34 Anne dans les journaux

Mrs Karnegie était une femme d’une faible intelligence et d’un caractère violent ; prompte à entrer en furie et, dans la plupart des cas, peu facile à apaiser. Cependant, Mrs Karnegie, comme nous tous, avait un fonds de qualités opposées et un caractère offrant plusieurs faces.

Des semences de bons sentiments germaient dans les recoins de son étroite nature et n’attendaient que l’occasion pour se produire. L’occasion exerça son action bienfaisante quand le cab ramena la cliente de Mr Crum à l’hôtel.

Le visage défait de la femme blessée au cœur qui traversait lentement la première salle éveilla tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus compatissant dans le cœur de Mrs Karnegie, qui se dit à elle-même :

« Moi, jalouse de cette créature brisée ? Oh ! femme et mère, ne doit-elle pas m’inspirer tous les sentiments communs à notre sexe ? »

– Je crains que vous n’ayez excédé vos forces, madame ; permettez-moi de vous faire monter quelque chose.

– Envoyez-moi une plume, de l’encre et du papier, répondit l’étrangère. J’ai à écrire une lettre. Il faut que je l’écrive à l’instant.

Il était inutile de discuter avec elle. Visiblement, elle voulait bien tout accepter, pourvu qu’on lui donnât d’abord ce qu’il lui fallait pour écrire. Mrs Karnegie le lui fit monter, et composa de ses propres mains un mélange d’œufs et de vin chaud, l’un des ragoûts qui avaient rendu l’Hôtel de la Tête de Mouton célèbre. En cinq minutes, c’était prêt, et miss Karnegie le porta, au lieu de sa mère, qu’une autre affaire empêchait de monter.

Alors un cri d’alarme se fit entendre à l’étage supérieur. Mrs Karnegie reconnut la voix de sa fille et courut à la chambre d’où partait ce cri.

– Oh ! maman, regardez-la !… Regardez-la…

La lettre était sur la table, et les premières lignes en étaient écrites. La femme gisait sur le sofa, tenant son mouchoir sur sa bouche et mordant la batiste. Son visage contracté par la douleur était effrayant à voir.

Mrs Karnegie la souleva un peu, l’examina attentivement, puis, changeant tout à coup de couleur, elle renvoya sa fille avec l’ordre d’aller immédiatement chercher un médecin.

Restée seule avec la malade, Mrs Karnegie la porta sur son lit. Quand elle y fut étendue, sa main inerte roula dans la ruelle. Mrs Karnegie retint les paroles de sympathie qui lui venaient aux lèvres et s’empara de cette main qu’elle examina avec une attention sévère.

Le troisième doigt portait un anneau. Le visage de miss Karnegie se radoucit à l’instant. Les bonnes paroles un moment enchaînées sortirent librement de ses lèvres.

– Pauvre âme ! dit la respectable dame qui tenait si aisément les apparences pour la réalité. Où est votre mari, ma chère dame ?… Faites un effort pour me le dire.

Le docteur parut et vint auprès de la malade.

Le temps s’écoulait, et Mr Karnegie et sa fille, chargés des affaires de l’hôtel, reçurent de l’étage supérieur un message présageant quelque chose d’extraordinaire.

Le message indiquait le nom et l’adresse d’une garde-malade expérimentée avec les compliments du docteur pour Mr Karnegie et la prière d’envoyer immédiatement chercher cette garde-malade.

Par bonheur, cette femme incomparable était chez elle.

Le temps s’écoula encore ; les affaires de la maison continuèrent à marcher sous la surveillance du père et de la fille seulement, et il était tard dans la soirée quand Mrs Karnegie reparut au parloir derrière le bureau.

Le visage de l’hôtesse était grave ; elle paraissait accablée.

– Très… très malade !

Telles furent les seules paroles que purent lui arracher les questions de sa fille. Quand elle se trouva seule avec son mari dans leur appartement, elle lui donna d’autres nouvelles avec de plus amples détails.

– Un enfant mort-né, dit Mrs Karnegie avec plus de douceur que cela ne lui était ordinaire, et la mère est mourante, la pauvre créature ! autant que je puis en juger.

Un peu plus tard, le médecin redescendit.

– Morte ?…

– Non…

– Est-il probable qu’elle vive ?

– Impossible de le dire.

Le docteur revint deux fois dans le cours de la soirée, deux fois il n’eut que cette même réponse à faire :

– Attendons demain.

Le lendemain arriva, la malade reprit un peu le dessus. Dans l’après-midi, elle put parler. Elle n’exprima pas de surprise à la vue de ces étrangers qui se trouvaient auprès de son lit, son esprit s’égarait. Elle retomba dans le même état d’insensibilité, puis le délire lui revint encore. Le docteur dit :

– Cet état peut durer des semaines, ou se terminer brusquement par la mort, il faut trouver ses amis.

Ses amis ! Elle avait quitté la seule amie qu’elle eût au monde et pour toujours !

Mr Camp fut appelé à venir donner son avis. La première chose qu’il demanda fut la lettre inachevée.

Elle était tachée d’encre et illisible en plus d’un endroit ; avec beaucoup de peine et de soin, on découvrit l’adresse et, de loin en loin, quelques mots dans les lignes interrompues :

Cher monsieur Brinkworth,

Puis l’écriture devenait de plus en plus mauvaise ; cependant on put encore déchiffrer ceci :

Je reconnaîtrais mal… les intérêts de Blanche… Pour l’amour de Dieu !… ne pensez pas à moi…

Il y avait encore autre chose, mais dans les dernières lignes pas un mot n’était lisible.

Les noms mentionnés dans la lettre furent reconnus par le docteur et la garde comme étant les mêmes que la malade avait toujours sur ses lèvres dans ses accès de délire.

– Ce Mr Brinkworth et cette Blanche, dirent-ils, sont les deux personnes qui occupent incessamment son esprit.

Évidemment, ces deux noms avaient un rapport étroit avec la lettre. Dans son délire, elle parlait sans cesse de mettre cette lettre à la poste et se plaignait que la poste fût au-delà de la mer ou bien au sommet d’une montagne.

Parfois, elle se croyait entourée de murs infranchissables ou bien elle s’imaginait qu’un homme l’arrêtait avec cruauté au moment où elle allait atteindre la poste et la forçait à retourner sur ses pas de plusieurs miles.

Une ou deux fois, elle prononça le nom de cet homme fantastique, et ce nom était Geoffrey.

Ne trouvant d’indice pour constater l’identité de la pauvre femme ni dans la lettre qu’elle avait écrite ni dans les paroles incohérentes qui lui échappaient, on se décida à examiner son bagage et les vêtements qu’elle portait en arrivant à l’hôtel.

Sa malle noire était toute neuve. En l’ouvrant on y trouva l’adresse d’un layetier de Glasgow. Le linge était également neuf et sans marque. La facture du marchand qui l’avait vendu l’accompagnait. Renseignements pris auprès des marchands, ceux-ci consultèrent leurs livres. On reconnut que la malle et le linge avaient été achetés le jour même où elle avait paru à l’hôtel.

On ouvrit ensuite son sac de voyage. Il contenait une somme de 90 livres en billets, quelques objets de toilette, le matériel nécessaire pour les travaux d’aiguille et le portrait photographique d’une jeune dame avec cette inscription :

Donné à Anne par Blanche.

Rien d’autre ; aucune lettre, rien qui pût fournir le moindre indice. On visita la poche de la robe : elle renfermait une bourse, un carnet pour cartes de visite complètement vide, un mouchoir toujours sans marque.

Mr Camp secoua la tête.

– Un bagage de femme, sans lettre, dit-il, suggère nécessairement l’idée d’une femme qui a quelque motif pour s’entourer de mystère. Je suppose que celle-ci a brûlé ses lettres et vidé à dessein son carnet.

Le rapport de Mrs Karnegie, après avoir examiné le linge de celle qui se donnait le nom de Mrs Graham à son arrivée à l’hôtel, confirma l’opinion de l’homme de loi. Partout, les marques avaient été enlevées.

Mrs Karnegie commençait à douter que l’anneau qu’elle avait vu à la main gauche de la dame y eût été placé avec la sanction de la loi.

Il ne restait plus qu’une chance pour découvrir ou plutôt pour chercher à découvrir ses amis.

Mr Camp rédigea un avis destiné à être inséré dans les journaux de Glasgow.

S’il arrivait que ces journaux fussent lus par quelque membre de la famille de cette dame, elle serait probablement réclamée.

Dans le cas contraire, il n’y avait plus qu’à attendre son rétablissement ou sa mort, en faisant des billets de banque un paquet scellé et déposé dans le coffre-fort des maîtres de l’hôtel.

L’avis parut.

On attendit deux ou trois jours ; rien ne survint.

Nul changement important ne se manifesta dans l’état de la malade.

Mr Camp était revenu dans la soirée et avait dit :

– Nous avons fait de notre mieux ; nous n’avons rien à attendre que du temps.

 

Bien loin, dans le comté de Perth, à Windygates, cette troisième soirée fut marquée par un joyeux événement.

Blanche avait enfin écouté les instances d’Arnold et consenti qu’on écrivît à Londres pour commander sa toilette de noces.

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