33 Anne parmi les hommes de loi

Le jour même où sir Patrick reçut le second des deux télégrammes envoyés d’Édimbourg, quatre respectables habitants de la cité de Glasgow furent surpris par l’apparition d’un objet singulièrement intéressant, à l’horizon de leur vie monotone.

Ces personnes étaient : Mr et Mrs Karnegie, qui tenaient l’Hôtel de la Tête de Mouton, Mr Camp et Mr Crum, faisant partie de l’honorable corporation des hommes de loi.

Il était encore de bonne heure dans la matinée, quand une dame arriva dans un cab parti de la station du chemin de fer, à l’Hôtel de la Tête de Mouton.

Son bagage consistait en une malle noire et un vieux sac de voyage en cuir qu’elle portait à la main. Le nom, fraîchement inscrit sur la caisse toute neuve, ainsi que le démontrait la couleur de l’encre et du papier, était un très bon nom en son genre, commun d’ailleurs à un très grand nombre de dames en Angleterre comme en Écosse. C’était Mrs Graham.

Ayant rencontré le maître de l’hôtel sur le seuil de sa maison, Mrs Graham demanda une chambre, où la conduisit une femme de service. En revenant à la petite pièce derrière le bureau où se faisaient les comptes, Mr Karnegie surprit sa femme par une pétulance inaccoutumée dans ses mouvements et une animation extraordinaire sur sa physionomie. Mrs Karnegie questionna son mari, qui avait jeté un coup d’œil sur l’adresse de la malle, et lui annonça qu’une Mrs Graham venait d’arriver et qu’il fallait l’inscrire sur le livre comme locataire de la chambre n° 17.

Mrs Karnegie lui fit observer, avec une grande dureté de ton et de manières, que cette réponse ne suffisait pas pour expliquer l’intérêt qu’il semblait avoir pris à une personne qui lui était étrangère. Mr Karnegie arriva au fait et avoua que Mrs Graham était la plus jolie femme qu’il eût vue depuis longtemps, mais qu’il craignait que sa santé ne fût très sérieusement dérangée.

Sur cet aveu, les yeux de Mrs Karnegie s’ouvrirent démesurément et son visage se colora.

Elle se leva de sa chaise, disant qu’il serait peut-être bien qu’elle veillât elle-même à l’installation de Mrs Graham dans sa chambre, et qu’elle s’assurât si cette Mrs Graham était une personne qui se puisse recevoir à l’Hôtel de la Tête de Mouton.

Mr Karnegie fit alors ce qu’il faisait toujours : il approuva sa femme.

Mrs Karnegie demeura quelque temps absente. À son retour, ce fut un regard de tigresse qu’elle fixa sur Mr Karnegie. Elle commanda du thé et une collation légère pour le n° 17. Cela fait, sans provocation aucune, elle se tourna vers son mari et lui dit :

– Mr Karnegie, vous êtes un sot.

Celui-ci répondit :

– Pourquoi, ma chère ?

Mrs Karnegie fit craquer ses doigts.

– Cette dame, une fort jolie femme… Vous ne savez pas reconnaître une jolie femme quand vous la voyez.

Mr Karnegie en tomba d’accord avec son orageuse moitié.

Ce fut tout, jusqu’à l’arrivée du garçon, porteur de son plateau. Mrs Karnegie lui fit signe de la main de le monter, sans le soumettre à son examen ordinaire, puis elle s’assit, donnant un grand coup de poing sur la table, et dit à son mari, qui ne soufflait mot :

– Ne venez pas prétendre qu’elle a la santé dérangée, le dérangement est dans l’esprit.

Mr Karnegie murmura :

– Est-ce possible !

Mrs Karnegie répliqua :

– Quand je dis qu’une chose est, je me considère comme insultée si une autre personne répond : Est-ce possible ?

Mr Karnegie en tomba d’accord avec sa tyrannique moitié.

Il se fit un nouveau silence. Mrs Karnegie releva une autre note d’un air dédaigneux. Mr Karnegie regarda sa femme avec étonnement. Celle-ci lui demanda pourquoi il perdait son temps à la regarder, quand il allait avoir Mrs Graham à contempler, tout à l’heure.

Mr Karnegie essaya de tout concilier en regardant ses bottes. Mrs Karnegie désira savoir si, après vingt ans de mariage, son mari pensait qu’elle ne méritait plus une réponse.

Elle ajouta que, si on l’avait traitée avec la plus ordinaire civilité – elle n’attendait rien de plus –, elle aurait pu expliquer que Mrs Graham allait sortir, elle aurait pu raconter que Mrs Graham lui avait adressé une question importante relative à de grandes affaires, pendant l’entretien qu’elles venaient d’avoir.

Mais en présence d’un manque d’égards si choquant, elle avait la bouche close. Mr Karnegie pouvait nier, s’il l’osait, qu’il ne fût qu’un brutal ; mais il n’était pas autre chose. Il en tomba de nouveau d’accord avec sa femme.

Au bout d’une demi-heure environ, Mrs Graham descendit et envoya chercher un cab. Mr Karnegie, de peur des conséquences, ne bougea pas de son coin. Mrs Karnegie alla l’y trouver et lui demanda comment il osait agir d’une façon si inconvenante. Avait-il la fatuité de penser qu’après vingt ans de mariage sa femme était jalouse ?

– Allez, brute, dit la bonne dame, et offrez la main à Mrs Graham pour monter dans le cab.

Mr Karnegie obéit. La tête nue à la portière, il demanda dans quel quartier de Glasgow le cocher devait conduire le cab, et il lui fut répondu que le cocher devait mener Mrs Graham à l’étude de Mr Camp, l’homme de loi.

Aussitôt, se rappelant que Mrs Graham était étrangère à la ville de Glasgow et que Mr Camp était l’homme de loi de Mrs Karnegie, il en conclut que l’importante question qui avait été adressée à sa femme avait trait à une affaire judiciaire, et que Mrs Karnegie avait été priée d’indiquer une personne de confiance qu’on pouvait charger de cette affaire.

En revenant au bureau. Mr Karnegie n’y trouva plus que sa fille aînée, qui s’occupait de la tenue des livres, de la rédaction des notes et de la surveillance des garçons. Mrs Karnegie s’était retirée dans sa chambre, justement indignée de la conduite de son mari, qui avait eu l’audace d’offrir la main à Mrs Graham pour l’aider à monter dans son cab, et cela vraiment sous ses yeux !

– C’est toujours la vieille histoire, papa, fit observer miss Karnegie avec le calme le plus parfait. Maman vous dit d’offrir votre bras à cette dame, et maman dit à présent que vous l’avez insultée devant tous les domestiques. Je m’étonne que vous supportiez cela !

Mr Karnegie regarda encore les bottes et répondit :

– Je me le demande aussi, ma chère !

Miss Karnegie ajouta :

– N’allez-vous pas trouver maman ?

Mr Karnegie détacha son regard de ses bottes et répondit en soupirant :

– Il le faut bien, ma chère.

 

Mr Camp était assis dans son cabinet, absorbé dans ses paperasses. On aurait dit que la multitude de documents qu’il avait devant lui ne suffisait pas encore à satisfaire Mr Camp. Il sonna et ordonna qu’on lui en apportât d’autres.

Le clerc qui revint chargé d’une nouvelle pile de papiers apportait aussi un message. Une dame, recommandée par Mrs Karnegie, de l’Hôtel de la Tête de Mouton, désirait consulter Mr Camp. Mr Camp regarda sa montre, placée devant lui, sur un porte-montre au milieu de la table, de manière à ce qu’il pût calculer, minute par minute, l’emploi précieux de son temps, et dit :

– Introduisez cette dame dans treize minutes.

Au bout de treize minutes, la dame entra. Elle prit la chaise destinée au client et leva son voile. Elle produisit le même effet sur Mr Camp qu’elle avait produit sur Mr Karnegie.

Pour la première fois depuis bien longtemps, il se sentit quelque intérêt envers une personne qui n’était pas lui-même. Ce miracle provenait-il de quelque chose d’extraordinaire dans le regard ou dans les manières de la dame ? Quoi qu’il en fût, il sentait, à son excessive surprise, une incroyable impatience d’entendre ce qu’elle avait à lui dire. La dame annonça, d’une voix douce, avec une nuance de tristesse, que l’affaire qui l’amenait avait trait à une question de mariage.

La tranquillité de son esprit et le bonheur d’une personne qui lui est très chère étaient intéressés à l’opinion qui allait être exprimée par Mr Camp, quand il aurait connaissance des faits…

Elle exposa donc ces faits, sans décliner les noms, relatant dans tous leurs détails la même succession d’événements que Geoffrey Delamayn avait déjà fait connaître à sir Patrick Lundie, avec cette différence qu’elle se reconnut être la femme personnellement intéressée à savoir si, d’après la loi écossaise, elle devait être actuellement tenue, oui ou non, pour une femme mariée.

L’opinion de Mr Camp, après différentes questions et autant de réponses, différa de celle qui avait été émise par sir Patrick à Windygates.

Lui aussi, il cita les paroles de lord Deas, mais il en tira une conclusion qui lui était propre.

– En Écosse, le consentement fait le mariage, dit-il, et le consentement peut être prouvé par induction. Je vois une induction claire du mariage dans les circonstances que vous venez de relater et je vous dis : vous êtes une femme mariée.

L’effet produit sur la dame par cette sentence fut si foudroyant que Mr Camp envoya prier sa femme de descendre.

Mrs Camp, pour la première fois de sa vie, parut dans le cabinet de son mari pendant les heures consacrées aux affaires.

Lorsque les soins de Mrs Camp eurent un peu remis la dame, Mr Camp essaya, comme complément de remède, quelques mots de consolation.

De même que sir Patrick, il reconnut la scandaleuse divergence d’opinions produite par la confusion et l’incertitude sur la loi du mariage en Écosse.

Comme sir Patrick, il déclara qu’il n’était nullement impossible qu’un autre homme de loi arrivât à une conclusion contraire à la sienne.

– Allez, dit-il en remettant à la dame sa carte, sur laquelle il écrivit quelques lignes, allez voir mon collègue, Mr Crum, et dites-lui que vous êtes envoyée par moi.

La dame remercia avec reconnaissance Mr Camp et sa femme, et se rendit directement à l’étude de Mr Crum.

Mr Crum était plus âgé et de beaucoup plus dur que son collègue ; mais, lui aussi, il ressentit l’influence du charme que cette étrangère exerçait sur tous les hommes.

Il écouta avec une patience merveilleuse ; il adressa des questions avec une douceur encore plus rare chez lui, et, quand il fut en possession des circonstances de l’affaire, son opinion se trouva directement en contradiction avec celle de Mr Camp !

– Il n’y a pas mariage, madame, dit-il positivement. Peut-être y a-t-il des présomptions pouvant servir à prétendre qu’il y a eu mariage, si vous vous proposez d’intenter une action contre le gentleman dont il s’agit. Mais, si je vous ai bien comprise, c’est justement ce que vous n’avez pas l’intention de faire.

Le soulagement qu’elle éprouva, en entendant ces paroles, faillit encore lui faire perdre connaissance. Pendant quelques minutes, elle fut incapable de parler. Mr Crum fit alors ce qu’il n’avait jamais fait dans tout le cours de son exercice professionnel ; il caressa de la main l’épaule de sa cliente et ne se fâcha point qu’elle lui fît perdre son temps.

– Ne vous pressez pas, remettez-vous, disait-il.

On eût dit que Mr Crum était un respectable observateur des lois de l’humanité.

La dame se trouva mieux.

– Je dois vous poser encore quelques questions, reprit Mr Crum, revenant aux lois de son pays.

La dame inclina la tête et attendit qu’il commençât.

– Je sais jusqu’à présent que vous refusez d’invoquer des droits sur le gentleman, continua Mr Crum. J’ai besoin de savoir maintenant si le gentleman serait disposé à réclamer des droits sur vous.

Elle répondit à cette question dans les termes les plus clairs. Le gentleman ne se doutait même pas de la position dans laquelle il se trouvait : et, bien plus, il avait pris l’engagement d’épouser l’amie la plus chère qu’elle eût au monde.

Mr Crum ouvrit de grands yeux, réfléchit et posa une autre question avec autant de délicatesse que cela lui fut possible.

– Serait-il pénible, pour vous, de me dire comment le gentleman a été amené à se trouver dans la fâcheuse position où il est placé vis-à-vis de vous ?

La dame reconnut qu’il lui serait on ne peut plus pénible de répondre sur ce point.

Mr Crum ouvrit un avis, sous la forme d’une nouvelle interrogation.

– Vous serait-il pénible de révéler ces circonstances dans l’intérêt du bonheur futur de ce gentleman, à quelque personne discrète ? Une personne versée dans la connaissance des lois serait la mieux choisie, à condition qu’elle ne soit pas, comme moi-même, étrangère aux deux parties.

La dame se déclara prête à tous les sacrifices, quelque pénibles qu’ils pussent être pour elle, dans l’intérêt de son amie.

Mr Crum réfléchit un peu plus longtemps, puis il appliqua son conseil.

– Dans l’état présent de l’affaire, dit-il, il me semble que la première chose que vous ayez à faire dans ces circonstances, c’est d’informer à l’instant le gentleman, soit par écrit, soit verbalement, de la position dans laquelle il se trouve. Vous l’autoriserez à soumettre l’affaire à une personne connue de tous deux et compétente pour décider quel parti vous devez prendre. Dois-je comprendre que vous connaissez une personne qui remplisse ces conditions ?

La dame répondit qu’elle connaissait une personne remplissant parfaitement ces conditions.

Mr Crum demanda si un jour avait été fixé pour le mariage du gentleman.

La dame répondit qu’elle s’en était informée elle-même la dernière fois qu’elle avait vu sa fiancée. Le mariage devait avoir lieu, sauf le jour à fixer ultérieurement, à la fin de l’automne.

– Cela, dit Mr Crum, est une circonstance heureuse. Vous avez du temps devant vous. Le temps est d’une grande importance. Ayez soin de ne pas le mal employer.

La dame annonça qu’elle allait rentrer à son hôtel, et écrire par le courrier du soir pour avertir le gentleman et l’autoriser à soumettre le terrible cas à une personne honorable et compétente qui était connue de tous deux.

Mais, en se levant pour sortir, elle fut prise d’un étourdissement accompagné d’une vive et soudaine douleur qui amena une pâleur mortelle sur son visage et la força à retomber sur son siège. Mr Crum n’avait pas de femme, mais il avait une gouvernante, et il offrit de l’envoyer chercher. La dame fit un signe négatif. Elle but un verre d’eau et surmonta sa douleur.

– Je regrette de vous avoir alarmé, dit-elle. Ce n’est rien, je suis mieux maintenant.

Mr Crum lui offrit le bras et l’aida à remonter dans son cab. Elle était si pâle, si faible, que Mr Crum lui offrit encore de la faire accompagner par sa gouvernante. Elle refusa, il n’y avait qu’une course de cinq minutes pour rentrer à l’hôtel. La dame le remercia vivement et s’en retourna seule.

– La lettre !… dit-elle quand elle fut seule. Si je pouvais seulement vivre assez de temps pour écrire cette lettre !…

Share on Twitter Share on Facebook