5 Le plan

Elle lui prit la main ; elle avait un grand art de persuasion quand elle le voulait.

– Un mot, Geoffrey, avant que je n’en vienne aux choses sérieuses. Lady Lundie vous a invité à rester à Windygates. Acceptez-vous son invitation ou retournez-vous ce soir chez votre frère ?

– Je ne puis retourner ce soir chez mon frère. Ils ont mis un visiteur dans ma chambre, et me voilà obligé de rester ici. Mon frère a fait cela avec intention. Julius me vient en aide, quand je suis dans un trop grand embarras, mais il me malmène après. Il m’a envoyé ici, pour y remplir un devoir de famille. Quelqu’un devait se montrer poli envers lady Lundie, et c’est moi qui ai été sacrifié.

Elle releva ce dernier mot.

– Ne vous sacrifiez pas, dit-elle. Excusez-vous et dites que vous êtes obligé de retourner chez votre frère.

– Pourquoi ?

– Parce que nous devons quitter tous deux cette maison aujourd’hui même.

Il avait à faire une double objection : s’il ne restait pas chez lady Lundie, il échouerait dans la demande d’argent qu’il comptait faire à son frère ; s’il partait avec Anne, cette double fuite n’échapperait pas aux yeux du monde, et de méchants propos pourraient parvenir aux oreilles de son père.

– Si nous partons ensemble, dit-il, adieu à mes espérances d’avenir et aux vôtres.

– Je n’entends pas que nous partions ensemble, répliqua-t-elle, nous partirons au contraire séparément… et c’est moi qui m’en irai la première.

– Bon ! ce sera un joli haro sur vous, quand on s’apercevra de votre disparition.

– On doit danser après la partie de croquet terminée. Je ne danse pas, on ne s’apercevra donc pas de mon absence. J’aurai tout le temps et toutes les facilités pour regagner ma chambre. Je laisserai une lettre pour Lady Lundie et une lettre… (là, sa voix devint tremblante) et une lettre pour Blanche. Ne m’interrompez pas. J’ai pensé à tout. L’aveu que je ferai sera la vérité dans quelques heures si ce n’est pas la vérité dès à présent. Mes lettres diront que je suis secrètement mariée et appelée à l’improviste à aller rejoindre mon mari. Il y aura un grand scandale dans la maison, je le sais. Mais pas le moindre prétexte pour faire courir après moi, puisque je serai sous la protection de mon mari. Pour vous, rien à craindre. Votre secret ne peut être découvert et rien n’est plus facile que de détourner tout soupçon. Restez ici une heure seulement après mon départ, vous sauverez les apparences, et puis vous viendrez me rejoindre.

– Vous rejoindre ! fit Geoffrey. Où ?…

Elle rapprocha sa chaise et murmura à son oreille :

– Dans une petite auberge de la montagne, à 4 milles d’ici.

– Une auberge !

– Pourquoi non ?

– Une auberge est un lieu public.

Un mouvement d’impatience échappa encore à miss Sylvestre. Mais elle se contint.

– Le lieu dont je veux parler est le plus solitaire de tout le voisinage. Vous n’avez pas à y craindre les regards curieux. Je l’ai choisi précisément pour cette raison. Il est loin du chemin de fer, il est loin de la grande route, la maison est tenue par une honnête et respectable Écossaise.

– Les honnêtes et respectables Écossaises qui tiennent des auberges, fit observer Geoffrey, ne s’accommodent pas des jeunes dames voyageant seules… Elle ne vous recevra pas.

L’objection était bien trouvée, mais manqua le but. Une femme qui travaille pour arriver à un tel mariage est préparée à toutes les objections ; son désir suffit à les réfuter toutes.

– Puisque j’ai tout prévu, dit-elle, j’ai aussi prévu cela. Je dirai à la maîtresse de l’auberge que je fais un voyage de noces, que mon mari fait une excursion dans les montagnes voisines et vient à pied.

– Et est-il sûr qu’elle le croie ? dit Geoffrey.

– Elle le croira, si vous le voulez. Ne vous inquiétez pas de ce détail. Vous n’avez qu’à arriver et à demander votre femme : la vérité de mon histoire sera confirmée ! Elle peut se montrer la femme la plus soupçonneuse du monde, mais dès l’instant où l’on vous verra, vous ferez évanouir tous ses soupçons. Laissez-moi jouer mon rôle, qui est le plus difficile. Consentirez-vous à jouer le vôtre ?

Il était impossible de dire non. Elle avait habilement enlevé tout terrain solide sous les pieds de Geoffrey, qui cherchait vainement un point de résistance. Il ne lui restait plus qu’à dire oui.

– Je suppose que vous savez comment nous pourrons être mariés ? demanda-t-il ; quant à moi, je n’en sais rien.

– Vous le savez à merveille ! répliqua-t-elle. Vous savez que nous sommes en Écosse, et qu’il n’y a ici ni formalités, ni cérémonies, ni délais pour les mariages. Le plan que je vous ai proposé assure ma réception à l’auberge et rend facile et tout naturel que vous veniez m’y rejoindre quelque temps après. Le reste dépend de vous. Un homme et une femme qui désirent être mariés en Écosse n’ont qu’à déclarer d’abord qu’ils le sont. S’il plaît à la maîtresse de l’auberge de se fâcher après avoir été trompée, qu’est-ce que cela nous fait ? Nous aurons atteint notre but et, de plus, nous l’aurons atteint sans risques pour vous.

– Le but… répliqua Geoffrey, vous autres femmes, vous y allez tête baissée. Ne laissez pas un trop lourd fardeau sur mes épaules… Mais quand nous serons mariés, il faudra nous séparer, sans cela, comment notre mariage serait-il secret ?

– Vous partirez, vous retournerez chez votre frère, comme s’il n’était rien arrivé.

– Que deviendrez-vous ?

– J’irai à Londres.

– Et que ferez-vous à Londres ?

– Ne vous ai-je pas dit déjà que j’avais songé à tout ? Quand je serai arrivée à Londres, j’irai trouver une des vieilles amies de ma mère… une amie du temps où elle était artiste. Tout le monde dit que j’ai une voix qui n’a besoin que de culture, j’étudierai ! Je puis vivre et vivre honorablement, comme chanteuse de concert. J’ai économisé assez d’argent pour pourvoir à mes besoins, pendant mes études, et l’amie de ma mère me viendra en aide.

Ainsi, Anne s’engageait inconsciemment dans cette vie que sa mère avait menée avant elle. Elle choisissait la carrière de chanteuse, en dépit des recommandations de la morte ! Ainsi, et sous l’empire d’autres circonstances, le mariage irrégulier de la mère en Irlande allait être suivi du mariage irrégulier de la fille en Écosse !

Et, chose plus étrange encore, l’homme qu’elle épousait était le fils de celui qui avait découvert la nullité du mariage irlandais, le même qui avait fourni le moyen légal à l’aide duquel la mère avait perdu sa position dans le monde.

« Ma chère Anne est une seconde moi-même, avait dit la mourante, elle ne porte pas le nom de son père, elle porte le mien. Elle est Anne Sylvestre comme je l’étais moi-même ; finira-t-elle comme moi ? »

La réponse à ces cruelles paroles, les dernières échappées des lèvres glacées de la première Anne Sylvestre, la réponse était faite par le destin.

– Eh bien ! reprit Anne, avez-vous fini vos objections ?

Non, il en avait encore une à faire.

– Supposez que des gens se trouvent à l’auberge qui me connaissent ? dit-il. Supposez que, par eux, tout cela vienne aux oreilles de mon père ?

– Supposez que vous me poussiez à me donner la mort ! répliqua-t-elle. Votre père connaîtra la vérité dans ce cas, je vous le jure.

Il s’éloigna d’elle, mais elle le suivait. Au même instant, de grands applaudissements retentirent sur la pelouse. Quelqu’un avait réussi un coup brillant qui mettait fin à la partie. Blanche allait revenir. Il y avait tout lieu de s’attendre à ce que, le jeu étant terminé, lady Lundie se trouvât libre…

Anne résolut de brusquer les choses.

– Mr Geoffrey Delamayn, dit-elle, vous m’avez offert un mariage secret et j’y ai consenti… Êtes-vous, oui ou non, prêt à m’épouser, dans les conditions proposées par vous-même ?

– Accordez-moi un instant pour réfléchir.

– Pas un moment. Dites oui ou non.

Il ne put se décider à dire ce oui ; il eut recours à un équivalent. Ruse et faiblesse !

– Où est l’auberge ? demanda-t-il.

Elle passa son bras sous le sien et murmura :

– Prenez la route qui conduit au chemin de fer, puis le sentier qui traverse le marécage ; suivez le chemin tracé par les pas des moutons, jusqu’au haut de la montagne, la première maison que vous rencontrerez alors est l’auberge. Vous avez compris ?

Il inclina la tête d’un air sombre et tira de nouveau sa pipe de sa poche.

– N’y touchez pas, cette fois, dit-il, j’ai l’esprit bourrelé. Quand un homme a l’esprit bourrelé, il faut qu’il fume. Le nom de l’endroit ?

– Craig Fernie.

– Qui dois-je demander en me présentant ?

– Demandez votre femme.

– Supposez qu’on vous demande votre nom à votre arrivée.

– Si je suis obligée de me nommer, je dirai « Mrs » au lieu de « miss » Sylvestre, mais je ferai tout mon possible pour éviter de donner un nom. Quant à vous, vous éviterez toute erreur en vous contentant de demander votre femme. Y a-t-il encore quelque chose que vous ayez besoin de savoir ?

– Oui.

– Vite alors. Qu’est-ce ?

– Comment saurai-je que vous êtes partie d’ici ?

– Si vous n’entendez pas parler de moi dans la demi-heure qui suivra ce moment où nous allons nous quitter, vous pourrez être sûr que je suis partie. Chut !

Un bruit de voix se faisait entendre au pied des marches ; ces voix étaient celles de lady Lundie et de sir Patrick.

Anne montra la porte pratiquée dans le mur.

Elle venait de la refermer sur Geoffrey, quand lady Lundie et sir Patrick parurent à l’entrée de la serre.

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