13 Blanche

Mrs Inchbare fut la première personne qui fit acte d’initiative dans cette circonstance. Elle appela pour avoir des lumières et réprimanda sévèrement la servante pour n’avoir pas fermé la porte extérieure.

– Négligente que vous êtes, vous ne faites jamais rien de bien ! s’écria l’hôtesse, et le vent éteint les bougies.

La femme déclara, d’accord en cela avec la vérité, que la porte était très bien close. Une fâcheuse discussion aurait alors pu s’élever si Blanche n’avait pas détourné l’attention de Mrs Inchbare. La réapparition de la lumière montra la jeune fille mouillée de la tête aux pieds et les bras jetés autour du cou d’Anne.

Mrs Inchbare mit tout à coup sur le tapis la question de l’urgence qu’il y avait pour la jeune dame à changer de vêtements, ce qui fournit enfin à Anne l’occasion de regarder autour d’elle sans être observée. Arnold avait pu s’échapper avant que les bougies eussent été rallumées.

Blanche regardait piteusement sa robe.

– Bon Dieu ! je répands l’eau de toutes parts et, en vous embrassant, je vous ai toute mouillée. Prêtez-moi quelques vêtements secs. Vous ne le pouvez pas ?… Mrs Inchbare, que vous suggère votre expérience ? Qu’ai-je de mieux à faire ? Me mettre au lit pendant que mes vêtements sécheront ? ou faire un emprunt dans votre garde-robe, quoique vous soyez plus grande que moi de toute la tête… oh ! de deux fois la tête !

Mrs Inchbare disparut à l’instant pour aller faire un choix dans sa garde-robe. Dès que la porte se fut fermée sur elle, Blanche à son tour regarda par toute la chambre. Les droits de l’affection s’étant exercés déjà, les droits de la curiosité demandaient à être satisfaits maintenant.

– Quelqu’un a passé près de moi, dans l’obscurité, mur-mura-t-elle. Était-ce votre mari ?… Je meurs du désir de lui être présentée, et à propos, ma chère, quel est votre nom de dame ?

Anne répondit froidement :

– Attendez un peu, je ne puis encore vous entretenir à ce sujet.

– Êtes-vous malade ? demanda Blanche.

– J’ai les nerfs un peu surexcités.

– Y aurait-il eu quelque chose de désagréable entre vous et mon oncle ? Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Vous a-t-il transmis mon message ?

– Il m’a transmis votre message… Blanche ! Vous lui aviez promis de rester à Windygates. Pourquoi, au nom du ciel, êtes-vous venue ici ce soir ?

– Si vous aviez la moitié de la tendresse que j’ai pour vous, Anne, vous ne me poseriez pas cette question. J’ai essayé de tenir ma promesse… mais je ne l’ai pas pu. Tout allait bien tant que mon oncle était là, invoquant l’autorité qu’il tient de la loi… pendant que lady Lundie était en fureur, que les chiens aboyaient, que les portes s’ouvraient et se fermaient avec violence, que toute la maison était en rumeur. Mais quand mon oncle fut parti, quand vinrent les teintes grises et le silence d’une soirée pluvieuse, et quand le calme se fut rétabli dans la maison, ce n’était plus supportable. La maison… sans vous… c’était une tombe. Si j’avais eu Arnold près de moi, tout se serait bien passé, mais j’étais livrée à moi-même. Songez à cela ! Pas une âme à qui parler. Il n’y a pas de choses horribles qui puissent vous arriver, que mon imagination ne m’ait présentées, ma chère Anne. J’allais dans votre chambre vide, je regardais vos malles faites : c’est ce qui a tranché la question. Je descendis précipitamment l’escalier… entraînée, positivement entraînée, par une impulsion plus forte que toute volonté humaine. Comment faire autrement, je le demande à toute personne raisonnable, comment faite autrement ? Je cours aux écuries et je trouve Jacob. Je lui dis : « Attelez le poney à la voiture, il faut que je sorte. Peu importe s’il pleut… vous venez avec moi. » J’ai dit cela tout d’une haleine. Jacob s’est conduit comme un ange, je suis parfaitement certaine que Jacob mourrait pour moi si je le lui demandais. En ce moment, il boit un grog pour se préserver d’un rhume, et cela sur mon ordre. La voiture a été attelée en deux minutes et nous partons. Lady Lundie, ma chère, est tout accablée dans sa chambre… trop de sels volatils ! Je la déteste. La pluie augmentait. Je n’y pensais pas ; Jacob n’y pensait pas non plus. Le poney n’y pensait pas davantage. Tous deux étaient gagnés par mon impatience… le poney lui-même. Le tonnerre s’est fait entendre, mais alors nous étions aussi près de Craig Fernie que de Windygates, sans compter que vous étiez ici et point là-bas. Les éclairs étaient tout à fait effrayants sur le marais. Si j’avais eu l’un des grands chevaux, il aurait eu peur ; mais le poney secouait sa jolie petite tête et poussait en avant. Il aura de la bière, du son avec de la bière dedans… j’en ai donné l’ordre. Quand il aura fini, nous emprunterons une lanterne, nous irons aux écuries pour l’embrasser. En attendant, ma chère, me voilà ici, toute trempée, détail sans importance, et décidée à calmer mes inquiétudes à votre sujet. Anne, je n’aurais pas dormi cette nuit.

Elle fit tourner le visage d’Anne, tout en continuant de parler, vers la lumière des bougies.

Mais elle changea de ton dès qu’elle vit ce pauvre visage.

– Je savais bien, dit-elle, que jamais vous ne m’auriez fait un secret de l’événement le plus intéressant de votre vie ; que jamais vous ne m’auriez écrit une lettre aussi froide et aussi guindée que celle que vous avez laissée dans votre chambre, s’il n’y avait pas quelque chose qui allât mal ! Je me suis dit tout cela sur le moment, et je vois que je ne m’étais pas trompée ! Pourquoi s’est-il échappé de cette chambre, à la faveur de l’obscurité, comme s’il avait peur d’être vu ?… Anne !… Anne !… que vous est-il arrivé ? Pourquoi me recevez-vous ainsi ?

À ce moment critique, Mrs Inchbare reparut, avec le plus beau choix de vêtements que sa garde-robe pût offrir. Anne saisit avec empressement cette heureuse interruption. Elle prit une bougie et ouvrit la route vers la chambre à coucher.

– Changez d’abord de vêtements, dit-elle, nous causerons après.

La porte de la chambre était à peine refermée depuis une minute, qu’un coup discret y fut frappé. Après avoir fait signe à Mrs Inchbare de ne pas interrompre les services qu’elle rendait à Blanche, Anne passa vivement dans le salon dont elle referma la porte derrière elle. À son immense soulagement, elle se trouva seulement en face du discret Bishopriggs.

– Que voulez-vous ? demanda-t-elle.

Le clignement du bon œil de Bishopriggs indiqua qu’il était chargé d’un message de nature tout à fait confidentielle. La main de Bishopriggs tremblait un peu, et son haleine était chargée d’exhalaisons alcooliques. Il sortit lentement de sa poche un petit billet.

– De qui vous savez ! dit-il sur le ton plaisant, une petite lettre d’amour de celui qui vous est cher ! La demoiselle, là, dans la chambre à coucher, ne doit pas savoir qui est celui qui vous a ensorcelée. Je vois tout. Vous ne pouvez pas me mettre un bandeau sur les yeux. J’ai eu mes faiblesses dans mon temps. Eh ! il est sain et sauf, le réprouvé ! J’ai veillé à ses petites aises. Je suis un père pour lui, aussi bien que pour vous. Rapportez-vous-en à Bishopriggs. Quand la pauvre humanité éprouve le besoin qu’on lui passe une main caressante sur le dos, rapportez-vous-en à Bishopriggs.

Pendant que le sage de Craig Fernie débitait ces consolantes paroles, Anne lisait ces quelques lignes tracées sur un chiffon de papier. Elles étaient, en effet, signées d’Arnold et contenaient ce qui suit :

Je suis dans le fumoir de l’auberge, c’est à vous de décider si je dois y rester. Je ne crois pas que Blanche pourrait être jalouse. Si je savais comment expliquer ma présence sans trahir la confiance que vous et Geoffrey avez placée en moi, je ne resterais pas un moment de plus loin d’elle. Cela m’est bien pénible ! Mais d’un autre côté je ne veux pas rendre votre situation plus difficile. Pensez à vous d’abord. Je vous laisse toute liberté d’action. Vous n’avez qu’à dire au porteur : « Attendez », et je comprendrai que je dois rester où je suis, jusqu’à ce que je reçoive de vos nouvelles.

Anne leva les yeux sur le messager.

– Priez-le d’attendre, dit-elle, je lui répondrai un mot.

– Avec bien des témoignages d’amour et des baisers, suggéra Bishopriggs, comme complément nécessaire du message. Eh ! c’est aussi simple que le b.a.-ba pour un homme de mon expérience. Vous ne trouverez jamais entre vous un meilleur intermédiaire que votre pauvre serviteur Samuel Bishopriggs. Ah ! je vous comprends tous les deux.

Il frotta de son index le bout de son nez flamboyant et sortit.

Sans hésiter un instant, Anne ouvrit la porte de la chambre avec la résolution d’épargner à Arnold le nouveau sacrifice qu’il s’imposait, en avouant toute la vérité à Blanche.

– Est-ce vous ? demanda Blanche.

Au son de sa voix, Anne recula comme une coupable.

– Je suis à vous dans un moment, répondit-elle en refermant la porte.

Non ! il ne fallait pas risquer cela !

Quelque chose dans la question de Blanche, quelque chose peut-être aussi sur le visage de la jeune fille, avertissait Anne et lui ferma la bouche. La chaîne de fer du destin se fit encore sentir et la réduisit une fois de plus sans miséricorde à l’odieuse et dégradante nécessité du mensonge.

Pouvait-elle avouer à Blanche la vérité sur elle et sur Geoffrey ? et sans cet aveu, pouvait-elle expliquer et justifier la présence d’Arnold, et ce tête-à-tête ? Honteuse confession à faire à une innocente jeune fille !

Et puis, c’était risquer de compromettre fatalement Arnold aux yeux de Blanche, d’éveiller un scandale dans l’auberge…

Voici les dangers auxquels elle s’exposait en parlant, en suivant le premier mouvement de son cœur, en disant : Arnold est ici.

Il n’y avait pas à y songer. Quoi qu’il lui en pût coûter alors et quoi qu’il pût arriver, si tout se découvrait plus tard, Blanche devait être tenue dans l’ignorance de la vérité, Arnold devait rester caché jusqu’à son départ.

Anne rouvrit la porte pour la seconde fois et entra.

Blanche avait suspendu les soins de sa toilette, elle était en communication confidentielle avec Mrs Inchbare. Au moment où Anne revint dans la chambre, Blanche questionnait l’hôtesse au sujet de l’invisible mari de son amie.

– Dites-moi ! quel air a-t-il ?

– Nous ne devons pas vous distraire de vos occupations plus longtemps, dit vivement Anne à Mrs Inchbare. Je rendrai à miss Lundie les petits services dont elle a besoin.

Ainsi arrêtée tout net, la curiosité de Blanche fit volte-face et essaya d’une autre route ; elle s’adressa bravement à elle-même.

– Il faut que je sache quelque chose sur lui, dit-elle. Est-il timide devant les étrangers ? Je vous ai entendu causer à voix basse avec lui, de l’autre côté de la porte. Êtes-vous jalouse, Anne ? Avez-vous peur que je le fascine dans le charmant costume où me voici ?

Blanche, dans la plus belle robe de Mrs Inchbare, une robe de soie montante, à l’ancienne mode, de la nuance appelé vert bouteille, rattachée par en haut avec des épingles et traînant en longue queue par-derrière, avec un petit châle orange sur les épaules et un torchon noué autour de sa tête, en façon de turban, pour sécher ses cheveux, était à la fois la plus étrange et la plus jolie caricature qu’on pût voir.

– Pour l’amour du ciel ! s’écria-t-elle gaiement, ne dites pas à votre mari que je suis dans les vêtements de Mrs Inchbare. Je veux lui apparaître soudain, sans qu’un mot l’ait averti du nom de celle qui figure sous cet accoutrement. Ah ! Je n’aurais rien à désirer au monde, si Arnold pouvait me voir !

En regardant dans la glace, elle y aperçut le visage d’Anne qui s’y reflétait derrière le sien, et elle tressaillit.

– Qu’avez-vous ? demanda-t-elle. Votre visage me fait peur.

Il était inutile de prolonger cette situation pénible et ce fatal malentendu. Le seul parti à prendre était de mettre un terme à toutes les questions de Blanche. Quelque fortement convaincue que fût Anne de la nécessité d’agir ainsi, sa longue habitude de sincérité vis-à-vis de Blanche la fit reculer devant l’obligation de lui mentir en face.

« Je puis écrire cela, pensa-t-elle, je ne puis le dire, quand Arnold est ici, sous le même toit qu’elle ! »

Écrire !

En revenant sur ce mot, une idée soudaine la frappa. Elle ouvrit la porte de la chambre à coucher et invita Blanche à la suivre dans le salon.

– Encore parti ! s’écria Blanche qui promenait un regard tout autour de la chambre vide. Anne, il y a quelque chose d’étrange dans tout ceci. Il n’est pas juste, il n’est pas bien, de me refuser votre confiance, après que nous avons vécu comme deux sœurs toute notre vie.

Anne soupira douloureusement et l’embrassa sur le front.

– Vous connaîtrez tout ce que je ne puis… tout ce que je n’ose vous dire, fit-elle tendrement. Ne m’adressez pas de reproches. J’en souffre plus que vous ne pouvez le penser.

Elle alla vers la table et revint avec une lettre à la main.

– Lisez cela, dit-elle en la tendant à Blanche.

Blanche vit son nom sur l’adresse écrite de la main de son amie.

– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-elle.

– Je vous ai écrit après le départ de sir Patrick, répondit Anne. Je voulais faire en sorte que ma lettre vous arrivât demain, à temps pour prévenir les imprudences que votre inquiétude pouvait vous pousser à commettre. Tout ce que je puis vous dire est écrit là. Épargnez-moi le tourment de parler. Lisez, Blanche !

– Une lettre de vous… à moi !… quand nous sommes ensemble… quand nous sommes toutes deux seules dans la même chambre !… C’est plus que de la cérémonie, Anne, c’est comme s’il y avait une querelle entre nous. Pourquoi serait-ce un tourment pour vous que de me parler ?

Les yeux d’Anne s’abaissèrent sur le tapis ; elle étendit le doigt et montra la lettre. Blanche brisa le cachet.

Elle passa rapidement sur les premières phrases, toute son attention se concentra sur le second paragraphe.

Et maintenant, ma chérie, vous vous attendez à ce que je m’excuse de la surprise et de la peine que je vous ai causées, en vous expliquant quelle est ma situation réelle et en vous disant tous mes plans d’avenir.

Chère Blanche !

Ne me croyez pas infidèle à l’affection que nous nous sommes vouées l’une à l’autre. Ne croyez pas qu’il y ait quoi que ce soit de changé dans mes sentiments pour vous. Croyez seulement que je suis une femme malheureuse, dans une terrible position, qui me force, bien malgré moi, à garder le silence… même vis-à-vis de vous, ma sœur de mon cœur, la personne au monde qui m’est la plus chère ! Un temps peut venir où il me sera possible de tout vous dire. Oh ! que de soulagement pour moi ! À présent, il faut me taire, et nous devons rester séparées. Dieu sait ce qu’il m’en coûte pour écrire ce mot ! Je pense à ces chers anciens jours qui sont passés. Je me rappelle la promesse que j’ai faite, à votre mère, d’être votre sœur aînée, à votre mère qui a été un ange du ciel pour la mienne. Tout cela me revient à la pensée en ce moment et me brise le cœur. Mais il faut qu’il en soit ainsi, ma chère et bien-aimée Blanche, il le faut. Je vous écrirai souvent. Je penserai à vous, ma chérie, nuit et jour, jusqu’au temps plus heureux où nous pourrons nous retrouver ensemble. Que Dieu vous protège, ma bien-aimée, et qu’il me vienne en aide !

Blanche traversa la pièce en silence, se dirigeant vers le sofa sur lequel Anne était assise et resta un moment debout à la regarder. Puis elle s’assit et appuya sa tête sur l’épaule de son amie. Tristement et tranquillement, elle mit la lettre dans son corsage, prit la main d’Anne et la baisa.

– Toutes mes questions ont reçu leurs réponses, ma chère. J’attendrai votre moment.

Cela était dit avec douceur et générosité.

Anne fondit en larmes.

 

La pluie tombait toujours, mais l’orage touchait à sa fin.

Blanche quitta le sofa et, allant à la fenêtre, ouvrit les volets pour regarder au-dehors. Elle revint soudain auprès d’Anne.

– Je vois des lumières, dit-elle, les lumières d’une voiture à travers l’obscurité qui couvre le marais. On envoie de Windygates à ma poursuite. Rentrez dans votre chambre. Il n’est pas impossible que lady Lundie se soit décidée à venir elle-même.

L’état ordinaire des relations entre les deux amies était complètement renversé. Anne était comme une enfant entre les mains de Blanche. Elle se leva et sortit.

Restée seule, Blanche retira la lettre de son corsage et la relut, tout en attendant l’arrivée de la voiture.

Cette seconde lecture la confirma dans la résolution qu’elle avait prise mentalement, tandis qu’elle était assise sur le sofa d’Anne, résolution destinée à amener dans l’avenir de plus sérieux résultats qu’il ne lui était aisé de le prévoir. Sir Patrick était la seule personne qu’elle connût, sur la discrétion et sur l’expérience de laquelle elle pût implicitement se reposer. Elle était donc décidée, dans l’intérêt d’Anne, à mettre son oncle dans sa confidence et à lui dire tout ce qui s’était passé à l’auberge.

« J’obtiendrai d’abord mon pardon, pensait-elle, et alors je verrai s’il pense comme moi, quand je lui aurai tout dit au sujet d’Anne. »

La voiture s’arrêta, et Mrs Inchbare introduisit dans sa maison, non pas lady Lundie, mais la femme de chambre de cette dame.

La relation faite par cette femme de ce qui était arrivé à Windygates fut assez brève. Lady Lundie, comme de raison, ne s’était pas trompée sur la cause du départ de Blanche dans sa voiture.

Elle avait ordonné à l’instant qu’on attelât un autre véhicule avec l’intention de se mettre elle-même à la poursuite de sa belle-fille. Mais les agitations et les tourments de la journée l’avaient trouvée sans force suffisante. Elle avait été saisie par une de ces crises de vertiges et d’étourdissements auxquelles elle était toujours sujette après une violente irritation, et toute désireuse qu’elle fût, pour plus d’une raison, de se rendre elle-même à l’auberge, elle avait été forcée, en l’absence de sir Patrick, de charger du soin de se mettre à la poursuite de Blanche sa femme de chambre, dans l’âge et le bon sens de laquelle elle pouvait avoir toute confiance.

Cette femme, voyant l’état du temps, avait eu la judicieuse pensée d’apporter un carton contenant ce qui était nécessaire à Blanche pour changer de vêtements. En présentant le carton à Blanche, elle ajouta, avec tout le respect qui lui était dû, qu’elle avait plein pouvoir de sa maîtresse pour se rendre au pavillon de chasse et remettre l’affaire entre les mains de sir Patrick.

Cela dit, elle laissa à sa jeune maîtresse le soin de décider si elle consentait ou non à retourner à Windygates dans les circonstances présentes.

Blanche prit le carton et rejoignit Anne dans la chambre à coucher, afin de s’habiller.

– Je vais trouver au retour une bonne querelle, dit-elle à Anne, mais une querelle n’est pas une nouveauté, dans mes relations avec lady Lundie. Cela ne m’inquiète pas, Anne… je ne suis inquiète que de vous. Puis-je être sûre d’une chose… c’est que vous resterez ici pour le moment ?

Le pire qui pouvait arriver à l’auberge était arrivé. Il n’y avait rien à gagner, maintenant, et il y avait tout à perdre, à quitter l’endroit où Geoffrey avait promis de lui écrire. Anne répondit qu’elle se proposait de demeurer à l’auberge.

– Vous promettez aussi de m’écrire ?

– Oui.

– S’il y a quelque chose que je puisse faire pour vous…

– Il n’y a rien, ma chérie.

– Il peut survenir quelque chose. Si vous avez besoin de me voir, vous pouvez venir à Windygates, sans crainte d’être découverte. Venez à l’heure du lunch, passez par le potager et entrez par la porte-fenêtre dans la bibliothèque. Vous savez aussi bien que moi qu’il n’y a personne dans la bibliothèque à cette heure. Ne dites pas que c’est impossible. On ne sait pas ce qui peut arriver. J’attendrai dix minutes chaque jour la chance de vous voir. C’est convenu. Il est aussi convenu que vous m’écrirez. Avant que je ne parte, ma chérie, tâchons de songer à l’avenir.

À ces mots, Anne secoua soudain la torpeur qui l’accablait, saisit Blanche dans ses bras et la pressa avec énergie contre son sein.

– Serez-vous toujours dans l’avenir ce que vous êtes aujourd’hui pour moi ? demanda-t-elle vivement. Un temps ne viendra-t-il pas où vous arriverez à me haïr ?

Elle prévint toute réponse à ces craintes étranges et poussa Blanche vers la porte.

– Nous avons passé d’heureuses années ensemble, ajouta-t-elle en lui envoyant un adieu de la main, remercions-en Dieu et reposons-nous en Lui pour le reste.

Elle ouvrit la porte de la chambre à coucher et appela la femme de chambre, qui était dans le salon.

– Miss Lundie vous attend, dit-elle.

Blanche lui serra la main et la quitta.

Anne attendit un peu dans la chambre, écoutant le bruit de la voiture qui s’éloignait. Ce bruit alla en diminuant. Quand tout se fut éteint dans le silence de la nuit, elle resta encore quelques instants absorbée dans ses pensées ; puis revenant à elle tout à coup, elle se précipita dans le salon et tira le cordon de la sonnette.

– Je deviendrai folle, s’écria-t-elle, si je reste seule ici.

Bishopriggs lui-même sentit la nécessité de garder le silence, lorsqu’il se trouva en face de la jeune femme.

– J’ai besoin de lui parler. Envoyez-le-moi immédiatement.

Bishopriggs comprit et se retira.

Arnold entra.

– Est-elle partie ?

– Elle est partie. Elle n’aura pas de soupçons contre vous quand elle vous reverra. Je ne lui ai rien dit. Ne me demandez pas les raisons qui m’y ont déterminée.

– Je n’ai pas le désir de vous les demander.

– Fâchez-vous contre moi si vous voulez.

– Je n’ai pas le désir de me fâcher contre vous.

Sa manière de parler, son air étaient ceux d’un autre homme. Après s’être assis tranquillement devant la table, il appuya sa tête sur sa main et garda le silence. Anne demeura muette de surprise.

Elle s’approcha et se mit à l’observer avec curiosité. Dans quelque disposition d’esprit que soit une femme, elle sent toujours l’influence d’un changement inattendu dans les manières d’un homme lorsque cet homme l’intéresse.

Il n’en faut pas chercher la cause dans les variations de son humeur, et il est bien plus probable qu’on en doive trouver l’explication dans cette abnégation noble et tendre qui est une des plus grandes vertus des femmes et leur éternel honneur. Petit à petit, le charme tout féminin du visage d’Anne reparut lentement au milieu même de sa tristesse.

La noblesse innée de la nature féminine répondait à cet appel inconscient qu’elle lisait sur les traits d’Arnold. Elle toucha l’épaule du jeune homme.

– Cette épreuve a été bien dure pour vous, dit-elle, et le blâme doit retomber sur moi. Faites un effort pour me pardonner, Mr Brinkworth. J’en éprouve un chagrin sincère. Je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous consoler.

– Merci, miss Sylvestre. Ce n’était pas bien agréable de me cacher de Blanche, comme si j’avais eu peur d’elle, et cela m’a fait réfléchir peut-être pour la première fois de ma vie. Ne songez plus à cela, c’est fini maintenant. Puis-je faire quelque chose pour vous ?

– Que comptez-vous faire cette nuit ?

– Ce que je me suis toujours proposé : remplir mon devoir envers Geoffrey. Je lui ai promis de venir vous voir au milieu de vos embarras ici et de pourvoir à votre sûreté jusqu’à son retour. Je ne puis arriver à ce but, avec certitude, qu’en gardant les apparences et en passant la nuit dans ce salon. Lorsque nous nous reverrons, j’espère que ce sera dans de plus agréables circonstances. Je serai toujours heureux de penser que j’ai pu vous être utile. Selon toutes probabilités, je serai parti demain matin bien avant que vous ne soyez levée.

Anne lui tendit la main pour prendre congé de lui. Il n’y avait à revenir sur rien de ce qui était arrivé. Le temps des avis et des remontrances était passé.

– Vous n’aurez pas obligé une ingrate, dit-elle. Un jour peut venir, Mr Brinkworth, où il me sera possible de le prouver.

– J’espère que non, miss Sylvestre. Adieu et bonne chance !

Elle se retira dans sa chambre. Arnold ferma la porte du salon et s’étendit sur le sofa pour y passer la nuit.

 

La matinée était superbe, l’air délicieux après l’orage.

Arnold était parti, comme il l’avait promis, avant qu’Anne fût sortie de sa chambre. On savait dans l’auberge qu’une importante affaire l’appelait à l’improviste dans le Sud. Maître Bishopriggs avait reçu une généreuse rémunération et Mrs Inchbare avait été informée que l’appartement était loué pour une semaine, au moins.

La marche des événements semblait désormais devoir être plus tranquille. Arnold était en route pour se rendre dans son domaine ; Blanche était en sûreté à Windygates ; la résidence d’Anne à l’auberge était assurée.

Mais que faisait Geoffrey ?

Sa conduite était subordonnée à une question de vie ou de mort dont on attendait la solution à Londres.

Et Anne ne savait rien !…

Si lord Holchester vivait, Geoffrey était libre de revenir en Écosse et de se marier secrètement avec elle. Si lord Holchester mourait, Geoffrey était libre de faire venir Anne et de l’épouser publiquement à Londres.

Mais pouvait-elle compter sur Geoffrey ?

Elle se rendit sur la terrasse devant l’auberge. La brise fraîche du matin soufflait avec force. Une longue procession de gros nuages blancs traversait le ciel ; le soleil tantôt s’obscurcissait, tantôt reparaissait dans son éclat radieux.

Une lumière blanche et une ombre bleuâtre se succédaient sur la surface du marécage, comme les alternatives de crainte et d’espoir dans l’esprit d’Anne Sylvestre, pendant qu’elle méditait sur son destin.

Elle quitta la place, fatiguée d’interroger l’impénétrable avenir, et rentra dans l’auberge.

En traversant la salle, elle consulta la pendule.

L’heure de l’arrivée du train du comté de Perth à Londres était passée.

Geoffrey et son frère étaient à ce moment en route pour se rendre à la demeure de lord Holchester.

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