XXVI

En entrant dans sa chambre située à l'étage supérieur, Henry posa le manuscrit sur la table. Ses nerfs étaient excités, sa main tremblait en tournant les pages, il tressautait aux plus petits bruits qui se faisaient entendre dans l'escalier de l'hôtel.

Le scénario de la pièce écrite par la comtesse entrait dans le sujet sans préliminaires.

Elle se présentait, elle et son œuvre, avec le sans-gêne et la familiarité d'un vieil ami, voici en quels termes :

« Permettez-moi, cher monsieur Francis Westwick, de vous nommer les personnages de la pièce dont nous sommes convenus. Ce sont, par ordre :

Le lord ;

Le médecin ;

La comtesse.

» Je ne me suis pas donné la peine, vous le voyez, d'inventer des noms de famille. Mes rôles sont suffisamment désignés par les professions que j'indique et par la différence sociale qui existe entre mes personnages.

» Le premier acte commence.

» Non, avant d'entrer en matière, il faut que je vous dise bien que la pièce est tout entière de mon invention.

» Je ne me suis aidée d'aucun événement connu, et, ce qui est plus extraordinaire encore, je n'ai volé aucune de mes idées à un drame français. En qualité de directeur de théâtre anglais, vous refuserez bien entendu de me croire ; mais cela n'y fait rien. Ce qui importe, c'est mon premier acte.

» Nous sommes à Hombourg, en pleine saison, dans le fameux salon d'or : la comtesse, mise avec beaucoup de goût, est assise au tapis vert. Des étrangers de toutes les nations sont debout derrière les joueurs, prenant part au jeu ou regardant simplement les coups. Le lord est parmi les assistants. Il est frappé par la physionomie de la comtesse, qu'un mélange de beauté et de laideur n'empêche pas d'être une personne fort agréable. Il surveille son jeu et place son argent sur son petit enjeu à elle. Elle se retourne et lui dit : “N'ayez pas confiance en ma couleur, je n'ai pas eu de chance de toute la soirée. Placez autre part, vous gagnerez peut-être.”

» Le lord, en véritable Anglais, rougit, salue et obéit. La comtesse a prophétisé vrai. Elle continue à perdre, mais le lord gagne le double de la somme qu'il avait risquée.

» La comtesse quitte la table. Elle n'a plus d'argent et elle offre sa chaise au lord.

» Au lieu de la prendre, il lui met galamment dans la main ce qu'il vient de gagner et la prie d'accepter ce prêt. Ce sera une véritable faveur qu'il lui accordera. La comtesse joue de nouveau et perd encore. Le lord sourit d'une manière fort aimable et la prie de lui emprunter encore une petite somme. À partir de ce moment, la chance tourne. Elle gagne et largement. Son frère, le baron, qui tente la fortune dans la salle à côté, voit ce qui se passe et vient rejoindre le lord et la comtesse.

» Faites bien attention, n'est-ce pas, au baron. C'est le rôle important et remarquable.

» Ce personnage a commencé sa vie par une véritable passion pour la chimie expérimentale, cette passion est fort surprenante chez un homme jeune et beau, qui a devant lui un brillant avenir. Une connaissance approfondie des sciences occultes a fait croire au baron qu'il était possible de résoudre ce fameux problème de la pierre philosophale. Il a depuis longtemps épuisé toutes ses ressources en coûteuses expériences. Sa sœur l'a ensuite aidé de sa petite fortune, conservant seulement ses bijoux de famille confiés à un de ses amis, banquier à Francfort.

» La fortune de la comtesse une fois engloutie, le baron a cherché une nouvelle source de revenus dans le jeu. Au début de sa périlleuse carrière il est le favori de la Fortune, il gagne souvent, hélas ! Et la dégradante passion du jeu remplace dans son âme l'enthousiasme de la science.

» Au moment où la pièce commence, la chance a abandonné le baron. Il songe à tenter une dernière expérience pour découvrir le secret de transformer en or de vils métaux. Mais comment payera-t-il les frais de cette expérience. Comment ? répond la Destinée, écho moqueur.

» Les gains que vient de faire sa sœur avec l'argent du lord lui suffiront-ils ? Inquiet du résultat, il donne à la comtesse des conseils pour jouer. Mais alors sa malchance s'étend sur sa sœur : elle se met à perdre encore et encore, jusqu'à son dernier sou.

» L'aimable et riche anglais offre un troisième prêt ; mais la comtesse, en femme délicate, refuse absolument. En quittant la table, elle présente son frère au lord. Ces messieurs se mettent à causer ensemble. Le lord demande la permission de venir le lendemain à l'hôtel de la comtesse pour lui présenter ses respects. Le baron l'invite aussitôt à déjeuner. Le lord accepte en jetant un dernier regard de respectueuse admiration à la comtesse, mais ce regard n'a pas échappé au frère. Le lord prend congé d'eux.

» Une fois seul avec sa sœur, le baron lui parle à cœur ouvert. “Nos affaires sont désespérées, il nous faut trouver un remède héroïque. Attendez-moi ici pendant que je vais prendre quelques renseignements sur ce lord. Vous avez évidemment produit une grande impression sur lui ; si nous pouvons nous en servir pour avoir de l'argent, il faut à tout prix que la chose se fasse.”

» La comtesse reste alors seule en scène et, dans un monologue, montre à nu son caractère.

» C'est un rôle à la fois sympathique et antipathique. Il y a dans sa nature, à côté d'un grand désir de faire le bien, de grands défauts qui la poussent au mal. Elle sera bonne ou mauvaise, suivant les circonstances. Produisant beaucoup d'effet partout où elle va, cette dame est naturellement en butte à une foule de bruits calomnieux. Elle proteste énergiquement dans cette scène contre un de ces bruits indignes qui représente le baron comme son amant et non comme son frère. Elle finit en exprimant un vif désir de quitter Hombourg, car c'est dans cette ville que la calomnie a commencé. Le baron revient et entend ses dernières paroles : “Oui, dit-il, vous quitterez Hombourg si vous le voulez, mais à la condition que vous le quitterez avec le titre de fiancée du lord.”

» La comtesse est tout à la fois étonnée et choquée ; elle répond que si le lord éprouve de l'affection pour elle il ne lui en inspire aucune : elle va plus loin, elle déclare qu'elle ne le recevra pas. “Faites votre choix, répond le baron, épousez le revenu de ce lord ou laissez-moi me vendre moi et mon titre à la première femme riche quelle qu'elle soit, qui voudra m'acheter.”

» La comtesse l'écoute toute surprise. Est-il possible que le baron parle sérieusement ? “La femme qui est prête à me payer reprend-il, n'est pas loin, elle se trouve dans la salle à côté. C'est la veuve d'un riche usurier juif. Elle a l'argent qui m'est nécessaire pour arriver à la solution de mon grand problème. Je n'ai qu'à consentir à être son mari et je deviens aussitôt millionnaire. Réfléchissez, si vous voulez, cinq minutes à ce que je viens de vous dire, mais quand je reviendrai, que je sache qui de nous deux se marie pour l'argent, vous ou moi.”

» La comtesse l'arrêta comme il s'en allait.

» Les moindres sentiments sont poussés chez elle à l'extrême.

» Quelle est la femme digne de ce nom, s'écria-t-elle, qui a besoin de réfléchir pour se sacrifier quand l'homme à qui elle est toute dévouée le lui demande ? Elle n'a pas besoin de cinq minutes. Elle lui tend la main et lui dit : “Immolez-moi sur l'autel de votre gloire ; je suis prête à vous servir de marchepied ; prenez ma liberté et ma vie, pourvu que j'aide à votre triomphe.”

» Le rideau tombe sur cette situation émouvante. »

«Jugez d'après mon premier acte, monsieur Westwick, et dites-moi, en toute sincérité, sans crainte de me faire tourner la tête, si vous ne me trouvez pas capable d'écrire une pièce ?»

Henry s'arrêta un peu, entre le premier et le second acte, réfléchissant non pas au mérite de la pièce, mais à l'étrange coïncidence qu'il y avait entre tous les incidents racontés par la comtesse et ceux qui avaient précédé le désastreux mariage de son frère, le premier lord Montbarry.

Est-ce que la comtesse, dans la situation d'esprit où elle se trouvait actuellement ne se faisait pas illusion en croyant avoir affaire à son imagination tandis qu'elle n'exerçait que sa mémoire ?

La question était trop grave pour être ainsi résolue du premier coup. Sans s'appesantir sur cette pensée, Henry tourna la page et commença la lecture du second acte. Le manuscrit continuait ainsi :

« Le deuxième acte s'ouvre à Venise. Quatre mois se sont écoulés depuis la scène de la table de jeu. L'action se passe maintenant dans le salon d'un palais vénitien. Le baron, seul, songe à ce qui s'est passé depuis la fin du premier acte. La comtesse s'est sacrifiée ; le mariage a eu lieu, mais non sans tiraillements, à cause de certaines discussions d'argent relatives au contrat.

» Des bureaux de renseignements ont appris au baron que le revenu du lord provient en grande partie de ce qu'on appelle des biens substitués. En prévision d'événements malheureux, il doit évidemment faire quelque chose pour sa femme. Qu'il assure par exemple sa vie pour une somme que le baron indique et qu'il s'arrange de façon à ce que cette somme revienne à sa veuve au cas où il mourrait le premier.

» Le lord hésite, mais le baron ne perd pas son temps en discussions stériles. “Considérons le mariage comme rompu, dit-il, et brisons la.” Le lord cède peu à peu ; il serait prêt à souscrire pour une somme inférieure à celle qu'on lui demande. Le baron répond d'un ton sec : “Je ne marchande jamais.” Le lord est amoureux, et naturellement il finit par consentir.

» Jusque-là le baron n'a pas à se plaindre. Mais quand le mariage est célébré et que la lune de miel est finie, le lord prend sa revanche. Le baron a rejoint les nouveaux époux dans un vieux palais qu'ils ont loué à Venise. Il est toujours à la recherche de la pierre philosophale. Son laboratoire est installé dans les caves du palais, afin que les odeurs de ces expériences n'incommodent pas la comtesse. L'obstacle éternel au succès de sa découverte est le manque d'argent. Sa position, en ce moment, est des plus critiques ; il a des dettes d'honneur qu'il faut absolument payer. Il demande fort amicalement au lord de lui prêter de l'argent. Le lord refuse en termes très secs et presque durs. Le baron s'adresse à sa sœur et la prie d'user de son influence en sa faveur. Tout ce qu'elle peut répondre, c'est que son mari, qui n'est plus amoureux d'elle, s'est révélé sous son véritable caractère, celui d'un avare fieffé. Le sacrifice du mariage a été consommé et il a été inutile.

» Telle est la situation au début du deuxième acte.

» L'entrée de la comtesse vient troubler le baron dans sa méditation. Elle est en proie à la rage. Des paroles de colère s'échappent de ses lèvres : quelques moments s'écoulent avant qu'elle rentre suffisamment en possession d'elle-même pour pouvoir parler. Elle vient d'être insultée à deux reprises, d'abord par une personne de son service, ensuite par son mari. Sa femme de chambre, une Anglaise, a déclaré qu'elle ne voulait pas servir plus longtemps la comtesse. Elle abandonne ses gages, mais veut retourner immédiatement en Angleterre.

» Interrogée sur les motifs qui la font agir ainsi, elle répond insolemment et en termes voilés, qu'une honnête femme ne peut pas servir la comtesse, surtout depuis que le baron est arrivé. La comtesse fait ce que toute femme aurait fait à sa place : indignée, elle chasse sur-le-champ cette misérable.

» Le lord, entendant sa femme parler haut, quitte le cabinet de travail où il avait l'habitude de s'enfermer avec ses livres et demande ce que signifie cette dispute. La comtesse lui dit les paroles outrageantes et la conduite de la femme de chambre. Le lord non seulement déclare qu'il approuve la conduite de cette domestique, mais il exprime les doutes qu'il a sur la fidélité de sa femme si crûment qu'il est impossible de les répéter : “Si j'avais été homme, dit la comtesse, si j'avais eu une arme à ma portée, je l'aurais tué sans pitié.”

» Le baron, qui jusque-là a écouté en silence, prend alors la parole : “Permettez moi de finir la phrase pour vous, dit-il ; vous l'auriez frappé à mort, et par cet acte de violence, vous vous seriez privée de la prime d'assurance qui revient à la veuve, prime si nécessaire pour tirer votre frère de l'intolérable situation dans laquelle il est maintenant.”

» La comtesse rappelle gravement au baron qu'il n'y a pas là matière à plaisanter. Après ce que le lord lui a dit, elle ne doute pas qu'il ne communique ses infâmes soupçons à ses avocats en Angleterre. Si elle ne fait rien pour l'en empêcher, avant peu elle sera divorcée et déshonorée, en proie à la calomnie, sans autres ressources que ses bijoux pour ne pas mourir de faim.

» À ce moment, le courrier que le lord a engagé en Angleterre pour l'accompagner dans ses voyages, traverse la scène avec une lettre qu'il va mettre à le poste. La comtesse l'arrête et demande à regarder l'adresse. Elle la garde un instant et la montre à son frère. L'écriture est du lord : la lettre est adressée à ses avocats à Londres.

» Le courrier part pour la poste. Le baron et la comtesse se regardent en silence.

» Ils n'ont pas besoin de parler. Ils comprennent parfaitement leur position, et le seul remède leur apparaît dans sa triste clarté. L'alternative est bien simple : “Déshonneur et ruine, ou mort de milord et argent de l'assurance !”

» Le baron, fort agité, se promène de long en large, se parlant à lui-même. La comtesse saisit des lambeaux de phrases.

» Il parle de la constitution du lord, probablement affaiblie par son séjour dans les Indes ; d'un rhume que le lord a depuis deux ou trois jours ; de complications inattendues qui font que les indispositions aussi légères que les rhumes se terminent quelquefois par de graves maladies et par la mort.

» Il s'aperçoit que la comtesse l'écoute et lui demande si elle n'a rien à lui proposer, elle, qui malgré tous ses défauts, a au moins le mérite de toujours parler franchement.

» N'avez-vous pas, dit-elle, une bonne petite maladie bien sérieuse, dans un de vos flacons, en bas, dans les caveaux ?»

» Le baron répond en hochant gravement la tête. De quoi a-t-il peur ? Qu'on examine le corps après la mort ? Non pas : il se moque qu'on fasse l'autopsie. Ce qui l'inquiète, c'est de savoir comment administrer le poison. Un homme comme le lord fait appeler un médecin quand il se dit sérieusement malade, et quand il y a un médecin il y a toujours danger d'être découvert. Il y a en outre le courrier, fidèle au lord, tant que le lord le paiera. Si le médecin ne voit rien de suspect, le courrier peut s'apercevoir de quelque chose. Le poison, pour faire secrètement son œuvre, doit être administré à différentes reprises et par doses graduelles. La moindre imprudence peut tout compromettre. Les bureaux d'assurances peuvent avoir des soupçons et refuser de payer. Dans l'état actuel des choses, le baron ne veut pas tenter le coup ni permettre à sa sœur de le tenter pour lui.

» Le lord parait ensuite. Il a sonné plusieurs fois le courrier et l'on n'a pas répondu à son appel. Que signifie ce silence ?

» La comtesse lui répond en se contenant – pourquoi en effet aurait-elle donné à son indigne époux la satisfaction de lui laisser voir combien était profonde la blessure qu'il lui avait faite ; – elle rappelle au lord qu'il a envoyé le courrier à la poste. Le lord lui demande d'un air soupçonneux si elle a regardé la lettre. La comtesse répond froidement qu'elle ne s'occupe pas de ce qu'il peut écrire ; puis, à propos du rhume qu'il a, elle lui demande s'il désire consulter un médecin. Le lord répond qu'il est assez grand pour se soigner lui-même.

» À ce moment le courrier paraît, revenant de la poste. Le lord lui donne l'ordre de repartir pour aller acheter des citrons. Il veut essayer de boire de la limonade chaude pour transpirer dans son lit : il a autrefois déjà guéri des rhumes de cette façon et il veut encore en essayer cette fois.

» Le courrier obéit, mais semble le faire à contre-cœur.

» Le lord se tourne vers le baron (qui jusque-là n'a pas pris part à la conversation) et lui demande d'un ton narquois combien de temps il compte encore rester à Venise. Le baron répond tranquillement : “Parlons franchement, milord ; si vous voulez que je quitte votre maison, vous n'avez qu'à le dire et je pars.” Le lord se tourne du côté de sa femme et lui demande si elle est capable de supporter l'absence de son frère, et prononce ce dernier mot avec une emphase insultante. La comtesse garde un imperturbable sang-froid ; rien en elle ne trahit la haine mortelle qu'elle a pour le misérable qui l'a insultée : “Vous êtes le maître dans cette maison, milord, répond-elle simplement, faites comme il vous plaira.”

» Le lord regarde tour à tour sa femme et le baron, et soudain change de ton. Voit-il dans le sang-froid de la comtesse et de son frère une menace pour lui ? C'est probable, car il s'excuse maladroitement de ce qu'il vient de dire. Quel abject personnage !

» Les excuses du lord sont interrompues par l'entrée du courrier, qui revient avec des citrons et de l'eau chaude.

» La comtesse remarque pour la première fois que cet homme a l'air malade. Ses mains tremblent en posant le plateau sur la table. Le lord ordonne à son courrier de le suivre et de venir faire la limonade dans sa chambre à coucher. La comtesse fait observer que le courrier semble incapable de se tenir debout, En l'entendant, l'homme avoue qu'il est souffrant. Lui aussi est enrhumé ; il s'est trouvé exposé à un courant d'air dans la boutique où il a acheté les citrons ; et il se sent tour à tour chaud et froid et demande la permission de se jeter un instant sur son lit :

» C'était un véritable appel à l'humanité de la comtesse : elle offre donc de faire elle-même la limonade. Le lord prend le courrier par le bras et lui dit tout bas : “Surveillez la, qu'elle ne mette rien dans la boisson, puis apportez la-moi vous-même ; ensuite vous irez vous coucher si vous voulez.”

» Sans ajouter un mot, le lord quitte la chambre.

» La comtesse fait la limonade et le courrier la porte à son maître.

» En gagnant sa chambre, le courrier est si faible, il se sent si étourdi qu'il est obligé de s'appuyer, pour se soutenir, sur le dos des chaises qu'il rencontre sur son chemin. Le baron, toujours bienveillant pour ses inférieurs, lui offre le bras ; “J'ai bien peur, mon pauvre garçon, que vous ne soyez réellement malade.” Le courrier fait cette réponse extraordinaire : “C'en est fait de moi, monsieur, j'ai attrapé la mort !”

» Naturellement, la comtesse est étonnée : “Vous n'êtes cependant pas vieux, dit-elle en essayant d'encourager le courrier ; à votre âge attraper froid ne signifie pas attraper la mort.”

» Le courrier regarde la comtesse d'un air désespéré :

« J'ai la poitrine faible, milady, j'ai déjà eu deux bronchites. La seconde fois un grand médecin fut appelé en consultation ; il regardait ma guérison comme un miracle : “Faites attention, m'a-t-il dit, si vous avez une troisième bronchite, aussi sûr que deux et deux font quatre, vous êtes un homme mort.” Je ressens dans mes os, milady, le même froid que j'ai eu les deux premières fois, et je vous le répète, j'ai attrapé la mort à Venise. »

» Après quelques paroles de consolation, le baron le conduit dans sa chambre. La comtesse reste seule en scène. Elle s'assied et regarde la porte par laquelle le courrier est sorti : “Ah ! Mon pauvre garçon, dit-elle, si vous pouviez changer de constitution avec milord, quelle heureuse chance pour le baron et pour moi ! Si vous pouviez seulement guérir votre rhume avec un peu de limonade chaude, et lui s'il pouvait attraper la mort à votre place !”

» Elle s'arrête soudain, réfléchit un instant et se lève en poussant un cri de triomphe. Une idée sans pareille, une idée merveilleuse vient de traverser son esprit comme un éclair. Substituer un de ces deux hommes à l'autre, et son désir est accompli. Où sont les obstacles ? Il n'y a qu'à enlever le lord de sa chambre, de gré ou de force, à le garder secrètement prisonnier dans le palais et le laisser vivre ou mourir suivant les circonstances. Il n'y a qu'à placer le courrier dans le lit devenu vide, à appeler un médecin qui le voie malade, dans le rôle du lord ; s'il meurt, il mourra sous le nom de milord. »

Le manuscrit tomba des mains d'Henri. Un invincible sentiment d'horreur s'était emparé de lui. La question qu'il s'était posé à la fin du premier acte prenait maintenant un nouvel intérêt, et un intérêt terrible. Jusqu'au monologue de la comtesse, les incidents du second acte avaient reproduit les moindres détails de la vie de son frère avec autant de vérité qu'au premier acte. Le monstrueux complot révélé par les lignes qu'il venait de lire était-il le produit de l'imagination malade de la comtesse, ou bien avait-elle cru qu'elle inventait, tandis qu'elle ne faisait qu'écrire sous la dictée de ses criminels souvenirs ?

Si la dernière hypothèse était la vraie, son frère avait été assassiné ; le crime avait été longuement prémédité par la femme à laquelle il avait donné son nom !

Pour comble de fatalité, c'était Agnès elle-même qui avait innocemment poussé vers les coupables l'homme qui devait être l'agent passif du crime.

Ne pouvant supporter un doute pareil, il quitta sa chambre, pour arracher la vérité à la comtesse ou pour la dénoncer à la justice comme une criminelle impunie.

Arrivé à la porte, il croisa quelqu'un qui sortait justement de la chambre : c'était le gérant. Il était presque méconnaissable ; il gesticulait et parlait comme un homme au désespoir.

« Entrez si vous voulez, dit-il à Henry. Tenez, monsieur, je ne suis pas superstitieux, mais je commence à croire que les crimes portent avec eux leur châtiment. Cet hôtel est maudit ! Qu'est-ce qui arrive ce matin ? Nous découvrons qu'un assassinat a été commis autrefois dans le palais. La nuit vient, et apporte avec elle encore une chose épouvantable : une mort. Une mort soudaine et horrible dans la maison ! Entrez et voyez vous-même ! Je vais donner ma démission, monsieur Westwick : je ne peux pas lutter contre la fatalité qui me poursuit ici. »

La comtesse était étendue sur son lit : le médecin et la femme de chambre debout à ses côtés ne la quittaient pas du regard. De temps en temps, sa respiration lourde et pénible se faisait entendre comme celle d'une personne oppressée dans son sommeil.

« Va-t-elle mourir ? demanda Henry.

– C'est fini, répondit le docteur, elle est morte de la rupture d'un anévrisme au cerveau. Ces sons que vous entendez sont pour ainsi dire mécaniques, ils peuvent durer encore des heures. »

Henry regarda la femme de chambre. Elle n'avait que bien peu de chose à lui apprendre. La comtesse avait refusé de se coucher et s'était mise à son pupitre pour continuer à écrire. Trouvant qu'il était inutile de lui faire la moindre remontrance, la femme de chambre l'avait quittée pour aller prévenir le gérant Au plus vite on envoya chercher un médecin, et quand il arriva, il trouva la comtesse étendue morte sur le parquet. Voilà tout ce qu'elle avait à dire.

En sortant, Henry regarda le pupitre et vit une feuille sur laquelle la comtesse avait tracé ses dernières lignes. Les lettres étaient presque illisibles. Henry put seulement déchiffrer ces mots : « Acte premier », et : « Personnages du drame ». Jusqu'à la fin, la misérable folle avait pensé à sa pièce et elle l'avait entièrement recommencée.

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