12 Arnold

Pendant ce temps, Arnold était enfermé dans l’office. Il éprouvait un franc dépit de se voir dans cette position ridicule.

Pour la première fois de sa vie, il se cachait de quelqu’un, et ce quelqu’un était un homme. Deux fois, tourmenté par la pensée qu’agir ainsi et rester là, ce n’était pas se respecter soi-même, il était allé jusqu’à la porte, déterminé à se présenter hardiment devant sir Patrick.

Deux fois il avait abandonné cette idée par pitié pour Anne.

Il lui aurait été d’ailleurs impossible de se justifier aux yeux du tuteur de Blanche, sans trahir le secret d’une malheureuse femme, secret que son honneur l’obligeait à garder.

– J’aurais voulu pour tout au monde ne pas être venu ici ! dit-il, en allant se rasseoir avec mauvaise humeur sur le buffet.

Et il avait attendu que le départ de sir Patrick lui rendît sa liberté.

Après un espace de temps, de beaucoup moins long qu’il ne le craignait, il vit arriver un compagnon. Sa solitude allait être égayée par la visite du père Bishopriggs.

– Eh bien ! s’écria Arnold sautant à bas de son buffet, la côte est-elle libre ?

Il y avait des moments où l’oreille de Bishopriggs devenait tout à coup singulièrement dure.

– Comment trouvez-vous cet office ? demanda-t-il sans paraître avoir accordé la moindre attention à la question d’Arnold. C’est un réduit solitaire, n’est-ce pas ? une île de Pathmos dans le désert…

Son bon œil, qui avait commencé de regarder Arnold au visage, descendit et s’arrêta tout droit sur le gilet du jeune homme, à l’endroit de la poche, avec une muette mais éloquente fixité.

– Je comprends, dit Arnold, j’ai promis de vous payer votre Pathmos. Eh bien ! vous voilà payé.

Maître Bishopriggs empocha l’argent avec un sourire mais tout en remuant la tête d’un grand air de pitié. D’autres garçons à sa place se seraient acquittés par des remerciements.

Le sage de Craig Fernie s’acquitta par quelques courtes observations plus utiles que les actions de grâces. Admirable en beaucoup de choses, Bishopriggs l’était surtout pour sa prestesse à tirer des événements une déduction morale. En cette occasion, il tira une moralité de la libéralité même qu’il venait de recevoir.

– Me voilà payé, comme vous dites. Que le ciel nous protège ! Il nous faut toujours avoir l’argent à la main quand nous avons une femme sur nos talons. C’est triste à penser ! Nous ne pouvons jamais avoir de relation avec une personne de l’autre sexe sans que cela soit pour nous un sujet de dépense. Voici votre jeune dame, par exemple. Je présume qu’elle vous a induit dans de grands frais dès les premiers temps. Quand vous lui faisiez votre cour, c’était, j’en répondrais, la main ouverte. Les présents, les keepsakes, les fleurs, les bijoux et les petits chiens. Grosse dépense que tout cela !

– Peste soit de vos réflexions ! Sir Patrick a-t-il quitté l’auberge ?

Les réflexions de maître Bishopriggs n’étaient pas disposées à s’arrêter si brusquement dans leur cours ; elles continuèrent à couler de ses lèvres aussi lentement, aussi tranquillement que jamais.

– Maintenant que vous voilà marié avec elle, ce sont les chapeaux, les robes, les jupons, les rubans, les dentelles et les falbalas. Grosse dépense encore !

– Et quelle autre dépense faudrait-il faire pour mettre un terme à vos réflexions ?

– Troisièmement et pour finir. Si, avec le temps, vous vous apercevez que vous ne pouvez pas vous entendre ensemble, s’il y a incompatibilité d’humeur, et si enfin vous en arrivez à désirer une séparation, vous porterez encore la main à votre poche, et vous vous mettrez d’accord moyennant finance. Cependant, il se peut qu’elle vous amène devant la justice et qu’elle poursuive cet arrangement par les voies hostiles. Montrez-moi une femme, et je vous dirai : il y a un homme qui n’est pas loin et qui a sur le dos plus de charges qu’il n’en croyait jamais pouvoir supporter.

La patience d’Arnold n’y tint pas plus longtemps, il se précipita vers la porte. Maître Bishopriggs, avec une égale vivacité, en revint à la question.

– Oui, monsieur, dit-il, sir Patrick est parti, votre dame est seule dans sa chambre et elle vous attend.

Un instant après, Arnold était rentré au salon.

– Eh bien, demanda-t-il, avec anxiété, qu’y a-t-il ? De mauvaises nouvelles de lady Lundie ?

Anne plia et mit l’adresse à la lettre qu’elle venait de finir.

– Non, répondit-elle. Rien d’intéressant pour vous.

– Que voulait sir Patrick ?

– Seulement me donner un avertissement. On a appris à Windygates que j’étais ici.

– C’est fâcheux.

– Pas le moins du monde. Je puis me tirer d’embarras parfaitement. Je n’ai rien à craindre. Ne pensez pas à moi, ne songez qu’à vous.

– Je ne suis pas soupçonné.

– Dieu merci, non ! mais on ne sait pas ce qui pourrait arriver si vous restiez ici. Sonnez immédiatement et demandez au garçon des renseignements sur l’heure des trains.

Frappé par l’obscurité inaccoutumée du ciel, à cette heure de la soirée, Arnold se mit à la fenêtre. La pluie était venue et tombait abondamment. Le marécage disparaissait au milieu d’une brume épaisse.

– Joli temps pour voyager ! dit-il.

– Le chemin de fer ! fit Anne avec impatience. Il se fait tard, informez-vous du chemin de fer.

Arnold s’approcha de la cheminée pour sonner. L’indicateur des chemins de fer accroché au mur s’offrit à ses regards.

– Là sont les renseignements dont j’ai besoin, dit Arnold ; si je suis assez habile pour les y trouver. Montant. Descendant. Matin. Soir. Quelle confusion maudite ! Je crois qu’ils le font exprès.

Anne le joignit aussitôt.

– Je m’y connais, dit-elle, et je puis vous aider. Ne m’avez-vous pas dit que c’était le train montant que vous deviez prendre ?

– Oui.

– Quel est le nom de la station à laquelle vous vous arrêterez ?

Arnold le lui dit. Elle suivit l’inextricable réseau de lignes et de chiffres du bout de son doigt, puis s’arrêta de nouveau et s’éloigna de la carte avec une vive expression de désappointement.

Le dernier train de la journée était parti depuis une heure. Au milieu du silence qui suivit cette découverte, un premier éclair vint à briller à travers la fenêtre ; un sourd roulement de tonnerre annonça que l’orage éclatait.

– Que faire maintenant ? dit Arnold.

Malgré l’orage, Anne répondit sans hésitation :

– Prendre une voiture et partir.

– Partir ! On compte 23 miles par le chemin de fer de la station à mon domaine, outre la distance qu’il peut y avoir de l’auberge à la station.

– Qu’importe la distance ! Mr Brinkworth, vous ne pouvez positivement pas rester ici.

Un second éclair brilla, et le bruit du tonnerre se fit entendre plus fort et plus rapproché. Le bon caractère d’Arnold ne le défendait plus d’un peu d’irritation contre l’empressement d’Anne à se débarrasser de lui. Il s’assit de l’air d’un homme qui a mis dans sa tête de ne plus bouger.

Anne maintint son opinion, mais pourtant un peu moins résolument.

– Après ce que vous avez dit à la patronne de l’auberge, fit-elle, pensez au cruel embarras de notre position si vous restez ici jusqu’à demain matin.

– Est-ce là tout ce qui vous met en peine ? répliqua Arnold.

Anne leva vivement ses yeux sur lui avec indignation.

Non. Il n’avait aucune conscience d’avoir rien dit qui pût l’offenser. Dans sa droiture naturelle, il allait tout droit son chemin sans s’arrêter aux subtilités et aux délicatesses féminines de sa compagne, et il considérait la position au point de vue pratique et rien de plus.

– Où est la difficulté ? reprit-il en montrant du doigt la chambre à coucher. Voici votre chambre et voilà le sofa, dans cette pièce, tout prêt à me recevoir. Si vous aviez vu l’endroit où je dormais à la mer !…

Elle l’interrompit sans façon. L’endroit où Arnold avait dormi à la mer lui importait peu. La seule chose à considérer, c’était le lieu où il dormirait cette nuit-là.

– S’il faut que vous restiez, dit-elle, ne pourriez-vous vous faire donner une chambre dans une autre partie de la maison ?

Il ne restait à Arnold qu’une maladresse à commettre, et l’innocent Arnold la commit.

– Dans une autre partie de la maison ? répéta-t-il sur le ton de la plaisanterie. La patronne de l’hôtel en serait scandalisée, et Bishopriggs ne voudrait jamais le permettre.

Elle se leva et frappa du pied avec impatience.

– Ne plaisantez pas, s’écria-t-elle, il n’y a pas ici matière à rire.

Elle se mit à marcher par la chambre, en proie à une vive agitation.

– Je n’aime pas cela !… je n’aime pas cela !… murmura-t-elle.

Arnold la regardait avec un étonnement d’enfant.

– Qu’est-ce qui vous met ainsi hors de vous ? demanda-t-il. Est-ce vraiment l’orage ?

Elle se rejeta sur le sofa.

– Oui, dit-elle d’un ton bref, c’est l’orage.

L’inépuisable bonté naturelle d’Arnold se montra encore une fois.

– Faut-il demander de la lumière, dit-il et fermer les volets ?

Elle se retourna avec un redoublement d’irritation sur le sofa, sans répondre.

– Je vous promets de partir à la première heure demain matin, continua-t-il. Essayez d’en prendre votre parti et ne soyez pas fâchée contre moi. Allons, miss Sylvestre, vous ne mettriez pas un chien dehors par une soirée comme celle-ci.

Que lui reprocher ? La plus susceptible des femmes n’aurait pu l’accuser de manquer envers elle d’égards et de respect en un seul point essentiel. Seulement, il manquait de tact, le pauvre garçon. Mais comment aurait-il acquis cette qualité, toujours assez superficielle et quelquefois même nuisible, dans le cours d’une vie passée à la mer ? Son honnête visage plaidait en sa faveur. Anne se radoucit.

Elle s’excusa même de son irritabilité nerveuse avec une grâce qui l’enchanta.

– Nous pourrons encore passer une agréable soirée, dit-il avec sa franche cordialité ordinaire.

Il tira le cordon de la sonnette.

La sonnette était placée au-dessus de la porte extérieure de ce Pathmos dans le désert, autrement connu sous la dénomination de l’office du premier garçon. Or, Bishopriggs employait en ce moment les courts loisirs que lui laissait son service à se confectionner un mélange d’eau chaude et de cette forte liqueur appelée toddy par les gens du Nord de l’Angleterre.

Il allait porter le verre à ses lèvres quand le coup de sonnette d’Arnold vint l’inviter à laisser là ce superbe grog.

– Diable soit de ta langue qui écorche le tympan ! s’écria Bishopriggs en s’adressant à la sonnette. Quand tu t’y mets, tu es pire qu’une femme !

La sonnette, opiniâtre comme une femme, se fit encore entendre. Maître Bishopriggs, non moins obstiné, continuait de boire son grog.

– Bon ! bon !… vous pouvez sonner de tout votre cœur ; vous ne ferez pas abandonner son verre à un Écossais. C’est peut-être la fin de leur dîner qu’ils veulent. Sir Patrick est arrivé, quand ils ne faisaient que le commencer, il est cause que la fricassée est gâtée, le mauvais diable !

La sonnette continuait toujours.

– Oui !… oui !… sonne. Je gagerais que ce jeune gentleman fait un dieu de son ventre. Cette impatience d’assouvir ses appétits matériels est scandaleuse. Cependant, il ne s’y connaît pas en vins, ajouta Bishopriggs, dont l’esprit avait été désagréablement affecté par la découverte d’Arnold sur le sherry baptisé.

Les éclairs se succédaient plus rapidement et illuminaient la chambre de leur flamme livide. Le tonnerre se rapprochait du marécage noir. Arnold levait la main pour sonner une quatrième fois, quand il entendit l’inévitable coup frappé à la porte. Il était inutile de dire : « Entrez ! »

L’immuable loi de Bishopriggs avait décidé qu’un second coup était nécessaire ; aussitôt après ce second coup, mais pas avant, apparut le sage de Craig Fernie apportant le plat qui n’avait pas été touché.

– Des lumières ! dit Arnold.

Maître Bishopriggs déposa sur la table la fricassée de veau, que les Écossais nomment collops, les Anglais minced meat et les Français émincé, alluma les bougies sur la cheminée et se tint là debout, le nez enflammé par l’effet du toddy qu’il venait de prendre.

Il attendait de nouveaux ordres, avant d’aller ingurgiter un second verre de grog. Anne refusa de se remettre à table ; Arnold ordonna à maître Bishopriggs de fermer les volets, et alla s’asseoir pour dîner.

– Ce plat est maintenant couvert d’un glacis de graisse, dit-il à Anne en remuant la fricassée avec une cuiller. Je ne serai pas plus de dix minutes à dîner. Voulez-vous un peu de thé ?

Anne refusa.

Arnold revint encore une fois à la charge.

– Qu’allons-nous faire durant toute la soirée ?

– Faites ce que vous voudrez, dit-elle avec résignation.

L’esprit du jeune homme parut frappé d’une illumination subite.

– J’ai trouvé, s’écria-t-il, nous tuerons le temps comme nous le faisions à la mer dans la cabine des passagers.

Et jetant par-dessus son épaule un coup d’œil à maître Bishopriggs :

– Garçon, apportez un jeu de cartes.

– De quoi avez-vous besoin ? demanda Bishopriggs, doutant du témoignage de ses sens.

– D’un jeu de cartes, répéta Arnold.

– Des cartes ! Les allégories du diable, peintes aux couleurs du diable, le noir et le rouge. Je n’exécuterai pas vos ordres. Dans l’intérêt de vos âmes, non, je ne ferai pas cela. Êtes-vous arrivé à votre âge sans avoir le sentiment de l’effroyable corruption des cartes à jouer ?

– Comme il vous plaira, répondit Arnold. Quand je partirai d’ici, vous me trouverez très éclairé sur l’effroyable folie de donner un pourboire au garçon.

– Dois-je entendre par là que vous tenez à vos cartes ? demanda Bishopriggs, qui trahit tout à coup une vive inquiétude sur ses intérêts menacés.

– Cela signifie que je tiens à mes cartes.

– Je proteste contre cette abomination, mais je n’ai pas dit que je ne pouvais trouver un jeu sous ma main. Quel est le dicton de mon pays ? « Celui qui veut aller au diable va au diable !… » Et chez vous : « Il faut bien aller au diable quand le diable y pousse. »

Sur cette excellente raison pour agir contre ses principes, maître Bishopriggs s’empressa de sortir pour aller chercher ce qu’on lui demandait.

Le buffet dans l’office contenait une collection d’objets de toute sorte, parmi lesquels il y avait un jeu de cartes. En cherchant les cartes, la main du premier garçon se trouva en contact avec un morceau de papier froissé. Il reconnut la lettre qu’il avait ramassée dans le petit salon quelques heures auparavant.

– Oui, oui, je ferai bien de jeter un regard là-dessus pendant que j’y pense, dit Bishopriggs. Les cartes peuvent arriver au salon portées par d’autres mains que les miennes.

Il les envoya, en effet, par son subordonné, ferma la porte de l’office et déplia avec soin le papier sur lequel étaient écrites les deux lettres.

Cela fait, il moucha sa chandelle et commença sa lecture par la lettre écrite à l’encre qui occupait les trois premières pages de la feuille de papier.

Elle contenait ce qui suit :

Windygates, 12 août 1868.

Geoffrey Delamayn,

J’ai attendu avec l’espoir que vous auriez la pensée de vous échapper de la résidence de votre père pour venir me voir et j’ai attendu en vain. Votre conduite envers moi est de la cruauté et je ne la supporterai pas plus longtemps. Réfléchissez, dans votre propre intérêt, réfléchissez avant de pousser au désespoir la malheureuse femme qui a eu confiance en vous. Vous m’avez promis le mariage sur tout ce qu’il y a de sacré. Je réclame l’accomplissement de votre promesse. Je ne demande rien de moins que d’être ce que vous avez juré que je serai, ce que j’ai attendu d’être pendant tout ce temps si pénible à passer, ce que je suis devant le ciel, votre femme légitime. Lady Lundie donne une fête de jour ici, le 14. Je sais que vous avez reçu une invitation. Je compte que vous l’accepterez-Si je ne vous vois pas, je ne réponds pas de ce qui pourra arriver. Je suis décidée à ne pas endurer cette incertitude plus longtemps. Oh ! Geoffrey, rappelez-vous le passé ! Soyez équitable, soyez juste.

Votre femme qui vous aime,

ANNE SYLVESTRE

Maître Bishopriggs s’arrêta. Son commentaire sur ce qu’il venait de lire fut des plus simples.

– Chaudes paroles, tracées à l’encre, de la part de la dame à l’adresse du gentleman !

Il parcourut de l’œil les quelques lignes écrites à la quatrième page et ajouta avec cynisme :

– Quelques mots un peu plus froids écrits au crayon de la part du gentleman à l’adresse de la femme ! C’est ainsi que va le monde, messieurs ! Depuis Adam jusqu’à nos jours, cela a toujours été ainsi dans ce monde !

La seconde lettre contenait ces mots :

Chère Anne, appelé à l’instant à Londres près de mon père. Mauvaises nouvelles de lui reçues par le télégraphe. Restez où vous êtes, et je vous écrirai. Fiez-vous au porteur de ce mot. Sur mon âme, je tiendrai ma promesse.

Votre mari qui vous aime,

Geoffrey Delamayn.

Windygates, 14 août, 4 heures après midi. Pas un instant à moi : le train part à 4 h 30.

C’était tout !

– Qui sont les gens du salon ?… L’une est-elle Anne Sylvestre et l’autre Geoffrey Delamayn ? se demanda maître Bishopriggs en repliant la lettre avec soin. Eh ! Messieurs !…

Bien interprété, qu’est-ce que tout cela peut signifier ?

Il se prépara un second mélange d’eau chaude et de toddy pour activer ses réflexions, et il s’assit, buvant à petits coups, tournant et retournant la lettre entre ses doigts goutteux. Il ne lui était pas facile de découvrir la véritable nature des relations existant entre la dame et le gentleman du salon. Ils pouvaient être ceux-là mêmes qui avaient écrit les lettres ou seulement leurs amis. Que décider ?

Dans la première hypothèse, le but de la femme semblait atteint ; car tous deux n’avaient-ils pas positivement déclaré être mari et femme, en sa présence et en la présence de la propriétaire de l’hôtel ? Dans la seconde hypothèse, cette correspondance négligemment jetée de côté pouvait servir à un étranger… pouvait devenir de quelque utilité à un tiers.

Conformant ses actes à cette dernière façon de voir, maître Bishopriggs, dont l’expérience passée comme clerc dans l’étude de sir Patrick avait fait un homme d’affaires, prit une plume et de l’encre, et au dos de la lettre même inscrivit une nouvelle date avec un bref exposé des circonstances dans lesquelles il l’avait trouvée.

– Je ferai bien de garder ce document, pensa-t-il. Qui sait si on n’offrira pas un de ces jours une récompense pour le ravoir ? Eh ! eh ! cela vaudra peut-être un billet de 5 livres à un pauvre diable comme moi.

Sur cette agréable réflexion, il tira une petite boîte d’étain du fond du tiroir du buffet et y déposa la lettre volée pour qu’elle y restât cachée jusqu’au moment où l’occasion de s’en servir serait venue.

L’orage était de plus en plus violent, à mesure que la soirée avançait.

Dans le salon, Arnold avait fini de dîner et fait desservir. Il avait approché une petite table du sofa sur lequel Anne était couchée ; il battait les cartes et déployait toute son éloquence pour la décider à essayer d’une partie d’écarté comme moyen de distraire son attention du déchaînement de la tempête.

Par pure faiblesse, elle ne fit pas d’objection, et se relevant languissamment sur le sofa, elle répondit qu’elle essayerait de jouer.

« Rien ne peut rendre les choses pires qu’elles ne sont, se disait-elle avec désespoir, tandis qu’Arnold battait les cartes pour elle. Rien ne me justifierait d’infliger le contrecoup de mes tourments à ce bon et généreux garçon. »

Jamais deux joueurs plus inhabiles ne s’étaient assis devant une table de jeu. L’attention d’Anne s’égarait perpétuellement, et son compagnon était moins distrait, mais il n’avait guère plus d’expérience.

Anne retourna comme atout le neuf de carreau, Arnold regarda ses cartes et proposa. Anne refusa. Arnold annonça sans rien perdre de sa bonne humeur, qu’il voyait clairement maintenant comment faire pour perdre la partie. En effet, il joua, comme première carte, la dame d’atout !

Anne la prit avec le roi, qu’elle avait oublié d’annoncer. Elle joua le dix.

Arnold venait de découvrir le huit dans son jeu.

– C’est pitoyable, dit-il en fournissant sa carte. Un instant ! Vous n’avez pas annoncé le roi, je vous le marque ; cela vous fait deux… non, trois points. Je disais bien que je perdrai ; comment faire quelque chose avec le jeu que j’avais en main ? J’ai tout perdu maintenant, j’ai jeté mes atouts. À vous de jouer.

Anne regarda son jeu. Au même moment un éclair brilla dans la chambre à travers les volets fermés. Le tonnerre éclata au-dessus de la maison et la fit trembler jusqu’en ses fondements. Le cri de frayeur d’une voyageuse et le hurlement d’un chien se firent entendre aux étages supérieurs de l’auberge. Les nerfs d’Anne ne purent en supporter davantage, elle jeta les cartes sur la table et se leva :

– Je ne puis jouer davantage, dit-elle ; pardonnez-moi, j’en suis complètement incapable… Ma tête brûle !… J’étouffe !…

Elle se mit à marcher dans la pièce ; l’effet de l’orage sur ses nerfs était de redoubler ses alarmes ; ses appréhensions sur la fausse situation où elle et Arnold étaient engagés se changeaient en une véritable horreur pour cette situation qu’il n’était plus possible d’endurer. Rien ne pouvait les justifier de s’être exposés à des choses si graves. Ils avaient dîné ensemble comme des gens mariés. Et maintenant, ils passaient la soirée ensemble, comme mari et femme.

– Oh ! Mr Brinkworth, dit-elle d’un ton suppliant, cherchez, par affection pour Blanche, cherchez. N’y a-t-il pas un moyen de sortir d’ici ?

Arnold rassemblait tranquillement les cartes.

– Encore Blanche, répondit-il avec un calme désespérant. Je me demande comment elle se trouve par un orage comme celui-ci.

Dans l’état de surexcitation où se trouvait Anne, cette réponse la rendit folle.

Elle tourna le dos à Arnold.

– Que m’importe ? s’écria-t-elle d’un air égaré. Je ne veux pas que ce mensonge dure plus longtemps. Je ferai ce que j’aurais dû faire d’abord. Quoi qu’il puisse en arriver, je dirai la vérité à la maîtresse de cette maison.

Elle avait ouvert la porte, et elle s’avançait déjà dans le corridor, quand elle s’arrêta et tressaillit violemment. Était-il vraiment possible, par ce temps effroyable, qu’elle eût entendu le bruit d’une voiture sur la route pavée qui passait devant l’auberge ?

D’autres l’avaient entendu, ce bruit. Bishopriggs passa devant elle, traînant ses pieds goutteux dans la direction de la porte extérieure. La voix criarde de la patronne fit retentir dans toute la maison ses exclamations de surprise, exprimées en pur écossais. Anne referma la porte du salon et se tourna vers Arnold, que la surprise avait fait lever de sa chaise.

– Des voyageurs ! s’écria-t-elle, à cette heure !

– Et par un pareil temps ! ajouta-t-il. Serait-ce Geoffrey ? demanda-t-elle en revenant à sa première illusion.

Arnold secoua la tête.

– Ce n’est pas Geoffrey.

Mrs Inchbare entra soudain dans la pièce. Les rubans de son bonnet volaient au vent, elle avait les yeux hagards, et ses os perçaient plus que jamais son corsage et sa peau.

– Eh ! madame, dit-elle à Anne, qui pensez-vous qui vient ici pour vous voir de Windygates et a été surpris par l’orage ?

Anne était hors d’état de parler ; Arnold posa la question pour elle.

– Qui est-ce ? répéta Mrs Inchbare. C’est la charmante jeune lady : miss Blanche en personne.

Un cri d’horreur impossible à retenir échappa à miss Sylvestre. L’hôtesse, heureusement, attribua ce cri à un éclair qui avait en même temps sillonné la pièce.

– Eh, madame ! Miss Blanche est assez brave pour ne pas pousser de tels cris pour un éclair ! La voici, l’aimable demoiselle !

Mrs Inchbare recula par déférence jusque dans le corridor. La voix de Blanche, appelant Anne, arriva jusqu’à eux. Anne prit Arnold par la main et la lui serra violemment.

– Partez ! murmura-t-elle.

Elle s’élança vers la cheminée et souffla les bougies. Un nouvel éclair brilla dans l’obscurité, et Blanche en personne apparut sur le seuil.

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