventures à l'hôtel, ajoutait Henry, et ils ont télégraphié au gérant pour retenir les pièces dont ils ont besoin. Il serait, je crois, absurde de notre part de les prévenir, cela n'aurait d'autre résultat que d'effrayer les femmes et les enfants et de les chasser du meilleur hôtel de Venise. Nous serons cette fois en nombreuse compagnie, trop nombreuse pour des fantômes ! J'irai, bien entendu, à leur rencontre et je tenterai encore une fois la chance dans ce que tu appelles si bien l'Hôtel hanté. Arthur Barville et sa femme sont déjà à Trente ; deux parentes de sa femme les accompagnent dans leur voyage à Venise.

Indigné de la conduite de son collègue parisien, Francis fit ses préparatifs pour quitter Venise le jour même.

En sortant, il demanda au gérant si l'on avait reçu la dépêche de son frère. Elle était arrivée et, à la grande surprise de Francis, les chambres étaient déjà retenues.

« Je croyais que vous deviez refuser de laisser entrer ici d'autres membres de la famille, dit-il ironiquement. »

Le gérant répondit avec tout le respect possible sur le même ton :

« Le numéro 13 bis est réservé, monsieur ; il est occupé par une étrangère. Je suis le serviteur de la Compagnie, et je n'ai pas le droit d'empêcher l'argent d'entrer dans l'hôtel. »

En entendant cela, Francis lui dit au revoir, et partit sans rien ajouter. Il était honteux de se l'avouer à lui-même, mais il avait une curiosité irrésistible de savoir ce qui se passerait quand Agnès arriverait à l'hôtel. Il monta dans sa gondole, sans avoir répété à personne ce que lui avait dit Mme James.

Vers le soir du troisième jour, lord Montbarry et ses compagnons de voyage arrivèrent exacts au rendez-vous.

Mme James, accoudée à la fenêtre de sa chambre, les guettait ; elle vit le nouveau lord sortir le premier de la gondole. Il soutint sa femme jusqu'aux marches et lui passa ensuite les trois enfants ; Agnès, la dernière de tous, apparut ensuite sous la petite portière noire qui fermait la cabine et, s'appuyant sur le bras de lord Montbarry, sauta à son tour sur les marches. Elle n'avait pas de voile. Comme elle se dirigeait vers la porte de l'hôtel, la comtesse, qui l'épiait avec sa lorgnette, la vit s'arrêter un instant pour regarder la façade de l'édifice. Agnès était très pâle.

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