19 Encore plus près

L’invasion de la bibliothèque par la société venant du jardin semblait avoir un double objet.

Sir Patrick entrait dans cette pièce pour remettre à leur place les journaux qu’il y avait pris.

Les hôtes, au nombre de cinq, l’avaient suivi pour faire un appel en corps à Geoffrey Delamayn.

Entre ces deux motifs si dissemblables en apparence, il y avait pourtant une relation, qui n’apparaissait pas à la surface.

De ces cinq hôtes, deux étaient des gentlemen d’âge moyen, appartenant à cette grande catégorie de la famille humaine à laquelle la main de la nature a donné une teinte neutre qui n’attire pas les regards. Ils avaient absorbé les idées de leur temps dans la mesure de leur capacité pour les contenir ; ils occupaient, dans la société, à peu près la place qu’occupe le chœur dans un opéra. Ils se faisaient l’écho des sentiments en vogue, et leurs répliques n’étaient jamais assez vives pour ne pas donner à l’orateur le temps de reprendre sa respiration.

Les trois autres étaient du beau côté de la trentaine. Tous trois versés dans les courses de chevaux, les exercices athlétiques, adonnés à la pipe, à la bière, au billard et aux paris. Tous trois profondément ignorants de toute autre chose quelconque sous le soleil. Tous trois gentlemen par leur naissance et tous trois marqués du sceau de l’éducation universitaire, ils étaient comme les reflets affaiblis de Geoffrey. Nous les distinguerons, en l’absence de toute autre distinction, en leur donnant les numéros Un, Deux, Trois.

Sir Patrick déposa les journaux sur la table et s’établit dans un bon fauteuil. Il fut immédiatement attaqué, en sa qualité de chef de famille, par son inexorable belle-sœur. Lady Lundie lui dépêcha Blanche avec la liste des invités pour le dîner.

– Soumettez cela, ma chère, à l’approbation de votre oncle comme chef de la famille.

Tandis que sir Patrick jetait un coup d’œil sur la liste et qu’Arnold se frayait un chemin vers Blanche, derrière le fauteuil de son oncle, les numéros Un, Deux, Trois, et le Chœur à leur suite, descendirent en corps vers Geoffrey à l’autre bout de la pièce, et firent rapidement, l’un après l’autre, appel à son autorité supérieure, dans les termes suivants :

– Delamayn, nous avons besoin de vous. Voici sir Patrick qui nous met plus bas que terre. Il nous appelle des Bretons aborigènes. Il dit que nous n’avons pas d’instruction. Il doute que nous puissions lire, écrire, et calculer, s’il nous mettait à l’épreuve. Il jure qu’il est las de ces jeunes gens qui se montrent leurs bras et leurs jambes pour voir quel est le plus solide, quel est celui qui peut se vanter d’une triple ceinture de muscles autour de son appareil respiratoire, celui qui en est dépourvu, et autres plaisanteries de ce genre. Il dit des choses infernales du brave garçon qui aime la vie saine au grand air, qui s’exerce à ramer, à courir et à tout le reste, et qui ne veut pas se dessécher sur des livres. Il nous croit capables de tous les crimes connus, y compris l’assassinat. Il voit votre nom imprimé dans les journaux pour la course à pied, et il répond quand nous lui demandons s’il a fait des paris, qu’il tiendrait tous les enjeux contre vous dans une autre course, à l’Université… il veut parler de vos degrés. C’est dégoûtant, cette allusion aux degrés.

Telle était l’opinion du numéro Un.

– Il est de mauvais goût de la part de sir Patrick de mettre sur le tapis une chose que nous ne mentionnons jamais entre nous.

Telle était aussi l’opinion du numéro Deux.

– Il n’est pas digne d’un Anglais de se moquer ainsi d’une personne derrière son dos.

Telle était encore l’opinion du numéro Trois.

– Rappelez-le à l’ordre, Geoffrey.

– Votre nom est dans les journaux.

– Sir Patrick ne peut pas lutter contre vous.

Les deux autres gentlemen se joignirent, sur un ton moins haut, à l’opinion générale.

– La manière de voir de sir Patrick est certainement exagérée, Smith.

– Je pense, Jones, qu’il est désirable d’entendre ce que dira Mr Delamayn.

Geoffrey promenait son regard de l’un à l’autre de ses admirateurs avec une expression de physionomie tout à fait nouvelle pour eux et quelque chose d’insolite dans ses manières qui les plongeait tous dans l’étonnement.

– Vous ne pouvez donc vous-mêmes soutenir la discussion avec sir Patrick, dit-il, puisque vous désirez que je m’en charge.

Un, Deux, Trois et le Chœur répondirent :

– C’est votre affaire.

– Je ne le ferai pas.

Un, Deux, Trois, et le Chœur demandèrent :

– Pourquoi ?

– Parce que, répondit Geoffrey, vous avez tort et que sir Patrick a raison.

Ce ne fut pas seulement de la surprise, ce fut une véritable stupéfaction qui frappa de mutisme la députation du jardin.

Sans leur dire un mot de plus, Geoffrey marcha droit vers le fauteuil de sir Patrick et s’adressa personnellement à lui. Les satellites suivirent et écoutèrent, toujours plongés dans leur muet étonnement.

– Vous tiendriez, quelque enjeu que ce fût, contre moi si je voulais prendre mes degrés ? dit-il. Vous avez parfaitement raison ; je ne pourrais pas prendre mes degrés. Vous doutez qu’il y ait un de mes camarades qui puisse lire, écrire et calculer correctement si vous le mettiez à l’épreuve ? Vous avez encore raison. Vous dites que vous ne voyez pas pourquoi des hommes comme moi et comme eux ne commenceraient point par ramer, courir et se livrer à tous les exercices de ce genre et ne finiraient point par commettre tous les crimes connus, y compris l’assassinat. Et bien ! vous pouvez encore avoir raison. Qui sait ce qui peut leur arriver ? Qui sait par quoi ils peuvent finir ?

Puis, se retournant vers la députation, il ajouta :

– Si vous vouliez savoir ce que je pense, vous autres, je l’ai dit.

Il y avait, dans le cynisme de cette déclaration et dans l’espèce de farouche plaisir qu’il avait semblé y prendre quelque chose qui fit passer, dans le cercle de ceux qui l’écoutaient, sans en excepter sir Patrick lui-même, une sorte de frisson.

Au milieu du silence général, un sixième hôte apparut sur la pelouse et entra dans la bibliothèque. C’était un vieillard silencieux, résolu et sans prétentions, bien connu dans Londres et hors de Londres comme le premier chirurgien consultant de son temps.

– Il y avait une discussion engagée ? demanda-t-il. Suis-je de trop ?

– Il n’y a pas de discussion, nous sommes tous d’accord, cria Geoffrey, répondant impudemment pour tous. C’est là ce qu’il y a de plus drôle, monsieur !

Après un coup d’œil jeté sur Geoffrey, le chirurgien s’arrêta tout à coup au moment où il allait avancer dans la salle, et resta debout près de la fenêtre.

– Je vous demande pardon, dit sir Patrick en s’adressant à Geoffrey, avec une dignité grave, qui était toute nouvelle pour Arnold et qu’il n’avait pas eu encore l’occasion d’observer chez lui. Nous ne sommes pas tous d’accord. Je ne puis vous permettre, Mr Delamayn, de me prêter une expression de sentiments à votre égard, semblables à ceux que vous venez d’exprimer. Le langage dont vous vous êtes servi ne me laisse pas d’autre possibilité que de rétablir ma véritable pensée. Ce n’est pas ma faute si la discussion du jardin s’est ravivée ici devant d’autres témoins… c’est la vôtre.

Il regardait en parlant d’un côté Arnold et Blanche, et de l’autre le chirurgien debout près de lui.

Le chirurgien s’était trouvé une occupation qui l’isolait complètement du reste de la compagnie. Tenant son visage dans l’ombre, il étudiait celui de Geoffrey, éclairé en pleine lumière, avec une attention qui aurait été généralement observée, si tous les yeux n’avaient pas été fixés sur sir Patrick.

Pendant que sir Patrick parlait, Geoffrey s’était assis, impassible devant le reproche dont il était l’objet. Si, dans son impatience de consulter la seule autorité compétente pour décider la question de la position d’Arnold vis-à-vis d’Anne, il s’était rangé du côté de sir Patrick, c’était comme moyen de se débarrasser de la présence importune de ses amis, et il avait manqué son but parce qu’il était incapable d’observer jamais une juste mesure.

Était-il maintenant découragé par le tour que prenaient les choses, ou simplement résigné à laisser passer le temps, à attendre l’occasion ? C’est ce qu’il était difficile de dire d’après les apparences extérieures.

On aurait pu remarquer une contraction imprimée au coin de sa bouche, ce qui n’effaçait pas la stupide indifférence de son regard ; il demeurait là comme un homme décidé à se retrancher dans une opiniâtre indolence, et il défiait toute tentation de se laisser engager de nouveau dans la discussion qui menaçait de continuer.

Sir Patrick reprit un des journaux qu’il avait apportés, et regarda si le chirurgien le suivait.

Non ! L’attention du chirurgien était plus que jamais absorbée dans l’étude de la physionomie de Geoffrey ; il se creusait l’esprit pour s’expliquer dans le jeune homme quelque chose qui l’intéressait et le surprenait tout à la fois.

« Cet homme, pensait-il, est arrivé ici ce matin, après avoir passé toute la nuit en chemin de fer. Une fatigue ordinaire peut-elle expliquer ce que je vois sur son visage ? non ! »

– Notre petite discussion dans le jardin, reprit sir Patrick en répondant au regard interrogateur de Blanche posé sur lui, a commencé, ma chère, à propos d’un paragraphe de ce journal, annonçant que Mr Delamayn doit prendre part à la course à pied qui aura lieu dans les environs de Londres. Je professe des opinions fort impopulaires à l’endroit des exploits athlétiques si fort de mode en Angleterre actuellement. Il se peut que j’aie exprimé ces opinions un peu trop énergiquement dans la chaleur de la discussion avec les gentlemen qui sont, très consciencieusement je n’en doute pas, d’une opinion contraire à la mienne.

Un second grognement de protestation des numéros Un, Deux, Trois, répondit au petit compliment que sir Patrick leur adressait.

– Comment ! Le canotage et les courses doivent finir à Old Bailey et par la potence ? Vous avez dit cela, monsieur, vous l’avez dit !

Les deux gentlemen du Chœur se rangèrent une fois de plus au sentiment général.

– Je crois que le sens des paroles de sir Patrick était cela, Smith ?

– Oui, Jones, certainement, je le pense.

Les deux seules personnes qui demeuraient encore indifférentes au débat étaient Geoffrey et le chirurgien. Le premier, toujours assis stupidement et aussi peu disposé à l’attaque qu’à la défense ; le second, debout, poursuivant son examen avec l’intérêt croissant d’un homme qui commence à y voir clair.

– Écoutez ma défense, messieurs, s’écria sir Patrick toujours avec la même courtoisie. Vous appartenez, rappelez-vous le bien, à une nation qui se targue surtout du respect pour les règles du franc jeu. Je dois prendre la liberté de vous rappeler ce que j’ai dit dans le jardin. J’ai commencé par une concession. J’ai admis, comme toute personne douée de la plus petite dose de bon sens doit l’admettre, qu’un homme, dans la grande majorité des cas, sera plus propre à l’exercice mental s’il le combine avec l’exercice physique. Toute la question entre les deux est une question de proportion et de degré, et mon reproche contre le temps présent est que le temps présent ne tient pas compte de cette proportion. L’opinion populaire en Angleterre tend de plus en plus à considérer la culture des muscles comme aussi importante que la culture de l’esprit, et va même plus loin, sinon en théorie, du moins dans la pratique ; elle va jusqu’à donner la première place à l’éducation corporelle. Prenons un exemple. Je ne découvre dans la nation aucun enthousiasme aussi franc, aussi général que celui qu’excitent vos courses en canots de l’Université. De plus, je vois cette éducation athlétique qui est la vôtre faire l’objet d’une fête publique célébrée dans les écoles et les collèges, et je demande à tout témoin non prévenu de me dire ce qui occupe la plus grande place dans les feuilles publiques, de l’exhibition intérieure, le jour des prix, ou de l’exhibition extérieure, le jour des sports ? Vous savez parfaitement bien que les exploits corporels excitent les plus bruyantes acclamations, occupent le premier rang dans les journaux et, conséquence nécessaire, confèrent les plus grands honneurs sociaux aux héros de la journée.

Nouveau murmure de la part des numéros Un, Deux, Trois.

– Nous n’avons rien à dire à cela, monsieur. Jusqu’ici nous sommes d’accord avec vous.

Nouvelle ratification de l’opinion prédominante de la part de Smith et Jones.

– Très bien ! poursuivit sir Patrick, nous sommes tous d’un même avis quant au courant général du sentiment public. Si c’est un sentiment à respecter et à encourager, montrez-moi quel avantage national en est résulté. Où est l’influence de ces explosions d’enthousiasme sur les intérêts sérieux de la vie ? Et comment ont-elles amélioré le caractère du peuple ? Sommes-nous individuellement plus prêts à sacrifier nos petits intérêts privés au bien public ? Traitons-nous les questions sociales de notre temps d’une manière plus remarquable, plus résolue, plus équitable et plus ferme ? Sommes-nous devenus visiblement et incontestablement un peuple plus pur dans nos mœurs commerciales ? Y a-t-il quelque chose de plus sain et de plus élevé dans ces amusements que dans d’autres amusements qui, dans d’autres pays, retracent fidèlement un autre goût public ? Présentez-moi des réponses affirmatives à toutes ces questions, réponses fondées sur des preuves solides, et j’accepte la manie présente pour les exercices athlétiques, comme quelque chose de mieux qu’une manifestation de notre présomption et de notre barbarie insulaires…

– À la question ! à la question ! crièrent les numéros Un Deux et Trois.

– À la question ! à la question ! répétèrent Smith et Jones, comme deux échos affaiblis.

– C’est la question, répondit sir Patrick. Je vous demande quel bien produit cette mode…

– Quel mal fait-elle ? répliquèrent Un, Deux et Trois.

– Écoutez !… écoutez !… firent Smith et Jones.

– C’est un beau défi, reprit sir Patrick. Je me sens obligé d’accepter la lutte sur ce nouveau terrain. Je n’alléguerai pas, comme réponse, la rudesse toujours croissante que je remarque dans nos manières nationales et la vulgarité qui m’apparaît de plus en plus sensible dans nos goûts nationaux. Vous pourriez me répondre, avec juste raison, que je suis trop vieux pour être bon juge de vos manières et de vos goûts, qui ne sont plus de mon âge. Je prétends seulement qu’un état de sentiment public qui place pratiquement l’éducation physique au-dessus de l’éducation morale et intellectuelle est un état positivement mauvais et dangereux en ce sens qu’il encourage la répugnance innée des hommes à se soumettre aux devoirs que leur imposent inévitablement la morale et la culture de l’esprit. Prenez les enfants. À quoi sont-ils plus enclins ? À essayer de voir à quelle hauteur ils pourront sauter, ou combien de pages ils pourront apprendre ? Quelle étude est la plus facile aux jeunes hommes, celle qui leur apprend à manier un aviron, ou celle qui leur apprend à rendre le bien pour le mal et à aimer son prochain comme soi-même ? De ces deux natures d’éducation, quelle est celle que l’Angleterre devrait encourager le plus chaleureusement ?… quelle est celle, en réalité, que l’Angleterre encourage pratiquement ?…

– Qu’avez-vous dit vous-même tout à l’heure ? demandèrent les numéros Un, Deux et Trois.

– Remarquablement répondu ! dirent Smith et Jones.

– J’ai dit, reprit sir Patrick, qu’il serait bon de combiner l’étude des livres avec un sain exercice physique. Je le dis encore, pourvu que cet exercice soit restreint dans de justes limites. Mais quand le sentiment public intervient dans la question et place positivement les exercices du corps au-dessus des livres, alors je répète que le sentiment public est on ne peut plus dangereux. Les exercices du corps, dans ce cas, prennent le premier rang dans les pensées du jeune homme ; ils absorbent son intérêt, ils dévorent tout son temps et finissent, sauf de rares exceptions, par faire de lui sûrement et lentement un homme inculte au point de vue moral et intellectuel, et peut-être un homme dangereux.

Un cri partit du camp de ses adversaires.

– Il y est venu à la fin !… Un homme qui mène la vie en plein air et qui emploie les forces que Dieu lui a données est un homme dangereux. A-t-on jamais entendu rien de pareil !…

Le cri d’indignation fut aussitôt répété avec une variante, par les deux échos humains.

– Non, personne n’a jamais rien entendu de semblable.

– Dépouillez vos esprits de ces habitudes de cant, messieurs, répondit sir Patrick. Le laboureur mène la vie en plein air, il emploie la force que Dieu lui a donnée. Le matelot de la marine marchande fait de même. Tous les deux appartiennent à une classe inculte, honteusement inculte, et voyez le résultat ! Consultez les statistiques du crime, et vous trouverez les plus hideux forfaits de la nomenclature commis, non dans les villes où l’homme, en moyenne, ne passe pas la vie en plein air, ne fait pas, généralement, usage de sa force, mais est, comparativement, cultivé. Vous trouverez, dis-je, les plus grands crimes commis non dans les villes, mais dans les campagnes. Quant au matelot anglais, excepté quand la Marine royale s’en empare et l’instruit, demandez à Mr Brinkworth, le bel échantillon qu’il fournit des bienfaits de la vie en plein air et de l’exercice de la force.

– Dans neuf cas sur dix, dit Arnold, c’est le vaurien le plus paresseux et le plus vicieux qui soit sur la terre.

Autre cri dans le camp ennemi :

– Sommes-nous des laboureurs ?… Sommes-nous des matelots ?

Et toujours les échos humains :

– Smith, suis-je un laboureur ?

– Jones, suis-je un matelot ?

– Je vous en prie, ne mettons pas en jeu les personnalités, messieurs, dit sir Patrick. Je parle en général et je ne puis répondre à des objections exagérées qu’en poussant mes arguments à l’extrême. Le laboureur et le matelot servaient mon dessein. Si le laboureur et le matelot vous choquent, faisons-les disparaître de la scène. Je maintiens la position que j’ai prise. Un homme peut être bien né dans de bonnes conditions de fortune, bien vêtu, bien nourri, mais si c’est un homme sans culture, il est, en dépit de tous ces avantages, par ce fait même, un homme tout particulièrement capable de faire le mal. Ne vous méprenez pas sur mes paroles. Je suis loin de dire que l’engouement d’à présent pour les qualités exclusivement musculaires doive nous conduire inévitablement à la déportation. Heureusement pour la société, toute dépravation est, toujours plus ou moins, le résultat d’une tentation. La majorité d’entre nous, Dieu merci, traverse la vie sans être exposée à des tentations coupables. Des milliers de jeunes gens voués aux goûts favoris de ce temps n’y puiseront qu’une certaine rudesse de ton et de langage, et une lamentable incapacité de sentir ces influences plus hautes et plus nobles qui adoucissent et purifient l’esprit et l’humeur des gens cultivées. Cependant, examinez l’exception et le cas où une tentation extraordinaire et criminelle viendrait à éprouver un jeune homme de ce siècle, appartenant à votre classe et à la mienne. Et permettez-moi de prier Mr Delamayn de prêter attention à ce que je vais dire, parce que cela est tout à fait l’opinion que j’ai réellement exprimée, opinion bien différente de l’opinion sur laquelle il affecte d’être d’accord avec moi et que je n’ai jamais professée.

Aucun signe ne vint indiquer que Geoffrey fût disposé à se départir de sa torpeur. Il demeura sur sa chaise, regardant devant lui avec des yeux alourdis qui n’observaient rien et n’exprimaient rien.

– Prenons donc, poursuivit sir Patrick, l’exemple d’un jeune homme de notre temps, doué de tous les avantages dont la culture physique peut le gratifier. Que cet homme soit éprouvé par une tentation qui met en jeu les instincts d’égoïsme et de cruauté qui sont au fond de tous les crimes ; que cet homme soit placé, vis-à-vis d’autres personnes, innocentes de toute offense envers lui, dans une position qui demande ou de sacrifier cette personne, ou de sacrifier ses propres intérêts et ses propres désirs : le bonheur, la vie d’un être faible, il les immolera pour atteindre un but auquel cet être faible ferait obstacle. Qu’est-ce qui le retiendra, étant l’homme qu’il est, de marcher droit à un crime ? Est-ce son habileté à manier l’aviron, sa rapidité à la course, son admirable aptitude pour tous les autres exercices du corps ? Sont-ce ces talents physiques qui l’aideront à remporter une victoire purement morale sur son égoïsme et sa cruauté ? Ils ne lui serviront même pas à savoir ce que c’est que l’égoïsme et ce que c’est que la cruauté. Le principe essentiel du canotage et des courses, principe assez innocent si vous êtes sûr de ne l’appliquer qu’au canotage et aux courses, lui a appris à tirer avantage, contre un autre homme, de sa supériorité de force ou de ruse. Rien dans son éducation n’a adouci la dureté de son cœur ou dissipé les ténèbres de son esprit. La tentation trouve cet homme sans défense quand elle se présente sur sa route. Il ne se soucie plus du rang que le hasard lui a assigné dans l’échelle sociale ; en ce qui concerne tous les sentiments moraux, c’est un animal et rien de plus. Si mon bonheur, à moi, est un obstacle sur son chemin, il foulera mon bonheur aux pieds. Si ma vie est le second obstacle qu’il rencontre et s’il peut le faire avec impunité, il m’ôtera la vie. Non pas, Mr Delamayn, comme une victime de l’irrésistible fatalité ou de l’aveugle hasard, mais comme un homme qui a confié sa semence à la terre et qui doit faire sa récolte. Voilà, monsieur, l’exemple que j’ai choisi, mais seulement comme un cas extrême, quand cette discussion a commencé. Comme un cas extrême seulement, entendez-vous bien, mais comme un cas possible, et je le soutiens.

Avant que les avocats de l’autre face de la question eussent pu ouvrir la bouche pour répondre, Geoffrey sortit tout à coup de son indifférence et se dressa sur ses pieds.

– Taisez-vous ! cria-t-il aux autres d’un ton menaçant.

Dans sa farouche impatience de répondre lui-même, il serrait les poings. Il se tourna vers sir Patrick, en le regardant comme si sir Patrick l’avait personnellement insulté.

– Quel est cet homme anonyme qui marche à son but sans pitié et que rien n’arrête ? demanda-t-il ; donnez-lui un nom !

– J’ai cité un exemple, dit sir Patrick, je n’ai attaqué aucun homme en particulier.

– Quel droit avez-vous, s’écria Geoffrey, oubliant entièrement, dans l’étrange exaspération qui s’était emparée de lui, l’intérêt qu’il avait à se contenir devant sir Patrick, quel droit avez-vous à prendre l’exemple d’un canotier qui serait un infernal coquin, quand il est tout à fait probable que les canotiers sont de bons garçons, oui, et de meilleurs garçons, puisque vous me forcez à vous le dire, qu’il n’y en a jamais eu dans vos souliers !

– Si l’une des deux hypothèses est aussi vraisemblable que l’autre, ce que je prétends, répondit sir Patrick avec calme, j’avais certainement le droit de choisir celle qui me plaisait à l’appui de mon argumentation. Attendez, Mr Delamayn, voici les derniers mots que j’ai à dire, et je tiens à les dire. J’ai pris comme exemple, non pas un homme spécialement dépravé, comme vous le supposez à tort, mais un homme dans les conditions ordinaires, avec sa part et portion de l’humaine nature non réformée, suivant les enseignements de votre religion. Vous pouvez le voir par vous-même, s’il vous plaît d’observer vos semblables sans éducation. Je suppose cet homme éprouvé par une tentation qui le pousse à une perversité subite, et je démontre, du mieux que je le puis, combien la négligence complète de toute culture morale et intellectuelle, négligence que le sentiment public encourage tacitement en Angleterre, le laisse à la merci des pires instincts de sa nature ; comment, à coup sûr, dans de telles conditions, il doit succomber, tout gentleman qu’il soit, ainsi que le plus abject vagabond des rues, à la tentation qui le pousse de l’ignorance au crime. Si vous me déniez le droit de prendre un tel exemple à l’appui des idées que je défends, vous devez nier aussi qu’une tentation criminelle puisse jamais assaillir un gentleman ; vous devez même aller jusqu’à prétendre que les gentlemen, qui sont naturellement au-dessus de toute tentation, sont les seuls gentlemen qui se vouent au culte des exercices athlétiques. Voici ma défense. En choisissant mon exemple, j’ai parlé sous l’influence du respect sincère que je professe pour la vertu et le savoir, et avec un sentiment de réelle admiration pour les jeunes gens parmi nous qui savent résister à la contagion de la barbarie autour d’eux. En ceux-ci sont l’avenir et l’espoir de l’Angleterre. J’ai terminé.

Dans sa colère, Geoffrey allait lancer une violente réplique, mais il se vit encore arrêté tout court par une autre personne qui avait quelque chose à dire avec la résolution bien prise de le dire à l’instant même.

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