6 Le prétendu

Lady Lundie montra la porte d’un geste et s’adressa à sir Patrick de façon à n’être entendue que de lui :

– Voyez ! dit-elle, miss Sylvestre vient de faire partir quelqu’un.

Sir Patrick, avec intention, regarda du mauvais côté et naturellement il ne vit rien.

Lady Lundie s’avança. Une haine soupçonneuse envers l’institutrice se lisait dans chaque ligne de son visage, et ses soupçons incrédules sur le prétendu malaise de celle-ci se trahissaient dans chaque inflexion de sa voix.

– Puis-je m’informer, miss Sylvestre, dit-elle, si vos souffrances sont soulagées ?

– Je ne suis pas mieux, lady Lundie.

– Je vous demande pardon ?

– J’ai dit que je n’étais pas mieux.

– Vous paraissez en état de rester debout. Quand je suis malade, je ne suis pas si heureuse. Je suis obligée de me mettre au lit.

– J’imiterai votre exemple, lady Lundie. Si vous voulez bien être assez bonne pour m’excuser, je vous quitterai et je monterai à ma chambre pour me mettre au lit, comme vous.

Elle n’en put dire davantage. Ce long et cruel entretien avec Geoffrey l’avait brisée ; il ne lui restait plus le courage de résister aux petites méchancetés de cette femme, après avoir supporté, comme elle l’avait fait, la brutale indifférence de cet homme. Un moment de plus et la souffrance nerveuse qu’elle contenait se serait fait jour par une explosion de larmes.

Elle n’attendit point la réponse de lady Lundie et, sans savoir si ses excuses étaient agréées, elle quitta la serre.

Les magnifiques yeux noirs de lady Lundie s’agrandirent et brillèrent de leur feu le plus vif. Elle en appela à sir Patrick, qui, commodément appuyé sur sa canne d’ivoire, regardait au-dehors les personnes réunies sur la pelouse, et conservait l’attitude de la plus parfaite innocence.

– Après ce que je vous ai déjà dit, sir Patrick, de la conduite de miss Sylvestre, puis-je vous demander si vous ne trouvez pas ce procédé tout à fait extraordinaire ?

Le vieux gentleman fit encore une fois jouer le ressort de sa canne et répondit sur le ton galant de la vieille école.

– Je ne connais pas de procédé extraordinaire, lady Lundie, de la part de votre aimable sexe.

Il salua, huma sa prise, puis d’un geste gracieux il secoua les grains de tabac qui s’étaient attachés à son index et à son pouce, retourna son regard vers la pelouse et s’absorba plus que jamais dans la contemplation des ébats joyeux de ses jeunes amis.

Lady Lundie, au contraire, tenait ferme sur le terrain qu’elle avait choisi, bien déterminée à forcer son beau-frère à exprimer son opinion. Avant qu’elle eût pu reprendre la parole, Blanche et Arnold apparurent ensemble au pied des marches de la serre.

– Et quand la danse commence-t-elle ? demanda sir Patrick, en s’avançant à leur rencontre, comme s’il prenait le plus vif intérêt à cette nouvelle réjouissance.

– C’est précisément ce que je venais demander à maman, dit Blanche. Est-elle ici avec Anne, et Anne va-t-elle mieux ?

Lady Lundie s’avança, se chargeant de répondre elle-même à ces questions.

– Miss Sylvestre s’est retirée dans sa chambre. Miss Sylvestre persiste à se dire malade. Avez-vous remarqué, sir Patrick, que ces sortes de personnes, à demi bien élevées, sont presque invariablement impolies quand elles sont malades.

Le joli visage de Blanche se colora vivement.

– Si vous pensez qu’Anne est une personne à demi bien élevée, lady Lundie, vous serez seule de votre avis. Mon oncle ne se rangera pas à votre opinion, j’en suis bien sûre.

L’intérêt que prenait sir Patrick au premier quadrille devint presque pénible à voir.

– Dites-moi, ma chère, je vous prie, quand la danse va-t-elle commencer ?

– Le plus tôt sera le mieux, dit lady Lundie. Il faut danser avant que Blanche n’ait trouvé l’occasion d’une nouvelle querelle avec moi, au sujet de miss Sylvestre.

Blanche regarda son oncle.

– Commencez !… commencez !… ne perdez pas de temps ! s’écria l’ardent sir Patrick, en montrant du bout de sa canne le chemin de la maison.

– Certainement, cher oncle ! Tout pour vous être agréable.

Après ce trait lancé en partant à sa belle-mère, Blanche s’éloigna. Arnold, qui avait attendu à distance, en bas des marches, implora sir Patrick du regard.

Le train qu’il devait prendre pour se rendre à la propriété dont il venait d’hériter partait dans moins d’une heure, et il ne s’était pas encore présenté au tuteur de Blanche dans son nouveau caractère de prétendant à la main de sa pupille ! Mais l’indifférence de sir Patrick pour ses devoirs de famille, qu’il s’agît de ceux qu’il aimait ou de ceux qu’il n’aimait pas, restait parfaitement indomptable.

Le baronnet restait là debout, appuyé sur sa canne, chantonnant tout bas un vieil air écossais et, près de lui, restait également lady Lundie, résolue à ne pas le quitter avant d’avoir réussi à lui faire voir l’institutrice comme ses yeux à elle la voyaient, à la lui faire juger, comme sa droite raison la jugeait.

Elle revint donc à la charge, en dépit de l’affectation de sir Patrick à continuer sa petite chanson, en dépit de la présence d’Arnold et de son impatience.

Les ennemis de Milady disaient :

– Il n’y a pas à s’étonner que le pauvre sir Thomas soit mort si vite après son mariage !

Malheureusement, nos ennemis ont quelquefois raison.

– Je dois vous rappeler encore une fois, sir Patrick, que j’ai de fortes raisons de douter que miss Sylvestre soit une compagne convenable pour Blanche. Notre institutrice a quelque chose dans la tête. Ce sont des accès de larmes quand elle est seule. Elle reste debout et se promène dans sa chambre aux heures où elle devrait être couchée et dormir. Elle met elle-même ses lettres à la poste et… tout récemment, elle a été excessivement insolente avec moi. Il y a quelque chose dans tout cela qui n’est pas naturel. Il faut que je prenne un parti à son égard… et les plus simples convenances veulent que je n’agisse qu’avec votre assentiment, puisque vous êtes le chef de la famille.

– Lady Lundie, j’abdique mes droits en votre faveur.

– Sir Patrick, permettez-moi de vous faire observer que je parle sérieusement… J’attends une réponse sérieuse.

– Ma chère dame, demandez-moi tout ce que vous voudrez, et je suis entièrement à votre service ; mais pour une réponse sérieuse, je n’en ai pas fait depuis que j’ai dit adieu aux affaires et quitté le barreau écossais. À mon âge, rien n’est sérieux que l’indigestion. Je dis avec le philosophe : « La vie est une comédie pour celui qui pense. »

Il prit en même temps la main de sa belle-sœur et la baisa.

– Chère lady Lundie, vous êtes trop sensible !

Lady Lundie, qui de sa vie n’avait été sensible, et qui le savait bien, pensa que son beau-frère se moquait d’elle. Elle était offensée et le fit voir clairement.

– Quand je vous ai appelé, sir Patrick, à juger la conduite de miss Sylvestre, reprit-elle, je me serais bien mal exprimée sans doute, sans quoi vous auriez bien compris que vous deviez considérer mes inquiétudes comme n’étant pas du tout plaisantes.

Sur ces mots, elle sortit de la serre et favorisa ainsi les intérêts d’Arnold, en rendant enfin la liberté au tuteur de Blanche.

L’occasion était excellente. Les hôtes étaient rentrés dans la maison, il n’y avait pas à craindre d’être interrompu. Arnold entra. Sir Patrick, qui n’avait en aucune façon troublé la sortie de lady Lundie, prit un siège sans remarquer son jeune ami, tout en s’adressant à lui-même une question reposant sur une profonde étude du sexe féminin.

« Y a-t-il jamais eu une femme en querelle avec une autre femme, pensa le vieux gentleman, qui n’ait senti le besoin d’y mêler un homme ? »

Arnold avança d’un pas.

– J’espère n’être pas importun, sir Patrick ?

– Importun ! certainement non ! Miséricorde, comme ce garçon a l’air sérieux ! Êtes-vous aussi sur le point d’en appeler à moi comme au chef de la famille ?

C’était justement ce qu’Arnold voulait faire. Mais il comprit que s’il le faisait trop vite, sir Patrick, par quelque raison nouvellement survenue, se refuserait à l’écouter. Il répondit prudemment :

– Je vous ai demandé la permission de vous consulter sur mon avenir, et vous m’avez répondu que vous m’en donneriez l’occasion avant mon départ de Windygates.

– Oui ! oui ! c’est positif ; je me le rappelle. Nous étions tous deux engagés dans la sérieuse affaire du croquet, et il y avait doute sur lequel de nous deux s’en tirerait le plus maladroitement. Eh bien ! voici l’occasion trouvée. Je suis là ; et toute mon expérience du monde est à votre service. J’ai seulement un avertissement à vous donner. N’en appelez pas à moi en qualité de chef de la famille ; j’ai abdiqué entre les mains de lady Lundie.

Il parlait comme d’habitude, moitié sur le ton plaisant, moitié sur le ton sérieux. Le rictus creusé par son humeur sarcastique grimaçait au coin de ses lèvres. Arnold était fort embarrassé pour savoir comment aborder, avec sir Patrick, ce qui regardait sa nièce, sans lui rappeler ses responsabilités domestiques, et surtout sans attirer sur lui les traits railleurs du baronnet. Dans cette position difficile, il commit une maladresse dès le début ; il hésita.

– Ne vous pressez pas, dit Sir Patrick, rassemblez vos idées… Je puis attendre !

Arnold, en effet, rassemblait ses idées et commit une seconde maladresse ! Il se détermina à tâter prudemment le terrain avant de commencer. Dans les circonstances présentes, et avec un homme comme celui auquel il avait affaire, c’était peut-être le plus mauvais parti qu’il pût prendre. La souris essayait de jouer avec le chat.

– Vous avez été très bon, monsieur, en m’offrant de me faire bénéficier de votre expérience, dit-il. J’éprouve le besoin de vous demander un conseil.

– Ne pouvez-vous pas prendre cette consultation assis près de moi ? dit sir Patrick. Prenez une chaise.

L’œil vif de sir Patrick suivait Arnold avec une expression de joie malicieuse.

« Il n’a pas besoin de mon avis ! se disait-il. Il ne veut point de mes conseils. Le jeune menteur, ce qu’il veut c’est ma nièce. »

Arnold s’assit sous le regard menaçant de sir Patrick, avec la conscience qu’il ne quitterait pas cette chaise sans avoir eu à souffrir de la langue du baronnet.

– Je ne suis qu’un jeune homme, balbutia-t-il, et je commence une vie nouvelle…

– Votre chaise a-t-elle un défaut ? demanda sir Patrick, prenez-en une autre, ne fût-ce que pour commencer confortablement cette vie nouvelle dont vous me parlez.

– Monsieur, voudriez-vous…

– Si je voulais ?…

– Voudriez-vous me donner ce conseil ?…

– Mon bon ami, j’attends le moment de vous le donner. Mais je suis sûr que vous êtes mal sur cette chaise, pourquoi vous obstiner à la garder ?

– Je vous en prie, Sir Patrick… vous me faites perdre le fil de mes idées. Je voudrais, en somme… peut-être, est-ce une question bien délicate.

– Je ne puis pas en juger avant de la connaître, fit observer sir Patrick. Néanmoins, admettons, pour vous plaire, qu’elle soit délicate. Disons que c’est une question difficile, la plus difficile que, depuis le commencement du monde, un être humain ait jamais posée à l’un de ses semblables.

– Voilà ce que c’est ! s’écria Arnold en désespoir de cause, je veux me marier !

– Ce n’est pas là une question, objecta Sir Patrick, c’est une assertion. Vous dites : je veux me marier. Je réponds : c’est parfait ! Et tout est fini par là !

Arnold commençait à éprouver le vertige.

– Me conseilleriez-vous de me marier, monsieur ? dit-il d’un ton lamentable. Voilà ce que je veux dire.

– Bon ! c’est là l’objet du présent entretien, n’est-ce pas ? Vous me demandez si je vous conseille de vous marier ?

Maintenant que la souris était prise, le chat levait un peu la patte pour laisser respirer la malheureuse bête.

Sir Patrick ne donna plus aucun signe d’impatience. Ses manières devinrent aussi aimables et aussi confidentielles que possible.

– Si je vous conseille de vous marier, me demandez-vous ? répéta-t-il. Deux voies sont ouvertes devant nous, Arnold, pour traiter cette question. Nous pouvons la traiter brièvement ou nous pouvons entrer dans de grands développements. Pour moi, j’aimerais mieux la brièveté : quel est votre avis ?

– Mon avis est le vôtre, sir Patrick.

– Très bien. Puis-je faire une enquête sur votre vie passée ?

– Certainement !

– Encore mieux ! Quand vous étiez au service de la marine marchande, avez-vous eu l’occasion d’acquérir quelque expérience dans l’achat des marchandises à terre ?

Arnold ouvrit de grands yeux. S’il existait un rapport quelconque entre cette question et le sujet qu’il avait mis sur le tapis, ce rapport lui échappait. Il répondit avec un étonnement mal dissimulé.

– J’ai eu l’occasion d’acquérir cette expérience.

– J’arrive au fait, poursuivit sir Patrick ; cessez de paraître étonné ! Que pensiez-vous de votre sucre en poudre quand vous l’avez acheté chez l’épicier ?

– Ce que je pensais ? répéta Arnold, mais je pensais que c’était du sucre en poudre !

– Mariez-vous donc sans hésiter, s’écria sir Patrick. Vous êtes du petit nombre des hommes qui peuvent tenter cette expérience avec une pleine chance de succès.

L’étrangeté de cette réponse terrassa le jeune marin et lui coupa la respiration. Il y avait quelque chose d’une machine électrique dans les façons de parler de son vénérable ami.

– Me comprenez-vous ? reprit sir Patrick.

– Non, monsieur ; je ne comprends pas ce que le sucre en poudre vient faire ici.

– Je vais vous le faire comprendre, dit sir Patrick en croisant ses jambes, et en s’installant commodément pour pouvoir parler plus à son aise. Vous entrez dans la boutique de l’épicier, vous y achetez du sucre en poudre, vous l’emportez, bien convaincu que c’est cela, et il se trouve que c’est une autre sorte de marchandise, un composé de matières adultérées, mélangées ensemble pour figurer le sucre. Vous fermez les yeux sur cette maladresse, vous avalez votre sucre falsifié, et vous vous arrangez enfin comme vous pouvez. Me suivez-vous ?

Arnold le suivait et le croyait bien un peu fou.

– De même, poursuivit sir Patrick, vous allez à la boutique des mariages et vous y prenez une femme. Vous la prenez, parce qu’elle a de beaux cheveux d’un blond doré, un teint exquis, un embonpoint parfait, et la taille dans un juste rapport avec cet embonpoint. Vous l’emmenez chez vous, et vous découvrez que c’est encore une fois la vieille histoire de votre sucre. Votre femme est un article falsifié. Ses beaux cheveux d’un blond doré sont teints, sa blancheur exquise est due à la poudre de riz, son embonpoint est du coton, et trois pouces de sa taille sont dans les talons des bottines de son cordonnier. Fermez les yeux. Alors, avalez votre femme falsifiée comme vous avez avalé votre sucre. Mon cher ami, vous êtes du petit nombre des hommes qui peuvent tâter l’expérience du mariage avec une chance de succès.

Sur ce, il décroisa ses jambes et regarda Arnold bien en face. Arnold commençait à saisir le sens de cette leçon bouffonne. Il vit bien qu’il n’arriverait pas à circonvenir sir Patrick, et il se décida, quoi qu’il en pût arriver, à aborder son sujet en face.

– Tout cela peut être parfaitement vrai de certaines jeunes femmes, monsieur, dit-il ; mais j’en connais une que vous connaissez aussi bien que moi, puisqu’elle est de votre famille, et qui ne mérite pas ce que vous dites des autres personnes de son sexe.

C’était arriver au fait. À la bonne heure ! Sir Patrick montra bien qu’il ne désapprouvait pas la franchise d’Arnold, en répondant cette fois sans figures.

– Cette femme phénomène est ma nièce ? demanda-t-il.

– Oui, sir Patrick.

– Puis-je vous demander comment vous savez que ma nièce n’est pas un article falsifié, au même titre que les autres ?

L’indignation d’Arnold rompit les derniers liens qui enchaînaient sa timidité, et cette indignation généreuse fit explosion en trois mots qui en disaient autant que trois volumes des cabinets de lecture du royaume.

– Je l’aime !

Sir Patrick se renversa sur le dossier de sa chaise, étendant ses jambes de toute leur longueur.

– C’est la réponse la plus sincère que j’aie entendue de ma vie, dit-il.

– Je parle sérieusement, dit Arnold, indifférent à toute autre considération que le but unique qu’il poursuivait. Mettez-moi à l’épreuve !…

– Oh ! très bien ! L’épreuve est facile à faire.

Sir Patrick regardait Arnold, et le feu de son indomptable malice brillait encore dans ses yeux et dans le pli railleur de ses lèvres.

– Ma nièce a un beau teint… Croyez-vous à ce teint-là ?

– Il y a un beau ciel au-dessus de nos têtes, répondit Arnold, je crois au ciel.

– Bon !… répliqua sir Patrick. On dirait que vous n’avez jamais été surpris par une averse. Ma nièce a une quantité de cheveux. Êtes-vous convaincu qu’ils ont tous poussé sur sa tête ?

– Je défie toute autre femme d’en montrer de semblables.

– Mon cher Arnold, vous vous trompez grandement. Vous ne connaissez point les ressources de ce commerce des cheveux. À votre premier voyage à Londres, regardez les vitrines des boutiques. Mais que pensez-vous de l’ensemble de la personne de ma nièce ?

– Monsieur, tout homme ayant des yeux peut voir que sa personne est la plus gracieuse qui soit au monde.

– C’est bien parler, mon brave garçon ! Mais les personnes à tournure gracieuse sont la chose la plus commune. On peut estimer qu’il y a ici une quarantaine de dames. Chacune d’elles a une charmante tournure. Il y a des degrés sans doute. Quand vous rencontrerez des séductions particulières, vous pourrez être sûr que cette diablerie vient tout droit de Paris. Mais de quel air étonné vous me regardez ! Quand je vous demandais ce que vous pensiez de l’ensemble de la personne de ma nièce, je voulais dire ceci : qu’est-ce qui vient de la nature ? qu’est-ce qui vient de la boutique du marchand ? Je n’en sais rien, remarquez-le… et vous ?

– Je jurerais que tout jusqu’à la plus petite parcelle…

– Vient de chez le marchand ?

– Eh ! non, monsieur, de la nature !

Sir Patrick se leva. Son humeur railleuse était à la fin réduite au silence.

« Si j’ai jamais un fils, pensa-t-il, ce fils ira à la mer. »

Il prit le bras d’Arnold, ce qui était comme un préliminaire de sa bonne intention de mettre un terme à l’état d’incertitude cruelle où il le voyait.

– Si je puis être sérieux en quelque chose, reprit-il, je vais essayer de l’être avec vous. Je suis convaincu de la sincérité de votre attachement pour Blanche, et tout ce que je sais de vous est en votre faveur. Votre naissance, votre position sont en dehors de toute discussion. Si vous avez le consentement de ma nièce, vous avez le mien.

Arnold essaya d’exprimer sa gratitude ; sir Patrick, sans vouloir l’entendre, continua :

– Mais rappelez-vous ceci pour l’avenir. Quand vous aurez quelque chose à me demander qui dépendra de moi, demandez-le clairement ; n’essayez pas de m’envelopper, et je vous promets de ne pas me faire un jeu de vous échapper à mon tour. Voilà qui est bien entendu. Maintenant, parlons de votre voyage dans vos propriétés. La propriété a ses devoirs, maître Arnold, aussi bien que ses droits. Le temps approche à grands pas où ces droits seront discutés si ces devoirs ne sont pas accomplis. J’ai un motif nouveau pour prendre intérêt à vous, et j’entends que vous fassiez votre devoir. Il est arrêté que vous quittez Windygates aujourd’hui ; tout est-il arrangé pour votre départ ?

– Oui, sir Patrick. Lady Lundie a eu la bonté d’ordonner qu’un phaéton me conduise à la station pour le premier train.

– Quand devez-vous être prêt ?

Arnold regarda sa montre.

– Dans un quart d’heure.

– Très bien. Soyez là. Attendez un instant. Vous aurez tout le temps de parler à Blanche quand j’en aurai fini avec vous. Vous ne me paraissez pas suffisamment impatient de voir votre propriété.

– Je ne suis nullement impatient de quitter Blanche, monsieur, voilà la vérité.

– Ne songez pas à Blanche. Blanche n’a rien de commun avec les affaires. J’ai entendu dire qu’il vous était échu en partage l’une des plus belles résidences de cette partie de l’Écosse. Combien de temps allez-vous y rester ?

– Il est entendu, comme je vous l’ai déjà dit, que je dois être de retour à Windygates après-demain.

– Comment ! voilà un homme qu’un palais attend pour le recevoir et il n’y restera qu’un jour !

– Je n’y vais pas pour y séjourner du tout, sir Patrick… C’est l’intendant surtout que je veux voir. Je suis attendu demain pour un dîner donné à mes fermiers ; quand ce dîner aura eu lieu, rien au monde ne pourra m’empêcher de revenir. L’intendant m’a écrit lui-même, dans sa dernière lettre, que rien ne m’en empêcherait.

– Oh ! si l’intendant vous l’a écrit, il n’y a plus un mot à dire.

– Ne faites pas d’opposition à mon retour, je vous en prie, sir Patrick ! Je vous promets de vivre dans ma nouvelle demeure quand je pourrai y conduire Blanche avec moi. Si vous le permettez, j’irai à l’instant lui dire que tout ce qui m’appartient est à elle aussi bien qu’à moi-même.

– Doucement !… doucement !… vous parlez comme si, déjà, vous étiez marié.

– C’est comme si c’était fait, monsieur…

Arnold fut interrompu par l’ombre d’une tierce personne qui se projeta sur un espace éclairé par le soleil, au sommet de l’escalier. Un moment après, l’ombre fut suivie par un corps, sous la forme d’un groom revêtu de sa livrée de cheval. Cet homme était complètement étranger à la maison. Il porta la main à son chapeau en voyant les deux gentlemen dans la serre.

– Que demandez-vous ? dit sir Patrick.

– Pardon, monsieur, j’étais envoyé par mon maître…

– Qui est votre maître ?

– L’Honorable Mr Delamayn, monsieur.

– Voulez-vous parler de Mr Geoffrey Delamayn ? demanda Arnold.

– Non, monsieur. Du frère de Mr Geoffrey… de Mr Julius. Je suis parti à cheval de la maison avec un message de mon maître pour Mr Geoffrey.

– N’avez-vous pas pu le trouver ?

– On m’a dit qu’il était dans ces environs ; mais je suis étranger ici et je me suis égaré.

Il s’arrêta et tira une carte de sa poche.

– Mon maître m’a dit qu’il était très important de lui remettre cette carte immédiatement. Seriez-vous assez bon, messieurs, pour me dire si vous savez où est Mr Geoffrey ?

Arnold se retourna du côté de sir Patrick.

– Je ne l’ai pas vu… et vous ?

– Je l’ai senti, répondit sir Patrick, depuis le moment où je suis entré dans cette serre. Il y a ici une détestable odeur de tabac dans l’air qui rappelle, désagréablement, à mon esprit, le voisinage de votre ami Mr Delamayn.

– Si vous êtes dans le vrai, sir Patrick, dit Arnold en riant, nous allons le trouver à l’instant même.

Il regarda tout autour de lui et cria :

– Geoffrey !

Une voix partant du jardin des roses répondit.

Geoffrey s’avança, l’air de mauvaise humeur, sa pipe à la bouche et les mains dans ses poches.

– Qui me demande ?

– Un domestique de votre frère.

Cette réponse parut secouer la torpeur de l’athlète. Geoffrey se dirigea d’un pas plus vif vers la serre, et s’adressant au groom, l’inquiétude peinte sur le visage, il s’écria :

– Par Jupiter ! Ratcatcher a eu une rechute.

Sir Patrick et Arnold se regardèrent avec étonnement.

– Le meilleur cheval des écuries de mon frère ! reprit Geoffrey, leur donnant ses explications tout d’une haleine. J’ai laissé des instructions écrites au cocher. J’ai mesuré ses médecines pour trois jours. Je l’ai saigné, ajouta-t-il d’une voix brisée par l’émotion, je l’ai saigné moi-même hier au soir.

– Je vous demande pardon, monsieur, murmura le groom.

– À quoi bon me demander pardon ? Vous êtes un tas d’imbéciles. Où est votre cheval ? Je vais le monter, retourner à la maison, et rompre les os au cocher ! Où est votre cheval ?

– Sous votre bon plaisir, monsieur, il ne s’agit pas de Ratcatcher… Ratcatcher est très bien.

– Ratcatcher est très bien ? De quoi s’agit-il alors ?

– C’est un message, monsieur.

– Au sujet de quoi et de qui ?

– Au sujet de Mylord.

– Oh ! mon père ?

Il tira son mouchoir et le passa sur son front de l’air d’un homme soulagé d’une cruelle angoisse.

– Je pensais qu’il s’agissait de Ratcatcher, reprit-il en regardant Arnold avec un sourire.

Il remit sa pipe à sa bouche et même la ralluma.

– Eh bien, continua-t-il, quand la pipe fonctionna régulièrement, et cette fois sa voix était parfaitement calme, qu’y a-t-il au sujet de mon père ?

– Un télégramme arrivé de Londres ; de mauvaises nouvelles de Mylord.

Le groom tendit la carte de son maître.

Geoffrey y lut ces mots de la main de son frère :

Je n’ai que le temps de vous écrire ces quelques mots sur cette carte. Notre père est dangereusement malade. Son homme de loi a été appelé auprès de lui. Venez avec moi à Londres par le premier train. Nous nous rencontrerons au point de jonction des deux lignes.

Sans un mot adressé à l’une des trois personnes qui l’observaient en silence, Geoffrey regarda sa montre. Anne lui avait dit d’attendre une demi-heure, et de la considérer comme partie s’il n’avait pas entendu parler d’elle. Le temps était passé, et aucune nouvelle d’Anne, de quelque sorte que ce fût, ne lui était arrivée.

Sa fuite de la maison s’était donc accomplie sans obstacle. Anne Sylvestre était, en ce moment, en route pour l’auberge de la montagne.

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