32 Étouffé

La vérité combat toujours pour sortir du puits et pour arriver à la lumière. Il en fut ainsi durant l’intervalle qui sépara la victoire de sir Patrick du jour fixé pour le mariage des jeunes gens. La vérité essaya plusieurs fois de percer les ténèbres, et tout faillit être découvert.

Le jour précisément où les habiles manœuvres dirigées par sir Patrick contre sa belle-sœur aplanirent les difficultés que pouvait rencontrer une fixation plus proche du mariage, un obstacle surgit à ces nouveaux arrangements, de la part de Blanche elle-même.

Elle était suffisamment remise, vers midi, pour recevoir Arnold dans son petit salon. L’entrevue fut très courte.

Au bout d’un quart d’heure, Arnold reparaissait, avec un visage désespéré, devant sir Patrick, qui faisait sa promenade au soleil. Blanche avait refusé avec indignation de donner même une pensée à son mariage, en un moment où elle avait le cœur brisé par la découverte qu’Anne l’avait quittée pour jamais.

– Vous m’aviez autorisé à lui parler de nos projets, sir Patrick, n’est-ce pas ? dit Arnold.

Sir Patrick se retourna un peu pour exposer son dos au soleil et reconnut à mi-voix qu’il avait donné cette autorisation aussitôt après sa victoire sur lady Lundie.

– Si j’avais pu prévoir ce qui allait arriver, j’aurais mieux aimé me couper la langue que d’en dire un mot, reprit le jeune homme. Que pensez-vous qu’elle m’ait répondu ? Elle s’est mise à fondre en larmes et m’a ordonné de sortir.

Il faisait une belle matinée… une brise fraîche tempérait la chaleur du soleil ; les oiseaux gazouillaient, le jardin avait un aspect délicieux. Sir Patrick se sentait admirablement bien.

Les petits désagréments de la vie faisaient mine de vouloir se tenir à une distance respectueuse du baronnet. Il se refusait positivement à les laisser se rapprocher.

– Voici un monde, dit le vieux gentleman en exposant son dos plus largement aux rayons du soleil, un monde que le Créateur a rempli de vues aimables, de sons harmonieux, de délicieuses odeurs, et les créatures qu’il a faites avec la faculté de jouir de ces vues, de ces sons et de ces odeurs, sans parler de l’amour, d’un bon dîner et du sommeil, jouissances qui s’ajoutent aux autres par-dessus le marché, et ces créatures, dis-je, haïssent… se laissent souffrir de la faim… se retournent sur leurs oreillers… ne voient rien de charmant… n’entendent rien d’agréable… ne sentent rien de délicieux… versent des larmes amères, disent des mots durs, contractent de douloureuses maladies… s’étiolent… vieillissent… et meurent ! Qu’est-ce que cela signifie, Arnold ? Combien de temps les choses marcheront-elles de ce train ici-bas ?

Le lien subtil que découvrait ce philosophe entre l’aveuglement de Blanche sur les avantages qu’il y avait pour elle à se marier d’une part, et d’autre part l’aveuglement de l’humanité sur les vrais avantages de l’existence, ce lien mystérieux n’était pas perceptible en ce moment pour Arnold. Il se garda bien de répondre à l’étonnante question que lui posait sir Patrick et, revenant à Blanche, il demanda ce qu’il devait faire.

– Que faites-vous devant un incendie que vous ne pouvez éteindre ? dit sir Patrick. Vous le laissez flamber jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’aliment. Que devez-vous faire avec une femme que vous ne pouvez calmer ? La laisser jeter feu et flamme jusqu’à ce qu’elle s’apaise d’elle-même.

Arnold ne sentit pas la sagesse renfermée dans cet excellent conseil.

– Je pensais que vous m’auriez apporté quelque remède meilleur, dit-il tristement.

– Je vous l’apporte, reprit le baronnet. Laissez Blanche livrée à elle-même ; ne lui parlez plus mariage, la prochaine fois que vous la reverrez. Si elle y fait allusion, demandez-lui pardon et dites-lui que vous ne reviendrez plus sur ce sujet. Je la verrai, dans une heure ou deux, et je tiendrai moi-même exactement la même conduite. Vous avez jeté l’idée dans son esprit, laissez-la mûrir. Ne fournissez pas d’aliment à la douleur que lui cause la faute de miss Sylvestre. Ne la contrariez pas. Ne l’excitez pas à se détendre en jetant le blâme sur l’amie perdue. Laissez le temps l’amener doucement à se rapprocher du mari qui l’attend. Et, croyez-en ma parole, le temps aura déjà fait son œuvre, quand les contrats seront dressés.

Vers l’heure du lunch, sir Patrick vit Blanche et mit en pratique le principe qu’il avait posé. Elle était parfaitement calme, avant que son oncle l’eût quittée.

Une heure après, Arnold était pardonné.

Un peu plus tard, le perspicace vieillard remarquait qu’elle était plus rêveuse que de coutume, qu’elle regardait de temps en temps Arnold avec un intérêt d’un genre nouveau, un intérêt que timidement elle s’efforçait de cacher au jeune homme.

Sir Patrick monta faire sa toilette pour le dîner avec l’intime et consolante conviction que toutes les difficultés étaient enfin aplanies.

Sir Patrick ne s’était jamais plus complètement trompé de sa vie entière.

Sa toilette était fort avancée, Duncan venait de placer le miroir en bon jour, et le maître de Duncan était arrivé à ce moment délicat où il allait atteindre ou ne pas atteindre la perfection dans le nœud de sa cravate, quand un barbare du dehors, ignorant les premiers principes de l’art de nouer la cravate d’un gentleman, se permit de frapper à la porte.

Ni le maître ni le serviteur ne bougèrent, ni ne respirèrent avant que l’opération de la cravate fût terminée. Alors sir Patrick jeta un dernier coup d’œil dans le miroir et respira.

– Un peu tourmenté de style, Duncan, dit le vieillard, mais passablement réussi pourtant, si l’on tient compte de l’interruption.

– Il n’en faut pas tenir compte, sir Patrick.

– Voyez qui est là.

Duncan alla à la porte et revint auprès de son maître tenant à la main l’excuse de l’interruption, sous la forme d’un télégramme.

Sir Patrick tressaillit à la vue de cet importun message.

– Signez le reçu, Duncan, dit-il.

Et il brisa l’enveloppe.

Oui ! c’était bien ce qu’il avait supposé ! Des nouvelles de miss Sylvestre, le jour même où il avait décidé d’abandonner toute recherche pour la découvrir !

Le télégramme était ainsi conçu :

Message reçu de Falkirk, ce matin. Dame décrite a quitté le train à Falkirk la nuit dernière. Est partie par le premier train du matin pour Glasgow. On attend de nouvelles instructions.

 Le messager doit-il remporter la réponse, sir Patrick ?

– Non. Il faut que je réfléchisse. Si je le juge nécessaire, j’enverrai la réponse à la station. Ce sont des nouvelles de miss Sylvestre, Duncan. On a suivi sa trace jusqu’à Glasgow.

– Glasgow est une grande ville, sir Patrick.

– Oui, et si l’on a cessé de l’épier, elle doit nous échapper encore. Je suis l’homme le moins capable de reculer devant ma juste part de responsabilité en ce monde. Mais j’avoue que j’aurais donné beaucoup pour que ce télégramme n’arrivât pas. Il soulève la plus désagréable question que j’aie eu à décider depuis longtemps. Aidez-moi à passer mon habit. Il faut que j’y songe ! Il faut que j’y songe !

La compagnie qui se réunit ce jour-là pour le dîner, dès les premiers coups de cloche, eut à attendre un quart d’heure l’arrivée de la maîtresse de la maison.

Lady Lundie, pour s’excuser, quand elle entra dans la bibliothèque, informa ses hôtes qu’elle avait été retenue par des voisins qui étaient venus lui rendre visite à une heure un peu tardive.

Mr et Mrs Julius Delamayn, se trouvant dans le voisinage, étaient passés à Windygates avant de retourner chez eux et avaient laissé des cartes d’invitation pour une partie de plaisir dans les jardins de leur villa.

Lady Lundie était charmée de ses nouvelles connaissances. Mr Julius lui avait donné les détails les plus amusants sur son frère.

Geoffrey avait fait venir de Londres un entraîneur et toute la maison était en émoi, impatiente d’assister au magnifique spectacle d’un athlète se préparant pour une course à pied.

Les dames, Mrs Glenarm à leur tête, étudiaient à l’envi la question profonde et compliquée de la course humaine : les muscles qui y sont en jeu, les préparations qu’elle nécessite, les héros qui s’y sont illustrés.

Tous les hommes avaient été occupés, le matin, à regarder Geoffrey fournir une course d’un mile sur le terrain consacré à ses exercices, dans une partie reculée du parc, où il y avait un cottage non habité, et qui avait été disposé pour recevoir Geoffrey et son entraîneur.

– Vous verrez mon frère pour la dernière fois à notre petite partie de plaisir, avait dit Julius. Après cette fête, il se retirera dans son gymnase privé et n’aura plus qu’un intérêt au monde : surveiller la disparition du superflu de sa chair.

Pendant tout le dîner, lady Lundie fut assommante d’enthousiasme dans ses louanges pour ses nouveaux amis. Sir Patrick, en revanche, n’avait jamais été plus silencieux, de mémoire d’homme.

Il parlait avec effort et il écoutait avec un effort plus grand. Fallait-il répondre, ou ne pas répondre, au télégramme qu’il avait dans sa poche ? Persister ou ne pas persister dans sa résolution de laisser miss Sylvestre aller où il lui conviendrait ?

Telles étaient les questions qui lui revenaient à l’esprit de minute en minute avec la même régularité que l’entrée et la sortie des valets faisant circuler les plats autour de la table.

Blanche, qui ne s’était pas sentie de force à prendre place au dîner, apparut au salon après le repas.

Sir Patrick y revint pour le thé avec le groupe masculin des hôtes, toujours incertain sur le bon parti à prendre à l’égard du télégramme. Un regard sur le visage triste de Blanche et le changement survenu dans ses manières le décidèrent. Qu’arriverait-il s’il réveillait un nouvel espoir dans le cœur de la jeune fille, en faisant encore un effort pour suivre la trace de miss Sylvestre, si cette trace était de nouveau perdue ?

Il n’avait qu’à examiner sa nièce pour le savoir.

Raisonnant de cette façon, sir Patrick se détermina à ne pas envoyer de nouvelles instructions à son ami d’Édimbourg.

Le soir même, il recommanda à Duncan le plus strict silence sur l’arrivée du télégramme ; il le brûla de ses propres mains, dans sa chambre, de peur d’accidents.

En se levant le lendemain matin et en allant à sa fenêtre, il vit les deux jeunes gens qui faisaient leur promenade du matin, au moment où ils traversaient la pelouse qui sépare les deux parties couvertes d’arbustes des jardins de Windygates.

Le bras d’Arnold entourait la taille de Blanche, ils se parlaient tout bas, leurs visages se touchaient.

– Cela va bien, pensa le vieux gentleman, quand le jeune couple disparut derrière un bosquet. Dieu merci ! les choses sont en bonne voie ! Enfin !…

Parmi les ornements de la chambre à coucher de sir Patrick, il y avait une vue des chutes d’eau des montagnes.

S’il avait regardé ce tableau au moment où il quittait la fenêtre, il aurait pu remarquer qu’une rivière qui coule avec la plus grande tranquillité peut tout à coup passer à une agitation furieuse ; et il se serait rappelé, avec une certaine appréhension, que le cours de l’eau a été depuis des siècles comparé à la marche de la vie.

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