20 À toucher du doigt

Depuis un moment, le chirurgien avait interrompu sa sérieuse investigation du visage de Geoffrey et donné toute son attention à la dispute, de l’air d’un homme qui a terminé la tâche qu’il s’était imposée. Comme les derniers mots tombaient des lèvres de l’orateur, il s’interposa si vivement et si habilement entre Geoffrey et sir Patrick que Geoffrey en demeura muet de surprise.

– Il manque un argument pour rendre complète la démonstration de sir Patrick, dit-il ; je pense pouvoir y suppléer à l’aide de mon expérience professionnelle. Auparavant, Mr Delamayn voudra peut-être bien m’excuser si je lui donne le conseil de se maîtriser davantage.

– Allez-vous aussi me disséquer ? s’écria Geoffrey.

– Je vous conseille de rester maître de vous, rien de plus. Il y a un grand nombre d’hommes qui peuvent s’abandonner à la colère, sans qu’il en résulte aucun mal pour eux. Vous n’êtes pas de ce nombre.

– Que voulez-vous dire ?

– Je ne pense pas, Mr Delamayn, que l’état de votre santé soit aussi satisfaisant que vous êtes disposé à le croire vous-même.

Geoffrey se retourna du côté de ses admirateurs et de ses adhérents, en poussant un grand éclat de rire. Les admirateurs et les adhérents lui firent naturellement écho. Arnold et Blanche échangèrent entre eux un sourire. Sir Patrick lui-même parut avoir de la peine à croire au témoignage de ses oreilles.

Ils croyaient tous voir l’Hercule moderne, qui justifiait ses qualités d’Hercule de toutes les façons herculéennes possibles, et un homme qu’il aurait tué d’un coup de poing venait lui dire sérieusement qu’il n’était pas en bonne santé !

– Vous êtes un singulier personnage ! dit Geoffrey, moitié en plaisantant, moitié en colère. Quelle est ma maladie ?

– Je me suis permis de vous donner un avis que je crois nécessaire, répondit le chirurgien. L’état de votre santé pourra être autre chose à examiner, dans quelque temps d’ici. En attendant, je serais bien aise de contrôler l’impression qui m’est restée sur vous. Consentiriez-vous à répondre à une question, sans importance particulière, qui ne concernerait que vous ?

– Posez d’abord la question.

– J’ai remarqué une étrangeté dans votre manière d’être pendant que sir Patrick parlait. Vous êtes aussi intéressé qu’aucun des gentlemen qui vous entourent à contester les opinions émises par le baronnet. Je ne comprends pas que vous soyez resté assis en silence, laissant aux autres le soin de soutenir la discussion… jusqu’au moment où sir Patrick a dit une chose qui a semblé vous irriter… N’aviez-vous dans l’esprit, jusqu’à ce moment, aucune réponse toute prête ?

– J’avais dans l’esprit d’aussi bonnes raisons que toutes celles qui ont été données contre moi.

– Et pourtant, vous ne les avez pas dites ?

– Non, je ne les ai pas dites.

– Peut-être sentiez-vous, quelque bonnes que fussent les objections que vous aviez à faire, qu’elles ne valaient pas la peine d’être traduites en langage courant ? En résumé, vous avez laissé vos amis répondre pour vous, plutôt que de faire un effort pour répondre vous-même.

Geoffrey regarda son conseiller médical avec une soudaine curiosité et beaucoup de méfiance.

– Dites-moi, demanda-t-il, comment arrivez-vous à connaître ce qui se passe dans mon esprit, sans que j’aie parlé ?

– Ma profession m’oblige à découvrir ce qui se passe dans les corps et, pour y arriver, il est quelquefois nécessaire que je découvre ce qui se passe dans les esprits. Si j’ai bien interprété ce qui s’agitait dans le vôtre, je n’ai plus besoin d’insister. Vous m’avez déjà répondu.

Il se tourna du côté de sir Patrick.

– Je vois un côté du sujet, dit-il, que vous n’avez pas encore abordé. Il y a, contre la rage actuelle pour les exercices de toutes sortes, une objection physique tout aussi forte, dans son genre, que les objections morales. Vous avez fait voir les conséquences qu’elle peut avoir sur l’esprit. Je puis établir ses conséquences funestes sur le corps.

– D’après votre propre expérience ?

– D’après ma propre expérience, je puis vous dire comme médecin que beaucoup d’entre les jeunes gens qui se soumettent à de violents exercices athlétiques pour prouver leur force et leur résistance à la fatigue, courent un risque sérieux de ruiner leur santé. Le public qui suit les courses en canot, les courses à pied, ne voit que les résultats heureux de l’éducation musculaire. Les pères et les mères ne tardent pas à en voir les inconvénients chez eux. Bien des familles en Angleterre, sir Patrick, ont à maudire les exercices physiques, si populaires de nos jours, et leur doivent de jeunes hommes brisés et des invalides avant l’âge.

– Vous entendez cela ? dit sir Patrick à Geoffrey.

Celui-ci remua la tête d’un air insouciant ; son irritation avait eu le temps de passer, la stupide indifférence était de nouveau son maître. Il avait repris sa chaise et s’était assis les jambes allongées, considérant les rosaces du tapis.

« Qu’est-ce que cela me fait ? » se disait-il.

Et l’on voyait bien qu’en effet il ne s’en embarrassait guère. Le chirurgien continua :

– Je ne vois aucun remède à cet état de choses, dit-il, tant que le sentiment public restera le même. Un beau jeune homme, respirant la santé, pourvu d’un superbe développement musculaire, aspire, et c’est assez naturel, à se distinguer comme les autres. Les professeurs de gymnastique de son collège s’emparent de lui, c’est encore assez naturel. Ont-ils eu tort ou raison ? C’est ce qu’ils ne sauraient dire eux-mêmes, jusqu’à ce que l’épreuve ait été faite ; mais alors le mal parfois est irréparablement accompli. Combien en existe-t-il parmi eux, qui soient instruits de cette importante vérité physiologique, que la puissance musculaire d’un homme n’est pas une bonne garantie de sa puissance de vitalité ? Combien peu savent que nous avons, comme l’a dit un grand écrivain français, deux vies en nous : la vie à la surface, celle des muscles, et la vie intérieure, celle du cœur, des poumons et du cerveau ? Et même s’ils le savaient, s’ils étaient assistés d’un médecin, il est excessivement douteux, dans la plupart des cas, que d’une investigation préalable, il résulte une appréciation sûre de la puissance vitale dont un homme a besoin pour supporter de si rudes combats. Adressez-vous à n’importe lequel de mes confrères et il vous dira, d’après sa propre expérience, que je n’exagère en rien le mal sérieux, les déplorables et dangereux effets d’une si grande dépense de vigueur. J’ai un malade, en ce moment ; c’est un jeune homme de vingt ans et il possède un des plus beaux développements musculaires que j’aie vus de ma vie. Si ce jeune homme m’avait consulté avant de suivre l’exemple de ses amis, je ne puis dire honnêtement que j’aurais pu l’avertir. Après avoir passé par une période d’entraînements musculaires, après avoir accompli un certain nombre d’exploits de force, on l’a vu s’évanouir soudain, un jour, au grand étonnement de sa famille. Je fus appelé. J’ai observé ce cas étrange. Il vivra probablement, mais il ne recouvrera jamais la santé. Je suis obligé de prendre, avec ce jeune homme de vingt ans, les précautions qu’il me faudrait prendre avec un vieillard de quatre-vingts ans. Il est assez fort et assez musculeux pour poser, chez un peintre, comme modèle de Samson, et pas plus tard que la semaine dernière, je l’ai vu encore une fois défaillir comme une jeune fille, dans les bras de sa mère.

– Nommez-le ! s’écrièrent les admirateurs de Geoffrey, qui continuaient à tenir pour la cause adverse, en l’absence de tout encouragement de Geoffrey lui-même.

– Je n’ai pas l’habitude de nommer mes malades, répliqua le chirurgien. Mais si vous insistez pour que je vous produise un exemple d’un homme brisé par les exercices athlétiques, je puis le faire.

– Faites-le. Quel est-il ?

– Vous le connaissez tous parfaitement bien.

– Est-il entre les mains des docteurs ?

– Pas encore.

– Où est-il ?

– Ici.

Il se fit un silence, les respirations s’arrêtèrent et tous les yeux des personnes présentes étant fixés sur lui, le chirurgien leva la main et désigna Geoffrey Delamayn.

Mais après le premier moment de stupéfaction passé, l’incrédulité se manifesta comme de raison.

Le premier homme qui a dit : « Voir c’est croire » a mis le doigt, qu’il le sût ou non, sur l’une des folies fondamentales de l’humanité. De tous les témoignages, le plus facile à accepter est celui qui ne demande, pour être apprécié, d’autre jugement que celui des yeux. À ce compte, l’humanité ne fera jamais difficulté d’y croire, tant que le monde sera le monde.

Tous les yeux se dirigèrent donc sur Geoffrey, et tous décidèrent que le chirurgien devait avoir tort.

Lady Lundie elle-même quitta sa liste d’invitations à dîner.

– Mr Delamayn en mauvais état de santé ? s’écria-t-elle, invitant du regard l’éminent médecin, son hôte, à un retour sur ce qu’il avait dit. Véritablement, docteur, vous ne nous ferez point croire cela.

Poussé à bout, une seconde fois, par la surprenante assertion dont il était l’objet, Geoffrey se leva et regarda le chirurgien longuement et insolemment, bien en face.

– Pensez-vous ce que vous dites ? demanda-t-il.

– Oui.

– Et vous me désignez devant tout le monde…

– Un moment, Mr Delamayn. J’admets que je puis avoir eu tort d’appeler l’attention générale sur vous. Vous avez le droit de vous plaindre si j’ai répondu trop publiquement au défi public qui m’était porté par vos amis. Je vous en fais mes excuses. Mais je ne rétracte pas un seul mot de ce que j’ai dit à votre sujet.

– Vous persistez à soutenir que je suis un homme de santé ruinée ?

– J’y persiste.

– Je désirerais que vous eussiez vingt ans de moins, monsieur.

– Pourquoi ?

– Je vous prierais de descendre sur la pelouse, et je vous ferais voir si je suis, oui ou non, un homme de santé ruinée.

Lady Lundie regarda son beau-frère. Sir Patrick intervint à l’instant.

– Mr Delamayn, dit-il, vous avez été invité ici en votre qualité de gentleman. Vous êtes un hôte dans la demeure d’une dame.

– Non, non, dit le chirurgien avec bonne humeur, Mr Delamayn fait usage d’un argument un peu fort, sir Patrick, mais voilà tout. Si j’avais vingt ans de moins, continua-t-il en s’adressant à Geoffrey, et si je me rendais sur la pelouse avec vous, le résultat ne trancherait en rien la question posée entre nous. Je ne dis pas que les violents exercices du corps, dans lesquels vous vous êtes rendu célèbre, aient affecté votre puissance musculaire, je prétends qu’ils ont affecté votre puissance vitale. De quelle manière particulière l’ont-ils affectée, c’est ce que je ne me considère pas comme obligé de vous dire. Je vous donne simplement un conseil dicté par un sentiment d’humanité. Vous feriez bien de vous contenter des exploits que vous avez déjà accomplis sur les champs de bataille athlétiques et de changer votre manière de vivre pour l’avenir. Je vous renouvelle mes excuses pour avoir dit cela trop publiquement, au lieu de vous le dire en particulier, mais je vous engage à ne pas négliger mon conseil.

Il fit un pas pour se diriger vers une autre partie de la salle.

– Attendez un peu, dit Geoffrey. Vous avez parlé avec franchise. À mon tour. Je ne sais pas si bien manier la parole que vous ; mais je puis pourtant poser la question. Et, par Dieu ! je vous amènerai bien à me répondre. Dans dix ou quinze jours, je dois commencer mon entraînement pour la course de Fulham. Prétendez-vous que je ne pourrai pas le supporter ?

– Vous supporterez probablement la phase de votre entraînement.

– Pourrai-je accomplir la course ?

– Il est possible que vous le puissiez ; mais si vous le faites…

– Si je le fais ?

– Vous n’en courrez jamais d’autre.

– Et je ne manierai jamais l’aviron dans une autre lutte ?

– Jamais.

– J’ai été demandé pour ramer dans une course en canot, au printemps prochain. J’ai accepté. Dites-vous en propres termes que je ne serai plus bon à le faire ?

– Oui, je le dis, en propres termes.

– Positivement ?

– Positivement.

– Soutenez votre dire, alors ! s’écria Geoffrey en tirant brusquement son livre de paris de sa poche. Je vous parie cent livres contre cent livres que je serai en bonne condition pour prendre part aux courses en canot de l’Université, au printemps prochain.

– Je ne parie jamais, Mr Delamayn.

Sur cette réponse concluante, le chirurgien se dirigea vers l’autre bout de la bibliothèque. Lady Lundie, prenant Blanche sous sa garde, s’éloigna également pour retourner à la sempiternelle et sérieuse affaire des invitations à dîner. Geoffrey se tourna d’un air de défi, son livre de paris toujours à la main, vers les amis qui l’entouraient. Le sang britannique était excité parmi ces jeunes gens ; une proposition de parier, manie toute britannique, qui brave avec succès toute décence et toute loi, d’un bout du pays à l’autre, n’est pas chose dont on puisse se jouer.

– Allons, s’écria Geoffrey, qui de vous soutient le docteur ?

Sir Patrick se leva avec un dégoût mal déguisé et s’en alla rejoindre le docteur. Un, Deux et Trois, secouèrent la tête d’un air assuré et répondirent tout d’une voix, par un seul mot plein d’éloquence :

– Plaisanterie !

– Que l’un de vous parie pour lui ! continua Geoffrey, excité comme par un accès de fièvre chaude, en s’adressant aux deux gentlemen du Chœur, au second plan.

Les deux gentlemen du Chœur se consultèrent selon leur habitude.

– Nous ne sommes pas nés d’hier, Smith.

– Non, pas que je sache, Jones.

– Smith !… dit Geoffrey avec une soudaine affectation de politesse d’un mauvais augure pour ce qui allait suivre.

– Plaît-il ? répondit Smith avec un sourire.

– Plaît-il ? répéta Jones.

– Vous êtes deux infernaux courtauds de boutique. Vous n’avez pas cent livres entre vous deux.

– Allons ! allons ! dit Arnold, intervenant pour la première fois ; c’est honteux !

– Pourquoi ces… ne cherchons pas à les qualifier… pourquoi ne tiennent-ils pas le pari ?

– Puisque vous êtes insensé, reprit Arnold, cédant à un léger mouvement d’impatience, et puisqu’il n’y a pas d’autre moyen de vous faire tenir en repos, je prends le pari.

– Cent livres contre cent livres pour le docteur ! cria Geoffrey. C’est fait avec vous.

Ses plus hautes aspirations étaient satisfaites, son humeur s’adoucit aussitôt. Il inscrivit le pari sur son livre, et fit ses excuses à Smith et à Jones le plus cordialement du monde.

– Pas d’offense, mes vieux camarades, serrons-nous la main !

Smith et Jones se déclarèrent enchantés de lui.

– L’aristocratie anglaise. Eh ! Smith !

– Sang et race. Ah ! Jones.

À peine Arnold avait-il parlé que sa conscience lui reprocha, non pas d’avoir parié – qui donc aurait honte de cette forme de jeu en Angleterre ? – mais d’avoir soutenu le docteur.

Avec la meilleure intention du monde, il se trouvait spéculer sur la ruine de la santé de son ami.

Il assura Geoffrey que personne n’était plus intimement convaincu que lui-même que le chirurgien avait tort.

– Je ne reviens pas sur mon pari, dit-il ; mais, mon cher camarade, soyez bien persuadé que je ne l’ai accepté que pour vous faire plaisir.

– Niaiserie que tout cela ! répondit Geoffrey, toujours éveillé sur les affaires, ce qui était un des plus beaux côtés de sa nature. Un pari est un pari. Peste soit de vos questions de sentiment !

Il prit le bras d’Arnold qu’il tira à l’écart, hors de la portée de toutes les oreilles.

– Dites-moi, demanda-t-il avec inquiétude, croyez-vous que j’aie bien mal traité le vieux ?

– Voulez-vous parler de sir Patrick ?

Geoffrey fit de la tête un signe affirmatif et continua :

– Je ne lui ai pas encore posé cette petite question au sujet des mariages en Écosse, vous savez ! Supposez-vous qu’il me recevrait mal si je l’essayais à présent ?

Ses yeux, en posant cette question, se dirigeaient vers l’autre bout de la salle. Le docteur examinait un livre de gravures. Les dames étaient encore occupées de leurs lettres. Sir Patrick était seul, debout devant les rayons de la bibliothèque, plongé dans la lecture d’un volume qu’il venait de prendre.

– Faites vos excuses, dit Arnold. Sir Patrick peut être un peu irritable et quelque peu mordant, mais c’est un homme juste et bon. Dites-lui que vous n’avez eu aucune intention de lui manquer de respect. Cela suffira.

– Très bien !

Sir Patrick, absorbé dans une vieille édition du Décaméron, se vit tout à coup rappelé de l’Italie du Moyen Âge à la moderne Angleterre, par qui ?… par Mr Geoffrey Delamayn en personne.

– Que voulez-vous encore ? lui demanda-t-il froidement.

– Je veux vous faire mes excuses, dit Geoffrey. Que ce qui est passé soit fini. Je n’ai pas eu la moindre intention de vous manquer de respect. Oubli et pardon. Ce n’est pas une mauvaise devise, n’est-ce pas, monsieur ?

Ces excuses étaient grossièrement exprimées, mais encore étaient-ce des excuses. Geoffrey même ne pouvait faire un vain appel à la courtoisie et au savoir-vivre de sir Patrick.

– Pas un mot de plus, Mr Delamayn ! dit le vieillard. Acceptez, de votre côté, mes excuses pour ce que je peux vous avoir dit de trop vif, et que tout le reste soit oublié.

Après avoir répondu en ces termes aux avances qui lui étaient faites, il se tut, pensant bien que Geoffrey allait le laisser libre de retourner à son Décaméron. À son grand étonnement, le jeune homme se baissa tout à coup vers lui et murmura à son oreille :

– J’aurais un mot à vous dire en particulier.

Sir Patrick se recula brusquement, comme si Geoffrey avait voulu le mordre.

– Je vous demande pardon, Mr Delamayn ; que disiez-vous ?

– Pourriez-vous m’accorder un moment d’entretien particulier ?

Sir Patrick remit en place le volume du Décaméron et salua tout en gardant un silence glacial. Les confidences de l’Honorable Geoffrey Delamayn étaient les dernières auxquelles il désirait être mêlé.

– Voilà le secret de ses excuses ! pensa-t-il. Que peut-il me vouloir ?

– C’est au sujet d’un de mes amis… poursuivit Geoffrey, ouvrant le chemin vers une des portes-fenêtres. Mon ami est dans l’embarras, et je désirerais avoir votre avis. C’est tout à fait confidentiel ; vous comprenez.

Il s’arrêta tout court, cherchant à voir quelle impression il avait faite…

Mais sir Patrick ne dit pas un mot, ne fit pas un geste qui indiquât le moindre désir d’en entendre davantage.

– Voudriez-vous faire un tour de jardin avec moi ? demanda Geoffrey.

Sir Patrick montra son pied boiteux.

– J’ai déjà fait ce matin une longue promenade, dit-il. Que mon infirmité me serve d’excuse.

Geoffrey regarda tout autour de lui, en quête d’un endroit qui pût remplacer le jardin, et, revenant vers une des retraites pratiquées dans les saillies du mur de la bibliothèque :

– Nous serons là suffisamment en particulier, dit-il.

Sir Patrick fit un dernier effort pour échapper à l’entretien proposé, et cette fois sans chercher à le déguiser.

– Pardonnez-moi, je vous prie, Mr Delamayn. Êtes-vous sûr que vous vous adressez bien en vous adressant à moi ?

 N’êtes-vous pas un légiste écossais ?

– Certainement.

– Et vous connaissez la question des mariages écossais, n’est-ce pas ?

Les manières de Sir Patrick changèrent tout à coup.

– C’est là le sujet sur lequel vous désirez me consulter ?

– Ce n’est pas pour moi, c’est pour mon ami.

– Eh bien, votre ami ?

– Oui. Il est dans l’embarras à l’égard d’une femme. Ici, en Écosse. Mon ami donc ne sait pas s’il est marié ou non.

– Je suis à votre service, Mr Delamayn.

Au grand soulagement de Geoffrey, soulagement qui n’était pas sans mélange de surprise, sir Patrick, non seulement ne montra plus de répugnance à être consulté, mais ouvrit lui-même la marche vers le lieu de retraite le plus proche.

L’actif cerveau du baronnet avait rapproché l’appel qui lui était fait par Geoffrey de celui qui lui avait été adressé par Blanche, et sur cette base il avait construit son roman.

« Dois-je voir un lien entre la position actuelle de l’institutrice de Blanche et la position actuelle de l’ami de Mr Delamayn ? se demandait-il. Des choses plus étranges se sont présentées dans le cours de ma carrière. »

Les deux interlocuteurs, si singulièrement assortis, s’assirent de chaque côté d’une petite table. Arnold et les autres hôtes étaient sortis, et on les voyait sur la pelouse. Le docteur était à ses gravures et les dames à leurs billets d’invitations.

Cette conférence si peu importante en apparence et si terrible dans les effets qu’elle devait avoir non seulement sur la destinée d’Anne, mais sur l’avenir d’Arnold et de Blanche, fut donc vraiment un entretien à huis clos.

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