Le soir était arrivé. Lord Montbarry et tous les amis des nouveaux mariés étaient à l'Opéra ; Agnès, qui s'était excusée sur sa fatigue, restait seule à l'hôtel. Henry Westwick avait accompagné tout le monde au théâtre, mais il s'était esquivé à la fin du premier acte pour retrouver Agnès au salon.
« Avez-vous pensé à ce que je vous ai dit au commencement de la journée ? lui demanda-t-il en s'asseyant à côté d'elle. L'affreux doute qui nous étreignait tous les deux n'existe plus au moins maintenant. »
Agnès secoua tristement la tête.
« Je voudrais partager votre sentiment, Henry, je voudrais pouvoir dire que le doute n'existe plus dans mon esprit. »
La réponse aurait découragé bien des hommes ; mais la patience d'Henry, quand il s'agissait d'Agnès, était inépuisable.
« Si vous songez à ce que nous avons appris aujourd'hui, reprit-il, vous devez trouver que nous n'avons pas perdu notre temps. Rappelez-vous ce que nous a dit le docteur Bruno : “Après trente ans de pratique médicale, pensez-vous que je puisse me tromper sur la cause d'une mort produite par les effets de la bronchite ?” S'il est une question à laquelle il est impossible de répondre, c'est sûrement celle-là. Le témoignage du consul n'est-il pas aussi clair, dans toutes ses parties ? Dès qu'il sut la mort de Montbarry, il vint se mettre à la disposition de la famille. Il est arrivé au palais au moment où l'on apportait le cercueil, le corps y a été déposé devant lui et le couvercle vissé sous ses yeux. Le témoignage du prêtre est également indiscutable. Il est resté dans la chambre auprès de la bière à réciter les prières des morts jusqu'au moment où le convoi quitta le palais. Rappelez-vous tout cela, Agnès ; comment pouvez-vous dire encore que la question de la mort et de l'enterrement de Montbarry n'est pas épuisée ! Il ne nous reste plus qu'un doute : les restes que j'ai découverts sont-ils oui ou non ceux du courrier disparu ? Voilà la question, à ce qu'il me semble. Est-ce exact ? »
Agnès ne pouvait le contredire.
« Alors, pourquoi n'éprouvez-vous pas comme moi un véritable soulagement ? demanda Henry.
– Ce que j'ai vu hier soir m'en empêche, répondit Agnès. Quand nous en avons parlé après nos démarches, vous m'avez reproché d'avoir ce que vous appelez des idées superstitieuses. Je ne suis pas de votre avis sur ce point, mais j'avoue que si une autre personne que vous me parlait ainsi, je la comprendrais, elle au moins. Je me souviens de ce que votre frère et moi nous avons été l'un pour l'autre, et je ne suis nullement étonnée qu'il m'apparaisse à moi, pour me demander la grâce d'une sépulture chrétienne et la vengeance du crime dont il a été victime. Je ne trouve rien d'impossible à l'explication de ce que vous appelez la théorie mesmérique ; ce que j'ai vu peut être le résultat d'influences magnétiques que j'ai subies, couchée entre les restes de l'homme assassiné et la femme coupable assise à mon chevet, en proie aux remords. Au contraire, ce que je ne saurais comprendre, c'est que cette affreuse épreuve se soit abattue sur moi pour un homme assassiné que je n'ai jamais connu, ou si vous aimez mieux – puisque vous prétendez que c'est Ferraris que j'ai vu – pour un homme que je connaissais uniquement par ce que sa femme, à qui je m'intéresse, a pu m'en dire. Je ne veux pas discuter ce que vous croyez, mais je sens que vous vous trompez. Rien n'ébranlera ma conviction : nous sommes toujours aussi loin de l'affreuse vérité. »
Henry n'insista pas, Malgré lui, elle l'avait profondément troublé :
« Avez-vous songé à un autre moyen de découvrir la vérité ? demanda-t-il. Qui nous aidera ? Sans doute il y a la comtesse, et la clef du mystère est entre ses mains. Mais dans l'état d'esprit où elle est, peut-on croire en elle ?… en admettant qu'elle consente à parler. Si j'en juge par moi-même, je ne le pense pas.
– Voulez-vous dire que vous l'avez revue, reprit vivement Agnès.
– Oui, je l'ai encore dérangée au milieu de ses écritures sans fin et j'ai insisté pour en tirer quelque chose de clair.
– Alors vous lui avez dit ce que vous avez trouvé en ouvrant la cachette ?
– Certainement, répondit Henry ; je lui ai dit que c'était elle qui était responsable de la découverte que j'avais faite. J'ai ajouté que je n'avais pas encore prononcé son nom devant les autorités. Elle a continué à écrire comme si j'avais parlé une langue étrangère pour elle. De mon côté, je me suis entêté, je l'ai prévenue que la tête était confiée à la police et que le gérant et moi nous avions fait notre déclaration et signé nos dépositions. Elle ne fit pas la moindre attention à ma présence. Pour l'obliger à parler, j'ajoutai que l'enquête devait rester secrète et qu'elle pouvait compter sur mon entière discrétion. Je crus que j'avais réussi. Son regard quitta son manuscrit et se tourna vers moi avec un éclair de curiosité. “– Que vont-ils en faire ?” Elle parlait de la tête, je suppose.
» Je répondis qu'elle devait être enterrée en secret dés qu'on en aurait fait la photographie, puis je lui fis connaître l'opinion du médecin légiste qui a été consulté et qui prétend qu'on a employé des produits chimiques pour arrêter la décomposition, mais que cette tentative n'a qu'en partie réussi. Avant d'aller plus loin, je lui demandai à brûle-pourpoint si le médecin ne se trompait pas. Elle reprit avec beaucoup de sang-froid : “– Puisque vous voilà, je veux vous demander quelques conseils pour ma pièce ; je voudrais y introduire quelques incidents.”
» Notez bien qu'il n'y avait aucune intention ironique dans sa façon de me parler ; elle brûlait réellement du désir de me lire son incroyable ouvrage, s'imaginant sans doute que je prenais grand intérêt à de pareilles choses, parce que mon frère est directeur d'un théâtre. Je me suis aussitôt retiré sous un prétexte quelconque, mais il est possible que votre influence puisse encore s'exercer sur elle. Si vous voulez, pour satisfaire pleinement votre esprit, elle est encore en haut et je suis prêt à vous y accompagner. »
Agnès frémit à la seule pensée d'avoir une seconde entrevue avec la comtesse.
« Je ne peux pas, je n'en aurais pas le courage, s'écria-t-elle. Après ce qui s'est passé dans cette horrible chambre, elle m'inspire plus d'horreur que jamais. Ne me demandez pas cela, Henry. Tâtez ma main ; rien qu'en vous écoutant je suis devenue froide comme la mort. »
Elle n'exagérait pas, Henry se hâta de changer la conversation.
« Parlons, dit-il, d'une autre chose plus intéressante. J'ai une question à vous faire. Me trompé-je en croyant que plus tôt vous quitterez Venise, plus tôt vous serez heureuse ?
– Ah ! reprit-elle vivement, vous ne vous trompez pas. Je ne saurais dire à quel point je désire être loin de cette horrible ville ; mais vous savez ce qui m'arrive, vous avez entendu ce qu'a dit lord Montbarry au dîner.
– Mais s'il avait changé d'avis depuis, » demanda Henry.
Agnès le regarda avec étonnement.
« Je croyais qu'il avait reçu des lettres d'Angleterre qui l'obligeaient à quitter Venise dès demain, dit-elle.
– C'est vrai. Il était décidé à partir demain pour l'Angleterre et à vous laisser sous ma garde avec lady Montbarry à Venise pendant les vacances ; mais une circonstance l'a obligé à abandonner cette idée, Il faut qu'il vous emmène tous demain, parce qu'il m'est impossible de veiller sur vous. Je suis moi-même obligé d'interrompre mes vacances en Italie pour retourner aussi en Angleterre. »
Agnès le regarda fixement ; elle n'était pas sûre de comprendre.
« Êtes-vous réellement obligé de partir ! » demanda-t-elle.
Henry lui répondit en souriant :
« Gardez-moi le secret ou Montbarry ne me pardonnera jamais. »
Elle lut le reste sur son visage :
« Quoi ! s'écria-t-elle, c'est pour moi que vous sacrifiez vos vacances et votre voyage en Italie.
– Je reviendrai avec vous en Angleterre, Agnès, ce sera ma récompense. »
Elle lui prit la main dans un irrésistible élan de tendresse :
« Comme vous êtes bon pour moi ! murmura-t-elle. Qu'aurais-je fait sans vous, après tout ce qui m'est arrivé ? Je ne puis vous dire, Henry, combien je vous suis reconnaissante. »
Elle voulut lui embrasser la main, mais il l'en empêcha doucement.
« Agnès, lui dit-il, commencez-vous à comprendre combien je vous aime ? »
Cette question si simple lui alla droit au cœur. Sans dira un mot, elle avoua la vérité ; elle le regarda et détourna soudain les yeux.
Il l'attira près de lui :
« Ma pauvre chérie ! » murmura-t-il, et il l'embrassa.
Tendrement émue et toute tremblante, sa bouche rencontra les lèvres d'Henry. Puis sa tête s'inclina, elle lui passa les bras autour du cou et cacha son visage sur sa poitrine. Ils ne dirent plus rien.
Ce silence enchanteur ne dura qu'un instant ; on venait de frapper sans pitié à la porte.
Agnès tressaillit. Elle se précipita au piano. Une fois assise sur le tabouret, l'instrument étant placé en face de la porte, il était impossible à la personne qui allait venir de voir sa figure.
« Entrez ! » cria Henry irrité.
La porte ne s'ouvrit pas, mais, du couloir, on fit une étrange question :
« M. Henry Westwick est-il seul ? »
Agnès reconnut aussitôt la voix de la comtesse. Elle courut à une seconde porte qui, du salon donnait dans une chambre à coucher.
« Ne la laissez pas approcher de moi, dit-elle. Bonne nuit, Henry ! Bonne nuit ! »
Henry répéta donc, plus irrité encore que la première fois :
« Entrez ! »
La comtesse entra lentement dans la chambre, son éternel manuscrit à la main. Son pas était incertain, son visage était sombre, ses yeux injectés de sang étaient largement dilatés. En approchant d'Henry elle se heurta contre la table près de laquelle il était assis. En parlant, elle n'articulait plus les mots que d'une manière confuse et presque inintelligible. On l'aurait crue ivre, mais Henry ne s'y trompa pas. Il dit en lui offrant une chaise :
« Comtesse, j'ai peur que vous n'ayez trop travaillé ; vous paraissez avoir grand besoin de repos. »
Elle porta la main à sa tête :
« Je ne trouve plus rien, dit-elle ; je n'arrive pas à écrire mon quatrième acte, cela fait un vide, un grand vide ».
Henry lui conseilla d'attendre au lendemain.
« Allez vous mettre au lit et tâchez de dormir. »
Elle agita la main avec impatience.
« Il faut que je finisse ma pièce ; répondit-elle : Je viens vous demander un conseil. Vous devez vous connaître en pièces de théâtre, votre frère est directeur, Vous devez avoir souvent entendu parler de quatrième et de cinquième acte. Vous devez avoir assisté à des répétitions et à tout le reste. »
Brusquement elle mit son manuscrit entre les mains d'Henry.
« Je ne veux pas vous la lire, dit-elle, je me sens tout étourdie quand je vois mon écriture. Jetez les yeux dessus : soyez bon garçon, donnez-moi votre avis. »
Henry regarda le manuscrit, son regard tomba sur la liste des personnages : en lisant les noms ; il tressaillit et regarda la comtesse comme pour lui demander une explication. Il allait lui faire une question, mais il était maintenant tout à fait inutile de lui parler. Elle était assise, la tête renversée sur le dos de la chaise, et paraissait déjà à moitié endormie ; sa pâleur avait augmenté, on aurait dit une femme près de se trouver mal. Il sonna et donna ordre au domestique qui entra d'envoyer une femme de chambre.
Sa voix parut tirer à moitié la comtesse de son assoupissement, elle ouvrit lentement ses paupières alourdies.
« L'avez-vous lue ? » demanda-t-elle.
Il fallait la calmer.
« Je la lirai volontiers, dit Henry, si vous voulez monter vous coucher. Je vous dirai demain ce que j'en pense. Nous aurons l'esprit plus clair et nous ferons mieux le quatrième acte demain matin. »
La femme de chambre entra à ce moment.
« Je crains que madame ne soit malade, lui dit tout bas Henry. Conduisez-la à sa chambre. »
La femme regarda la comtesse et répondit tout bas aussi :
« Faut-il envoyer chercher un médecin, monsieur ? »
Henry conseilla de l'emmener d'abord chez elle et de demander l'avis du gérant.
On eut beaucoup de peine à la faire lever et à lui persuader d'accepter le bras de la femme de chambre.
Ce fut seulement en lui promettant de lire la pièce et de faire le quatrième acte qu'Henry put la décider à quitter la chambre.
Une fois seul, il commença à sentir une certaine curiosité de savoir ce qu'il y avait dans ce manuscrit. Il le feuilleta, lisant une ligne par-ci, une ligne par-là. Soudain il changea de couleur, ses yeux abandonnèrent la lecture comme ceux d'un homme hébété.
« Grand Dieu ! Qu’est-ce que cela signifie », se dit-il ?
Son regard se tourna soudain vers la porte par où Agnès était sortie. Elle pouvait revenir, elle aussi pouvait désirer savoir ce que la comtesse avait écrit, il relut de nouveau le passage qui l'avait fait tressaillir, réfléchit un instant, puis fermant la pièce inachevée, quitta aussitôt le salon à pas étouffés.