11 Sir Patrick

La question fut matériellement tranchée avant qu’Anne eût le loisir de prendre une résolution. Elle était encore dans la même attitude, debout à la fenêtre, quand la porte du salon s’ouvrit et livra passage à sir Patrick, introduit par l’obséquieux Bishopriggs.

– Vous êtes le bienvenu, sir Patrick, dit celui-ci. Oui, monsieur, on a toujours du plaisir à vous voir.

Sir Patrick se retourna et regarda Bishopriggs comme il aurait regardé quelque insecte importun qui, chassé par la fenêtre, reviendrait à la charge par la porte.

– Quoi ! c’est encore vous, drôle ! Auriez-vous enfin réussi à vous faufiler dans quelque honnête emploi ?

Maître Bishopriggs se frotta joyeusement les mains et régla sa riposte sur l’attaque de son supérieur avec une rare promptitude.

– Vous avez toujours raison, sir Patrick ! Vous êtes dans le vrai en parlant de l’honnête emploi dans lequel je me suis faufilé ! Mon Dieu, comme vous vous portez bien !

Sir Patrick congédia d’un geste Bishopriggs et s’avança vers Anne.

– Je commets une indiscrétion, madame, qui, je le crois bien, devra paraître impardonnable à vos yeux, dit-il. Puis-je espérer que vous m’excuserez, quand je vous aurai fait connaître les motifs qui me font agir ?

Il parlait avec une scrupuleuse politesse. La connaissance qu’il avait acquise d’Anne était aussi légère que possible ; comme les autres hommes, il s’était senti attiré par sa grâce et sa distinction, dans les rares occasions où il avait approché la jeune fille, et c’était tout.

S’il eût appartenu à la génération présente, il n’aurait pas manqué de tomber dans le péché mignon de l’Angleterre contemporaine, c’est-à-dire la manie des allures théâtrales, et il aurait pris une pose de circonstance. On l’aurait vu affecter un respect chevaleresque ; il aurait abordé Anne Sylvestre avec une effusion de sympathie qu’il eût été bien loin d’éprouver véritablement.

Sir Patrick n’affecta rien de semblable.

Un des péchés mignons de son temps à lui, c’était de dissimuler ses bons sentiments, défaut bien moins dangereux que de faire montre de ses belles qualités, ainsi que cela se pratique aujourd’hui dans la vie publique et dans la vie privée en Angleterre. Si le baronnet en ce moment affectait quelque chose, c’était plutôt de se tenir sur la réserve et d’observer toutes les formes. Il montra vis-à-vis d’Anne sa politesse habituelle, et rien de plus.

– Je suis dans l’impossibilité absolue de m’expliquer les motifs qui vous amènent ici, monsieur, lui répondit-elle. Le domestique m’a dit que vous faisiez partie d’une compagnie de gentlemen qui viennent de passer devant l’auberge et qui ont continué leur chemin, vous seul excepté.

Elle se tenait sur la réserve à son tour.

Sir Patrick ne témoigna pas le plus léger embarras.

– Le domestique a dit vrai, répliqua-t-il. Je faisais partie de cette compagnie, et j’ai prié ces gentlemen de se rendre chez le gardien du rendez-vous de chasse sans moi. Ce point reconnu, puis-je compter recevoir de vous la permission de vous expliquer les motifs de ma visite ?

Dans la suspicion bien naturelle où elle le tenait, puisqu’il venait de Windygates, Anne répondit en quelques mots un peu secs et avec la même froideur.

– Si tel est votre désir, sir Patrick, expliquez-vous aussi brièvement que possible.

Sir Patrick salua. Il n’était pas le moins du monde offensé, et même, on doit l’avouer, au risque de lui faire perdre une partie de l’estime du lecteur, il était tout particulièrement amusé. Ayant la conscience de s’être honnêtement présenté à l’auberge dans l’intérêt d’Anne Sylvestre tout autant que dans celui des dames de Windygates, il trouvait extrêmement drôle de se voir tenu à distance par la jeune femme. Il éprouva la forte tentation d’obéir à son humeur originale dans l’accomplissement de sa mission. C’est pourquoi il tira gravement sa montre et s’assura de l’heure à une seconde près avant de reprendre la parole.

– J’ai à vous raconter un événement qui vous intéresse, madame, dit-il, et, de plus, à vous transmettre deux messages dont, je l’espère, vous me permettrez de m’acquitter. Le récit de l’événement demandera une minute. Quant aux deux messages, je promets de vous les exposer en deux minutes au plus. Total de la durée du temps que je demande : trois minutes.

Il avança une chaise pour Anne et attendit qu’elle l’eût invité, par un signe, à en prendre une lui-même.

– Nous commencerons par l’événement, reprit-il. Votre arrivée en ce lieu n’est pas un secret à Windygates. Vous avez été vue sur le sentier conduisant à Craig Fernie par une des servantes de la maison, et la conséquence naturelle qui en a été tirée, c’est que vous vous rendiez à l’auberge. Il est peut-être important pour vous de savoir cela, et c’est pourquoi j’ai cru nécessaire de vous en donner connaissance.

Il consulta de nouveau sa montre.

– Événement relaté, dit-il ; temps employé, une minute.

Mais il avait excité la curiosité d’Anne.

– Quelle est la femme qui m’a vue ? demanda-t-elle vivement.

Sir Patrick, sa montre à la main, se refusa tout net à prolonger l’entretien en répondant à des questions accessoires.

– Pardonnez-moi, répondit-il, j’ai pris l’engagement de ne pas abuser de vos moments pendant plus de trois minutes. Je n’ai pas le temps de m’occuper de cette femme. Avec votre aimable permission, je procéderai à l’exposé des messages.

Anne garda le silence, sir Patrick continua :

– Premier message : les compliments de lady Lundie à l’ex-institutrice de sa belle-fille, dont elle ne connaît pas le nom de dame. Lady Lundie regrette d’avoir à dire que sir Patrick, chef de la famille, a menacé de retourner à Édimbourg si elle ne consentait pas à se laisser guider par ses avis en ce qui concerne le parti à prendre au sujet de l’ex-institutrice. En conséquence, lady Lundie renonce à sa première intention qui était de se rendre à l’auberge de Craig Fernie, pour exprimer ses sentiments et faire son enquête en personne. Elle remet à sir Patrick le soin de dire sa pensée, se réservant toutefois le droit de prendre ses informations à la première occasion convenable qui lui sera fournie. Par l’intermédiaire de son beau-frère, elle informe donc l’ex-institutrice que toutes relations sont finies entre elles et qu’elle la prie de n’envoyer personne en référence auprès d’elle, si les événements futurs rendaient cette démarche nécessaire à miss Sylvestre. Message transmis textuellement. Exprimé la manière de voir de lady Lundie concernant votre départ subit de la maison. Temps employé : deux minutes.

Anne rougit, son orgueil se révolta.

– L’impertinence du message de lady Lundie est conforme à ce que je pouvais attendre, dit-elle. Je suis seulement surprise que sir Patrick se soit chargé de me le transmettre.

– Les motifs de sir Patrick se révéleront tout à l’heure, dit l’incorrigible vieux gentleman, je passe au second message : les plus tendres amitiés de Blanche. Elle meurt du désir de connaître le mari d’Anne et d’être informée du nom de dame que porte son amie ; elle éprouve une anxiété et des craintes indescriptibles au sujet d’Anne ; elle est impatiente, comme jamais elle ne l’a été, de faire atteler sa voiture et de se rendre au grand galop à l’auberge ; elle cède pourtant à l’impitoyable autorité de son tuteur, et remet aussi le soin d’exprimer ses sentiments à sir Patrick, qui est un tyran bien élevé, et qui ne peut pas avoir la moindre envie de briser le cœur des autres… Et, maintenant, sir Patrick va parler pour lui-même : il expose parallèlement la manière de voir de sa belle-sœur et celle de sa nièce à la dame à laquelle il a l’honneur de s’adresser pour le moment, et dont il s’abstient avec le plus grand soin de chercher à forcer la confiance. Il rappelle à cette dame que son influence à Windygates, avec quelque fermeté qu’il l’exerce, ne doit pas vraisemblablement toujours durer. Il la prie de considérer que l’antagonisme qui existe entre les sentiments de sa belle-sœur et de sa nièce ne peut amener que des résultats peu désirables pour la paix domestique, et il lui laisse à apprécier quel parti lui semblera le meilleur à prendre dans les circonstances présentes… Second message transmis textuellement. Temps employé : trois minutes. Un orage se présente. Une course d’un quart d’heure à faire à cheval pour atteindre le pavillon de chasse, madame, je vous souhaite le bonsoir.

Il salua plus bas que jamais, et, sans ajouter un mot, il partit tranquillement.

Le premier mouvement d’Anne, elle était bien excusable, la pauvre créature, fut tout de ressentiment.

– Merci à vous, sir Patrick ! dit-elle en regardant avec amertume la porte qui venait de se fermer. Vous avez beaucoup d’esprit. La sympathie de la société pour une femme malheureuse pouvait difficilement être exprimée d’une façon plus amusante !

Cette irritation passagère s’évanouit tout à coup. L’intelligence et le bon sens d’Anne lui firent voir les choses sous un jour plus vrai.

Elle reconnut dans le brusque départ de sir Patrick une bonne intention ; le gentleman avait voulu lui épargner le désagrément d’entrer dans des détails sur sa position à l’auberge. Il lui avait donné un avertissement amical, et fort délicatement, l’avait laissée libre de décider ce qu’elle pouvait faire pour l’aider lui-même à maintenir la tranquillité domestique à Windygates.

Elle s’approcha d’une table où se trouvait tout ce qu’il faut pour écrire.

– Je ne puis rien sur lady Lundie, pensait-elle ; mais j’ai plus d’influence que personne sur Blanche, et je puis prévenir le conflit que sir Patrick redoute si fort.

Elle écrivit :

Ma bien chère Blanche, j’ai vu sir Patrick, et il m’a transmis votre message. Je vous tranquilliserai l’esprit à mon sujet aussitôt que je le pourrai. Mais, avant toutes choses, laissez-moi vous supplier, et c’est la plus grande faveur que vous puissiez accorder à votre sœur et à votre amie, de ne pas engager de querelle à propos de moi avec lady Lundie. Surtout ne commettez pas l’imprudence, l’inutile imprudence de venir ici.

Elle s’arrêta. Le papier tremblait devant ses yeux.

« Ma chérie, pensa-t-elle, qui aurait pu prévoir que je pourrais jamais frémir et reculer à la pensée de vous voir ? »

Elle soupira lentement et continua sa lettre.

Le ciel s’était rapidement obscurci. Le vent soufflait de moins en moins bruyamment en passant sur le marécage ; il régnait dans toute la campagne un morne silence. C’est le signe précurseur le plus certain de l’orage.

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