31 Battue

Sir Patrick trouva sa belle-sœur plongée dans ses affaires domestiques.

La correspondance de Sa Seigneurie, les listes de visites à faire par Sa Seigneurie, les factures à payer par Sa Seigneurie, les livres de Sa Seigneurie, le journal et le mémorandum de Sa Seigneurie (reliés en maroquin rouge), le pupitre de Sa Seigneurie, son casier d’enveloppes, sa boîte d’allumettes, son bougeoir (le tout en ébène et en argent), enfin Sa Seigneurie elle-même présidant à son administration, dans une correcte toilette du matin qui répondait à toutes les éventualités, jouissant d’une parfaite santé et du parfait équilibre de toutes ses fonctions physiques, absolument exempte de vices, formidablement pourvue de vertus, tout cela présentait aux esprits bien faits le plus imposant spectacle.

Est-il rien de plus beau qu’une matrone anglaise sur son trône, ayant l’air de s’adresser au monde entier et de lui dire : « Quand pourras-tu produire une femme comme moi ? »

– Je crains de vous déranger, dit sir Patrick. Je n’ai absolument rien à faire. Puis-je revenir un peu plus tard ?

Lady Lundie esquissa un faible sourire, tout en portant la main à sa tête.

– Un peu de lourdeur là, sir Patrick. Je vous en prie, asseyez-vous. Je prends mes devoirs au sérieux ; ils me trouvent toujours prête. On ne peut pas exiger plus d’une faible femme. De quoi s’agit-il ?

Lady Lundie consulta son mémorandum, relié en maroquin rouge.

– J’ai tout classé ici sous l’indication qui lui est propre et par lettres initiales. P… Pauvres. Non, ce n’est pas cela. M. I… Missions Idolâtres. Ce n’est pas cela. E. P. P. Entretien particulier avec Patrick. C’est cela. Me pardonnerez-vous la petite familiarité qui m’a fait omettre votre titre ?… Merci !… Vous êtes toujours si bon. Je suis toute à votre service. Si c’est quelque chose de pénible que vous avez à me dire, je vous en prie, n’hésitez pas. Je suis préparée.

Sur ces mots, Sa Seigneurie se renversa dans son siège, les coudes appuyés sur les bras du fauteuil, les mains jointes.

– Oui… c’est pénible ? dit-elle sur le ton interrogatif.

Sir Patrick ne put s’empêcher de payer lui-même un tribut de pitié à la mémoire de son frère et entra en matière aussitôt après.

– Je ne saurais dire que c’est un sujet pénible, balbutia-t-il, mais c’est un sujet d’anxiété domestique. Il s’agit de Blanche.

Lady Lundie étouffa un petit cri et porta la main à ses yeux.

– Devriez-vous bien m’en parler !… s’écria Sa Seigneurie sur le ton du reproche. Oh ! sir Patrick, le… devriez-vous !

– Oui, je le dois.

Les magnifiques yeux de lady Lundie se tournèrent vers la cour de justice suprême à laquelle en appellent les humains, et qui est logée au plafond. Le juge de la cour suprême jeta les yeux sur lady Lundie, et le sentiment du devoir rentra aussitôt en elle.

– Continuez, sir Patrick, la devise de la femme doit être : « Sacrifie-toi. » Je ne vous ferai pas voir combien vous m’affligez, continuez.

Sir Patrick continua d’un air impénétrable, sans la plus légère expression de sympathie ou de surprise.

– J’allais faire allusion à la crise nerveuse dont Blanche a souffert, dit-il. Puis-je vous demander à quelle cause elle doit être attribuée ?

– Voilà, s’écria lady Lundie, en faisant un bond sur son siège et en élevant la voix, la seule chose dont je ne voulais pas parler… la cruelle… cruelle… conduite de Blanche que j’étais résolue à passer sous silence ! Et sir Patrick y touche… innocemment… Je ne veux pas être injuste, il y touche innocemment.

– Sir Patrick touche à quoi, chère madame ?

– La conduite de Blanche à mon égard, ce matin. Son obstination ingrate à garder son secret, son coupable silence. Je le répète, son coupable silence…

– Permettez-moi, pour un moment, lady Lundie.

– Permettez… à moi-même, sir Patrick. Le ciel sait que je ne voulais pas parler de cela. Le ciel sait que pas un mot sorti de mes lèvres n’y a fait allusion. Mais, maintenant, vous ne me laissez pas le choix, comme maîtresse de la maison, comme chrétienne et comme veuve de votre bien-aimé frère, comme mère de cette jeune fille mal dirigée, je dois constater les choses, je sais que vous avez de bonnes intentions, je sais que vous voudriez m’épargner cette douleur. C’est complètement inutile, je dois établir les faits.

Sir Patrick inclina la tête et se résigna.

S’il avait été maçon, au lieu d’être baronnet, et si lady Lundie n’avait pas été ce qu’elle était incontestablement, plus forte que lui !

– Permettez-moi donc, par affection pour vous, reprit lady Lundie, de jeter un voile sur les horreurs – je ne puis, même avec l’intention de vous ménager, me servir d’une autre expression –, sur les horreurs qui se sont passées là-haut ce matin. Dès que j’appris que Blanche était malade, je me suis rendue à mon poste. Le devoir me trouvera toujours prête, sir Patrick, jusqu’à mon dernier jour. Quelque choquant que fût tout cela, j’ai gardé mon calme au milieu des cris et des sanglots de ma belle-fille. J’ai fermé mes oreilles aux violences profanes de son langage. J’ai donné l’exemple comme doit le faire une dame anglaise chef de famille. Ce ne fut que lorsque j’entendis distinctement le nom d’une personne… un nom qui ne doit jamais être prononcé dans mon cercle, sortir des lèvres de Blanche, que je commençai à être sérieusement alarmée. Je dis à ma femme de chambre : « Hopkins… ce n’est pas une crise de nerfs, elle est possédée du démon… Allez chercher le chloroforme ! »

Le chloroforme employé comme exorcisme était chose toute nouvelle pour sir Patrick. Il garda son sérieux avec beaucoup de peine. Lady Lundie continua :

– Hopkins est une excellente personne, mais Hopkins a une langue. Elle rencontra notre hôte distingué, le docteur, et lui dit ce qui se passait. Il a été assez bon pour venir à la porte, et moi j’ai été choquée qu’on le dérangeât comme médecin alors qu’il était un hôte, un hôte honoré, dans ma maison. D’autant plus que je considérais le cas comme nécessitant plutôt la présence d’un membre du clergé que celle d’un membre du corps médical. Néanmoins, le mal était sans remède, puisque Hopkins avait parlé. Je priai donc notre éminent ami de nous accorder la faveur d’un… je pense que c’est bien le terme scientifique, d’un pronostic. Il a fait juste ce qu’on devait attendre d’une personne de sa profession : il a formulé son pronostic. Est-ce bien cela… est-ce bien pronostic, ou est-ce diagnostic ? L’habitude de parler correctement est bien importante, sir Patrick ! et je serais désolée de vous induire en erreur !

– Ne vous inquiétez pas de cela, lady Lundie. J’ai eu connaissance de ce rapport médical. Ne vous donnez pas la peine de le répéter.

– Que je ne prenne pas la peine de le répéter ? fit lady Lundie, dont la dignité prenait les armes à la seule idée que son adversaire pût avoir l’intention d’abréger les développements qu’elle jugeait convenable de donner à son récit. Ah ! sir Patrick, voilà bien cette petite disposition à l’impatience qui est dans votre nature. Oh ! mon Dieu ! combien de fois vous avez dû vous y laisser aller et combien de fois vous avez dû le regretter après !

– Madame, si vous désirez me répéter le rapport du médecin, pourquoi ne pas le dire franchement ? Je ne veux point vous presser, allez ; dites-nous le pronostic !

Lady Lundie secoua la tête d’un air de compassion ; elle eut un sourire d’une tristesse angélique.

– Oh ! nos petits péchés mignons ! fit-elle ; comme nous sommes esclaves de nos petits péchés mignons ! Faites un tour dans la chambre, faites un tour pour vous calmer, sir Patrick.

Un homme ordinaire serait sorti de ses gonds. Mais les hommes de loi, comme disait sir Patrick à sa nièce, ont un caractère qui leur est propre. Sans témoigner la moindre irritation, le baronnet administra adroitement un petit coup de lancette à sa belle-sœur.

– Quel regard vous avez ! dit-il. J’étais, en effet, impatient. Je meurs d’impatience de savoir ce qu’a dit Blanche quand elle s’est trouvée mieux.

La matrone anglaise demeura pétrifiée de ce coup perfide.

– Mais rien, répondit Sa Seigneurie en montrant les dents, comme si elle avait voulu mordre au passage le mot qui sortait de ses lèvres.

– Rien !… s’écria sir Patrick.

– Rien, répéta lady Lundie, en accentuant le « rien », du regard et de la voix. Je lui ai appliqué tous les remèdes de mes propres mains, j’ai coupé son lacet avec mes propres ciseaux ; je lui ai bassiné la tête avec de l’eau froide ; je suis restée près d’elle jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à l’épuisement. Je l’ai prise dans mes bras ; je l’ai pressée contre ma poitrine ; j’ai fait sortir tout le monde et je lui ai dit : « Chère enfant ! confiez-moi vos chagrins ! » Comment mes avances, mes avances maternelles, ont-elles été accueillies ? Je vous l’ai déjà dit, par une obstination, sans cœur, à garder son secret, par un coupable silence !

Sir Patrick enfonça la lancette.

– Elle avait probablement peur de parler ?… dit-il.

– Peur ! Oh !… s’écria lady Lundie, se méfiant du témoignage de ses sens. Vous ne pouvez avoir dit cela ? Je vous ai évidemment mal compris. Vous n’avez pas dit qu’elle avait eu peur de parler.

– J’ai dit : probablement.

– Arrêtez ! Je ne puis me laisser dire en face que j’ai manqué à mes devoirs envers Blanche. Non, sir Patrick ! Je puis beaucoup supporter, mais pas cela. Après avoir été plus qu’une mère pour l’enfant de votre cher frère, après avoir été une sœur aînée pour Blanche, après avoir travaillé… je dis travaillé, sir Patrick… à cultiver son intelligence, tâche délicieuse de guider un jeune esprit et d’apprendre à de jeunes idées à se formuler !… Après tout ce que j’ai fait, après lui avoir donné une place dans ma voiture, pas plus tard qu’hier, pour une visite des plus intéressantes aux restes des temps féodaux dans le comté de Perth… après avoir sacrifié tout ce que j’ai sacrifié, m’entendre dire que je me suis conduite avec Blanche de façon à l’effrayer quand je lui demandais de se confier à moi, c’est par trop cruel ! Je suis sensible… trop sensible… C’est dans ma nature, cher sir Patrick. Pardonnez-moi de regimber quand je suis blessée. Pardonnez-moi de sentir la blessure, surtout quand elle m’est faite par une personne que je révère.

Sa Seigneurie porta son mouchoir à ses yeux. Tout autre homme aurait retiré la lancette ; sir Patrick l’enfonça plus avant encore.

– Vous vous méprenez tout à fait sur mes paroles, répliqua-t-il. Je veux dire que Blanche craignait de vous révéler la vraie cause de son mal. Cette vraie cause est son anxiété au sujet de miss Sylvestre.

Lady Lundie poussa un autre cri, un véritable cri, cette fois, et ferma les yeux avec horreur.

– Je puis m’enfuir de la maison, s’écria lady Lundie avec énergie, je puis aller à l’autre bout du monde ; mais je ne puis entendre prononcer le nom de cette personne. Non, sir Patrick, pas en ma présence ! pas dans ma chambre ! Non, tant que je serai maîtresse à Windygates !…

– Je suis fâché d’avoir à dire quelque chose qui vous est désagréable, lady Lundie. Mais la nature de ma mission m’oblige à aborder, aussi légèrement que possible, des choses qui se sont passées hier dans votre maison, sans que vous en ayez eu connaissance.

Lady Lundie ouvrit soudain les yeux et devint toute attention.

Un observateur malin aurait pu supposer que Sa vertueuse Seigneurie n’était pas complètement insensible à l’émotion vulgaire de la curiosité.

– Une visite a été faite hier à Windygates, pendant que nous étions tous au lunch, continua sir Patrick, elle…

Lady Lundie saisit son mémorandum relié en maroquin rouge et arrêta son beau-frère. Les paroles de Sa Seigneurie sortirent ensuite de ses lèvres d’une façon nerveuse et par phrases saccadées :

– Je réponds, comme une femme accoutumée à avoir de l’empire sur elle-même. Je réponds de me maîtriser, à une condition : je ne veux pas que le nom soit prononcé. Je ne veux pas qu’il soit fait mention du sexe. Dites : la personne si cela vous convient. La personne, continua lady Lundie en ouvrant son mémorandum et en prenant une plume, a donc commis une audacieuse invasion dans ma demeure, hier ?

Sir Patrick inclina la tête, Sa Seigneurie prit une note, la plume qu’elle tenait d’une main fiévreuse écorchant méchamment le papier.

Et puis Milady se mit en devoir de faire subir à son beau-frère un interrogatoire comme à un témoin.

– Dans quelle partie de ma maison la personne est-elle entrée ? Apportez du soin à votre réponse, sir Patrick. Je me propose de me mettre sous la protection de la justice de paix, et ceci est un mémorandum pour ma plainte. N’avez-vous pas dit dans la bibliothèque ?… C’est cela, dans la bibliothèque.

– Ajoutez, dit sir Patrick en appuyant encore un peu plus sur la lancette, que la personne a eu un entretien avec Blanche dans la bibliothèque.

Cette fois la plume de lady Lundie perça le papier et une tache d’encre le souilla.

– La bibliothèque, répéta Sa Seigneurie, comme si elle allait suffoquer. Je réponds de me maîtriser, sir Patrick ! Il n’a rien manqué dans la bibliothèque ?

– Rien n’a manqué, lady Lundie, si ce n’est la personne elle-même, elle…

– Non, sir Patrick, je ne veux pas de cela, par respect pour mon sexe, je ne veux pas de cela.

– Pardonnez-moi, je vous prie. J’oubliais que elle était le pronom que vous veniez de proscrire. La personne avait écrit une lettre d’adieu à Blanche, et elle était partie on ne sait où. La douleur produite en elle par ces événements est la cause de ce qui est arrivé à Blanche ce matin. Si vous voulez bien y songer, et si vous vous rappelez quelle est votre opinion sur miss Sylvestre, vous comprendrez pourquoi Blanche hésitait à vous mettre dans sa confiance.

Il attendit une réponse. Lady Lundie était profondément absorbée par la contemplation de son mémorandum, et ne se rappelait même plus la présence du baronnet.

– La voiture à la porte à 2 h 50, dit-elle, répétant les derniers mots de la note qu’elle inscrivait ; s’informer de la plus prochaine justice de paix, et placer Windygates sous la protection de la loi. Je vous demande pardon, reprit-elle, se souvenant que sir Patrick était là. Ai-je omis quelque chose de particulièrement pénible ? Je vous en prie, mentionnez-la si j’ai commis cette omission.

– Vous n’avez rien omis qui soit de la plus légère importance, répondit sir Patrick. Je vous ai fait connaître ce que vous aviez le droit de savoir, et nous n’avons plus qu’à revenir au rapport médical de notre ami sur la santé de Blanche. Vous étiez, je crois, sur le point de me donner connaissance de son pronostic ?

– Diagnostic ! dit Sa Seigneurie avec dépit. J’avais oublié le terme exact, je me le rappelle maintenant. Pronostic est positivement une faute.

– J’accepte la correction, lady Lundie. Disons donc diagnostic.

– Vous m’avez informée, sir Patrick, que vous connaissez déjà ce diagnostic. Il est tout à fait inutile que je le répète devant vous.

– Je serais désireux de rectifier mes propres impressions en les comparant aux vôtres.

– Vous êtes bien bon. Vous êtes un homme instruit. Je ne suis qu’une pauvre femme ignorante. Vos impressions n’ont donc pas besoin d’être rectifiées par les miennes.

– Je crois me rappeler, lady Lundie, que notre ami recommande pour Blanche un traitement plutôt moral que médical. Si nous pouvons détourner ses pensées du pénible sujet qui l’agite, nous aurons fait pour le mieux. Telles sont les propres paroles du docteur, si je m’en souviens bien. Confirmez-vous mes souvenirs ?

– Je n’ai pas la prétention de discuter avec vous, sir Patrick. Vous êtes passé maître en fait d’ironie raffinée, je le sais. J’ai bien peur d’en avoir attiré tous les effets sur ma pauvre personne.

L’homme de loi garda tout son calme. Il accepta sans crainte la lutte avec cette femme exaspérée, car il connaissait sa puissance défensive.

– Je prends tout cela pour une confirmation de mes paroles, lady Lundie, fit-il, et je vous en remercie. Passons maintenant à la méthode qu’il convient d’employer pour nous conformer à l’avis de notre savant ami. Cette méthode me semble bien claire. Le mieux pour distraire l’esprit de Blanche est de tourner son attention sur un autre sujet de réflexion moins pénible que celui qui l’occupe à présent. Sommes-nous d’accord jusqu’ici ?

– Pourquoi faire peser toutes les responsabilités sur mes épaules ? demanda lady Lundie.

– Par profonde déférence pour votre opinion, répondit sir Patrick ; strictement parlant, sans doute, une sérieuse responsabilité retombe sur moi. Je suis le tuteur de Blanche…

– Dieu merci ! s’écria lady Lundie avec une véritable explosion de pieuse ferveur.

– Vous remerciez le ciel avec bien de l’ardeur, fit observer sir Patrick. Dois-je croire… permettez-moi de vous le demander… si vous doutez qu’il y ait aucune chance d’exercer avec succès une action quelconque sur Blanche ?

Lady Lundie perdit de nouveau son empire sur elle-même, comme son beau frère l’avait prévu.

– Vous devez prendre cette invocation pour ce qu’elle est, dit Milady. J’ai remercié le ciel de me délivrer d’un fardeau trop lourd ; car j’ai accepté la charge de veiller sur une incorrigible fille, sans cœur, obstinée et perverse, lorsque j’ai entrepris de donner mes soins à Blanche.

– N’avez-vous pas dit : incorrigible ?

– J’ai dit : incorrigible.

– Si le cas vous paraît aussi désespéré, chère madame, en ma qualité de tuteur de Blanche, je dois trouver les moyens de vous débarrasser de cette charge.

– Personne ne peut me décharger d’un devoir que j’ai accepté ! répliqua lady Lundie. Non ! quand je devrais mourir à mon poste !

– Supposez qu’il y ait un moyen qui se concilie avec votre devoir, insinua sir Patrick, pour vous relever de votre poste. Supposez que ce moyen soit en harmonie avec ce sacrifice de soi-même, qui est la devise de toutes les femmes et la vôtre.

– Je ne comprends pas, sir Patrick. Soyez assez bon pour vous expliquer.

Sir Patrick changea de rôle ; il prit celui d’un homme hésitant. Il lança un regard de respectueux examen sur sa belle-sœur, soupira et secoua la tête.

– Non, dit-il, ce serait demander trop. Même à une femme placée, comme vous l’êtes, sous le magnifique drapeau du devoir, ce serait trop demander…

– Rien de ce que vous pouvez me demander, au nom du devoir, ne saurait être excessif.

– Non ! non ! laissez-moi vous rappeler que la nature humaine n’a que des forces bornées.

– Une chrétienne et une femme bien née qui a le sentiment du devoir ne connaît pas de bornes aux obligations que sa conscience lui impose.

– Oh ! pourtant !…

– Sir Patrick, après ce que je viens de dire, votre persistance à douter de moi équivaut presque à une insulte.

– Ne dites pas cela ! Laissez-moi vous poser la question. Supposons que l’intérêt d’une autre personne dépende d’un oui prononcé par vous, alors que vos sentiments les plus chers vous poussent à dire non. Voulez-vous dire que dans ce cas vous sauriez renoncer à vos propres convictions, s’il vous était démontré que la considération du devoir exige de vous ce sacrifice ?

– Oui ! s’écria lady Lundie qui se hissa sur le piédestal de sa vertu. Oui… sans un moment d’hésitation.

– Je m’incline, lady Lundie. Vous m’enhardissez à poursuivre. Permettez-moi de vous demander, et après ce que je viens d’entendre, je le puis, s’il n’est pas de votre devoir d’agir conformément à l’avis qu’une des plus hautes autorités médicales de l’Angleterre vient de nous donner dans l’intérêt de votre fille et de ma nièce.

Sa Seigneurie reconnut que c’était son devoir ; elle attendait une occasion plus favorable de contredire son beau-frère.

– Très bien, poursuivit sir Patrick. Et maintenant vous admettrez que Blanche est semblable au plus grand nombre des autres créatures humaines, et qu’elle a bien quelque perspective de bonheur à son âge. Eh bien ! cette perspective, ne devons-nous pas l’ouvrir devant elle en vertu de cette obligation morale qui nous incombe, et que vous venez de reconnaître, de nous conformer à l’avis du médecin ?

Là-dessus il lança un coup d’œil de courtoise persuasion à Sa Seigneurie et attendit, à son tour, sa réponse de l’air le plus innocent du monde.

Si lady Lundie n’avait pas été décidée, grâce à l’irritation que son beau-frère excitait en elle depuis une heure, à lui disputer le terrain pied à pied, elle aurait vu, cette fois, qu’il lui tendait un piège.

Mais, la colère l’aveuglant, elle ne vit rien que l’occasion de déblatérer contre Blanche et de contredire sir Patrick.

– Si ma belle-fille a devant elle une perspective du genre de celle dont vous parlez, répliqua Milady, je devrais nécessairement dire : Oui. Mais Blanche est un esprit mal réglé, et un esprit mal réglé n’a pas de perspective de bonheur.

– Pardonnez-moi, dit sir Patrick. Blanche a une perspective de bonheur. En un mot, Blanche a la perspective de se marier, et, qui plus est, Arnold est disposé à l’épouser dès que les actes seront préparés.

Lady Lundie bondit sur son siège, devint cramoisie de fureur et ouvrit les lèvres pour parler. Mais sir Patrick se leva et reprit la parole avant qu’elle eût pu prononcer un mot.

– Je vous prie, lady Lundie, de me délivrer, par les moyens que vous avez vous-même reconnus comme étant de votre devoir, du lourd fardeau d’une pupille incorrigible. Comme tuteur de Blanche, j’ai l’honneur de vous proposer d’avancer son mariage et de le fixer à la première quinzaine du mois prochain.

Sur ces mots, voyant bien que le piège qu’il avait tendu à sa belle-sœur avait fait merveille, il attendit.

Une femme en colère, poussée à bout, est capable de subordonner toute autre considération à la passion de satisfaire sa colère. Lady Lundie n’avait qu’une seule voie à prendre pour faire tourner les choses contre sir Patrick et lady Lundie la prit.

Elle le haïssait si fort en cet instant que tout autre sentiment céda en elle au plaisir sans prix de battre son pauvre beau-frère avec ses propres armes.

– Mon cher sir Patrick ! dit-elle en accompagnant ses paroles d’un petit rire argentin, vous avez perdu beaucoup de temps précieux et bien d’éloquentes paroles à essayer de me tendre une embûche pour m’arracher un consentement que vous n’aviez qu’à demander. Je considère l’idée de hâter le mariage de Blanche comme excellente. Je suis charmée de transférer la charge d’une personne comme ma belle-fille à l’infortuné jeune homme qui veut bien la recevoir de mes mains. Moins il connaîtra le caractère de Blanche, plus il sera satisfait, à mon sens, de remplir l’engagement qu’il a pris de l’épouser. Je vous en prie, pressez les hommes de loi, sir Patrick, et faites que le mariage ait lieu une semaine plus tôt qu’une semaine plus tard, si vous voulez m’être agréable…

Puis Sa Seigneurie se redressa de toute sa hauteur et fit une révérence qui n’était rien de moins qu’une muette satire. Sir Patrick y répondit par un profond salut et un sourire qui disait éloquemment : « Je crois mot pour mot à cette spirituelle réponse. »

Admirable femme ! adieu !

Ainsi, la seule personne, dans le cercle de la famille, qui aurait pu forcer sir Patrick à des lenteurs qu’il redoutait était réduite au silence. Il avait su adroitement exploiter les vices du caractère de Milady.

Ainsi, en dépit d’elle-même, la belle-mère était acquise au projet de presser le mariage d’Arnold et de Blanche.

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