24 Partie

Blanche entra portant un verre de vin et vit Anne évanouie sur le parquet.

Elle en fut alarmée, mais non surprise ; elle s’agenouilla auprès d’Anne et lui souleva la tête. Ses observations antérieures sur son amie ne lui expliquaient que trop bien cet évanouissement. Le temps qu’elle avait mis à chercher le vin était, pour elle, la seule cause de la défaillance de la pauvre Anne.

Si elle avait été moins prompte à remonter de l’effet à la cause, elle serait allée à la fenêtre pour voir s’il n’était rien survenu au-dehors qui eût pu effrayer Anne. Elle aurait pu voir Geoffrey avant qu’il eût tourné le coin de la maison ; et cette découverte, faite par elle, aurait pu changer le cours des événements, non seulement de sa vie, mais de la vie de deux autres personnes. C’est ainsi que nous faisons nous-mêmes notre destinée en aveugles.

C’est ainsi que nous laissons notre petite part de bonheur à la merci capricieuse du hasard.

Mais, toujours dupes d’une heureuse illusion, nous croyons être le produit le plus raffiné du grand plan de création, et nous doutons que d’autres planètes soient habitées, parce qu’elles ne sont pas entourées d’une atmosphère respirable pour nous ! Car rien n’est fait que pour nous !

Après avoir essayé des remèdes à sa portée, hélas ! sans aucun succès, Blanche prit peur. Anne n’était-elle point morte, là, entre ses bras ?

Elle était sur le point d’appeler du secours, quelles que pussent être les conséquences de la découverte qui allait en résulter, quand la porte de l’antichambre s’ouvrit, et qu’Hester Dethridge parut.

La cuisinière avait accepté la condition imposée par sa maîtresse, si elle persistait à réclamer la liberté d’employer à son gré le reste de la journée. Conformément au désir exprimé par lady Lundie, elle affirmait sa résolution de faire à sa volonté, en déposant son livre de comptes sur le pupitre de la bibliothèque. Lorsque cela fut fait, elle répondit aux instances de Blanche qui l’appelait à son secours.

Lentement et d’un pas ferme, Hester Dethridge s’approcha. Blanche, agenouillée, tenait la tête d’Anne sur sa poitrine. Hester les regarda toutes deux, sans qu’aucun signe d’émotion se montrât sur son sévère et impassible visage.

– Ne voyez-vous pas ce qui est arrivé ? cria Blanche. Êtes-vous vivante ou morte ? Oh ! Hester, je ne puis la faire revenir. Regardez-la… regardez-la !…

Hester Dethridge regarda miss Sylvestre et secoua la tête ; puis elle réfléchit un moment et écrivit sur son ardoise, qu’elle tendit à Blanche par-dessus le corps de la pauvre Anne :

« Qui a fait cela ? »

– Stupide créature ! dit Blanche, personne n’a fait cela.

Les yeux d’Hester Dethridge se fixèrent plus attentivement sur le visage pâle et défait qui reposait sur la poitrine de Blanche. Son esprit se reporta en arrière sur sa misérable expérience de sa vie de femme mariée. Elle se remit à écrire sur son ardoise et montra de nouveau à Blanche ce qu’elle avait écrit.

« Elle en est venue là par la faute d’un homme. Laissez faire, et Dieu la rappellera à lui. »

– Affreuse et insensible créature ! Comment osez-vous écrire une chose aussi abominable ?

Cependant, malgré cette explosion bien naturelle d’indignation, Blanche ayant de nouveau regardé Anne, et de plus en plus effrayée par la persistance de cet évanouissement si semblable à la mort, fit un nouvel appel à l’étrange femme.

– Hester, pour l’amour du ciel, aidez-moi.

La cuisinière laissa retomber son ardoise à son côté et inclina la tête en signe d’obéissance. Elle invita Blanche à dégrafer la robe d’Anne et, mettant un genou à terre, elle prit à son tour la tête de la jeune femme sur ses genoux.

Dès l’instant où Hester Dethridge la toucha, Anne donna signe de vie.

Un léger frisson parcourut tout son corps, ses paupières tremblèrent, s’entrouvrirent, et se refermèrent de nouveau. Un léger soupir s’exhala de ses lèvres.

Hester la replaça entre les bras de Blanche, réfléchit un moment, se remit à écrire sur son ardoise et fit voir encore ce qu’elle avait écrit.

« Elle a frissonné quand je l’ai touchée. Cela signifie que j’ai marché sur sa tombe. »

Blanche détourna ses yeux de l’ardoise et de la cuisinière avec horreur.

– Vous m’épouvantez, dit-elle, vous l’épouvanterez elle-même si elle vous voit. Je n’ai pas l’intention de vous offenser. Mais laissez-nous, je vous en prie, laissez-nous.

Hester Dethridge accepta son renvoi, comme elle acceptait toutes choses. Elle inclina la tête, pour marquer qu’elle avait compris, regarda une dernière fois Anne, fit un raide salut à sa jeune maîtresse et sortit.

Une heure après, le sommelier l’avait payée et elle avait quitté la maison.

Blanche respira plus librement quand elle se trouva seule.

Elle pouvait être toute à la joie de voir Anne revenir à la vie.

– Pouvez-vous m’entendre, ma chérie ? murmura-t-elle. Puis-je vous laisser seule pour un moment ?

Les yeux d’Anne se rouvrirent lentement, et elle regarda autour d’elle avec cet effroi de la vie qui saisit toujours ceux que le mal avait foudroyés pour un moment, et qui reviennent au sentiment de leur douleur. Ils maudissent la pitié qui les a réveillés dans les bras de la mort.

Blanche appuya la tête d’Anne contre la chaise la plus proche et courut à la table où elle avait placé le vin en entrant.

Après avoir avalé une gorgée de ce vin, Anne éprouva les effets du stimulant. Blanche insista pour qu’elle vidât le verre et s’abstint de lui faire aucune question, jusqu’à ce qu’elle fût complètement revenue à elle sous l’influence du vin.

– Vous avez excédé vos forces ce matin, dit-elle aussitôt qu’elle jugea pouvoir parler sans danger. Personne ne vous a vue, ma chérie. Rien n’est arrivé. Vous sentez-vous tout à fait revenue à vous ?

Anne fit un effort pour se lever et quitter la bibliothèque. Mais Blanche la replaça sur un fauteuil et continua :

– Il n’y a nulle nécessité de bouger. Nous avons encore un quart d’heure à nous. J’ai quelque chose à vous dire, Anne, une petite proposition à vous faire. Voulez-vous m’écouter ?

Anne prit la main de Blanche et la pressa sur ses lèvres avec reconnaissance. Elle ne fit pas d’autre réponse. Blanche poursuivit :

– Je ne vous interrogerai plus, ma chérie, je n’essaierai pas de vous retenir ici contre votre volonté. Je ne vous rappellerai même pas ma lettre d’hier. Mais je ne puis vous laisser partir sans avoir l’esprit en repos à votre sujet. Vous soulagerez mon anxiété si vous voulez faire une chose, une chose facile, par amour pour moi.

– Qu’est-ce, Blanche ?

Elle fit cette réponse d’un ton vague, comme si sa pensée était loin de ce qu’elle disait. Blanche était trop avide d’arriver à son but pour remarquer l’air égaré d’Anne et la façon toute mécanique dont elle avait parlé.

– Je désirerais vous voir consulter mon oncle, reprit Blanche. Sir Patrick s’intéresse à vous ; sir Patrick me proposait, aujourd’hui même, d’aller vous voir à l’auberge. C’est le plus sage, le meilleur, et le plus aimable vieillard qui soit au monde, et vous pouvez vous fier à lui, comme vous ne pouvez vous fier à aucun autre. Voulez-vous mettre sir Patrick dans votre confidence, et vous laisser guider par ses avis ?

L’esprit toujours perdu dans une rêverie déchirante, Anne regardait vers la pelouse et ne répondait pas.

– Allons, dit Blanche, un mot… est-ce trop demander ?… Est-ce oui ou non ?

Toujours regardant vers la pelouse, toujours pensant à autre chose, Anne céda et dit :

– Oui.

Blanche en fut ravie.

« Comme j’ai bien conduit la négociation, pensa-t-elle. C’est ce que mon oncle entend, quand il parle d’établir solidement son terrain. »

– Voilà le plus sage « oui », ma chère, que vous ayez dit de votre vie. Attendez ici, je vais au lunch, sans cela on pourrait envoyer savoir ce que je suis devenue. Sir Patrick m’a gardé une place auprès de lui. Je pourrai lui dire ce que je souhaite, et il le fera. Oh ! l’heureuse chose que d’avoir affaire à un homme habile ! Sir Patrick s’arrangera pour quitter la table avant tout le monde sans exciter les soupçons. Rendez-vous immédiatement avec lui à la serre. Nous y avons passé toute la matinée, personne n’y reviendra maintenant. Je vous suivrai aussitôt que j’aurai donné satisfaction à lady Lundie en mangeant quelque chose. Personne ne sera dans le secret que nous trois. Dans cinq minutes, au plus, vous pouvez attendre sir Patrick. Laissez-moi partir ! Nous n’avons pas un moment à perdre !

Anne la retint.

– Qu’y a-t-il ? demanda Blanche.

– Tout va-t-il bien avec Arnold, Blanche ?

– Arnold est plus charmant que jamais, ma chérie.

– Le jour de votre mariage est-il fixé ?

– Oh ! il y a des siècles d’ici là. Le jour ne sera pas fixé avant notre retour à Londres et la fin de l’automne. Laissez-moi partir, Anne.

– Embrassez-moi, Blanche.

Blanche l’embrassa et essaya de dégager sa main. Anne s’accrochait à elle comme une personne qui se noie et comme si sa vie dépendait de cette étreinte.

– Blanche, m’aimerez-vous toujours comme vous m’aimez à présent ?

– Comment pouvez-vous me le demander ?

– J’ai dit oui tout à l’heure ; dites oui à votre tour.

Blanche fit ce qu’elle demandait. Les yeux d’Anne se fixèrent sur le visage de sa jeune amie avec un long regard de compassion ; puis tout à coup Anne laissa retomber la main qu’elle tenait.

Blanche s’enfuit, plus agitée, plus inquiète qu’elle n’eût voulu se l’avouer à elle-même. Jamais elle n’avait senti aussi vivement l’urgente nécessité d’en appeler aux conseils de sir Patrick.

Les hôtes étaient encore tranquillement à table, quand Blanche entra dans la salle à manger.

Lady Lundie exprima naturellement sa surprise, sur un ton convenablement gradué de reproche, du manque d’exactitude de sa belle-fille. Blanche lui présenta ses excuses avec la plus exemplaire humilité.

Elle se glissa sur sa chaise, à côté de son oncle, et prit la première chose qui lui fut offerte : Sir Patrick regardait sa nièce ; il se trouvait en face d’un modèle de jeune Anglaise. Il se demanda intérieurement ce que cela voulait dire.

La conversation, interrompue un moment (elle roulait sur des sujets de politique et de sport, et quand le besoin de clamer se faisait sentir, on mettait sur le tapis le sport et la politique), fut reprise à l’instant. Grâce au bruit de la discussion, et tout en recevant les attentions du vieux gentleman, Blanche put trouver le moment de lui murmurer à l’oreille :

– Restez calme, mon oncle ! Anne est dans la bibliothèque.

En ce moment, Mr Smith lui offrait du jambon, qu’elle refusa gracieusement.

– Je vous en prie, continua-t-elle, je vous en prie, rendez-vous auprès de cette pauvre Anne ; elle désire vous voir, elle est dans un effroyable embarras.

Le galant Mr Jones lui présenta la tarte aux fruits et à la crème, qu’elle accepta en le remerciant.

– Conduisez-la à la serre, continua-t-elle. Je vous suivrai quand j’en trouverai l’occasion. Faites cela à l’instant, mon oncle, si vous m’aimez, ou vous arriverez trop tard.

Avant que sir Patrick eût pu murmurer un mot de réponse, lady Lundie, découpant un gâteau, chef-d’œuvre du génie écossais, proclama qu’il avait été fait par elle-même et, en conséquence, en offrit une tranche à sir Patrick. La tranche, en l’ouvrant, donna passage à une éruption de prunes et de sucreries enveloppées de beurre fondu.

Sir Patrick avait soixante-dix ans ; il est donc inutile d’ajouter qu’il refusa poliment de commettre sans raison un attentat pareil contre son estomac.

– Quoi ! mon gâteau ! insista lady Lundie, en élevant l’horrible composition au bout de sa fourchette. N’aura-t-il pas le pouvoir de vous tenter ?

Sir Patrick vit une occasion de s’esquiver, sous le couvert d’un compliment à sa belle-sœur ; il fit appel à son plus courtois sourire, et posant la main sur son cœur :

– L’homme est sujet à faillir, dit-il, quand il est soumis à une tentation irrésistible. Si c’est un mortel sage, que doit-il faire ?

– Il doit manger un peu de mon gâteau, dit la prosaïque lady Lundie.

– Non, fit sir Patrick, avec un regard d’indicible dévouement envers sa belle-sœur. Il doit fuir la tentation, chère dame, et c’est ce que je fais.

Il salua et s’échappa de la salle à manger.

Lady Lundie baissa les yeux avec une expression de vertueuse indulgence pour l’humaine faiblesse et partagea modestement le compliment de sir Patrick entre elle et son gâteau.

Sachant fort bien que son départ serait promptement suivi par la sortie de table des dames, sir Patrick gagna la bibliothèque aussi vite que son pied boiteux le lui permettait. Maintenant qu’il était seul, ses manières trahissaient l’inquiétude, et son visage était grave.

Il entra dans la salle.

Aucun signe visible de la présence d’Anne… la bibliothèque était solitaire.

– Partie ! s’écria sir Patrick. Cela n’annonce rien de bon.

Après un moment de réflexion, il revint dans l’antichambre pour prendre son chapeau. Il se pouvait qu’elle eût craint d’être découverte, si elle restait dans la bibliothèque et qu’elle se fût rendue seule à la serre.

Si elle ne se trouvait pas dans la serre, la tranquillité d’esprit de Blanche, et l’éclaircissement des soupçons de sir Patrick dépendaient de la découverte du nouveau lieu où miss Sylvestre serait allée chercher un refuge. Dans ce cas, le temps était précieux, et il fallait savoir le mettre à profit.

Après être arrivé rapidement à ces conclusions, sir Patrick tira la sonnette de l’antichambre communiquant avec l’office et fit appeler son valet de chambre, homme d’une discrétion et d’une fidélité à toute épreuve, et presque aussi âgé que son maître.

– Prenez votre chapeau, Duncan, dit-il, quand le valet de chambre parut, et sortez avec moi.

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