25 Suivie

Maître et serviteur partirent en silence à travers les jardins. Arrivés en vue de la serre, sir Patrick ordonna à Duncan de l’attendre et entra seul.

Il n’était pas besoin de la précaution qu’il avait prise. La serre était aussi solitaire que la bibliothèque. Il revint sur le seuil et regarda dehors autour de lui. Pas une créature humaine dans les jardins. Sir Patrick appela son domestique.

– Retournez aux écuries, Duncan, dit-il, et dites que miss Lundie m’a prêté son poney-chaise pour aujourd’hui. Faites atteler à l’instant et attendez dans la cour de l’écurie. Je désire attirer l’attention le moins possible. Vous viendrez avec moi. Munissez-vous d’un indicateur des chemins de fer. Avez-vous de l’argent ?

– Oui, sir Patrick.

– Vous est-il arrivé de voir l’institutrice miss Sylvestre, quand vous êtes venu ici pour la fête de jour ?

– Je l’ai vue, sir Patrick !

– La reconnaîtriez-vous ?

– Je lui ai trouvé un air fort distingué, sir Patrick. Je la reconnaîtrais certainement.

– Avez-vous sujet de penser qu’elle vous ait remarqué ?

– Elle ne m’a pas même regardé, sir Patrick.

– Très bien ! mettez de quoi changer de linge dans votre sac de voyage, Duncan, j’aurai peut-être besoin de vous pour un petit voyage en chemin de fer. Attendez-moi dans la cour de l’écurie. Il s’agit d’une affaire qui repose entièrement sur ma discrétion et sur la vôtre.

– Merci, sir Patrick.

Après avoir ainsi répondu au compliment que sir Patrick venait de lui faire, Duncan se dirigea gravement vers les écuries, et son maître rentra dans la serre pour y attendre l’arrivée de Blanche.

Sir Patrick donna des signes d’impatience pendant la durée de cette attente. Plusieurs fois il eut recours à la tabatière enchâssée dans la pomme de sa canne. Il sortait de la serre pour regarder au dehors ; il y rentrait…

La disparition d’Anne lui créait un sérieux obstacle sur le chemin de plus amples découvertes, et c’était du temps perdu pour vaincre cet obstacle que celui qu’il passait à attendre Blanche.

Enfin, elle apparut sur les marches de la serre, toute essoufflée par la course qu’elle avait faite pour arriver aussi vite que ses petits pieds pouvaient l’y porter, au lieu du rendez-vous.

Sir Patrick s’avança vers elle, voulant lui épargner le choc d’une cruelle surprise.

– Blanche, dit-il, préparez-vous, ma chère, à un grand désappointement. Je suis seul.

– Voulez-vous dire que vous l’avez laissée partir ?

– Ma pauvre enfant ! je ne l’ai pas vue du tout.

Blanche le repoussa et se mit à courir dans la serre. Sir Patrick la suivit. Elle revint sur ses pas, le désespoir peint sur le visage.

– Oh ! mon oncle, moi qui éprouve une si grande pitié pour elle, elle n’a guère pitié de moi !

Sir Patrick ouvrit ses bras à sa nièce et caressa de la main la jeune et jolie tête qui s’appuyait sur son épaule.

– Ne la jugez pas sévèrement, ma chère, vous ne savez pas quelle sérieuse nécessité elle peut invoquer pour excuse. Il est clair qu’elle ne saurait se confier à personne et que si elle a consenti à me consulter, c’était pour vous décider à vous éloigner et pour vous épargner la douleur d’une séparation. Remettez-vous, Blanche. Je ne désespère pas de découvrir où elle est allée, si vous voulez m’aider.

Blanche releva la tête et sécha bravement ses larmes.

– Mon père n’était pas meilleur pour moi que vous ne l’êtes, fit-elle. Mon oncle, dites-moi seulement ce que je puis faire.

– J’ai besoin de savoir exactement ce qui s’est passé dans la bibliothèque, dit sir Patrick. N’oubliez rien, ma chère enfant, quelque insignifiant que puisse vous paraître un détail. Les détails insignifiants en apparence ont de l’importance pour nous, les minutes aussi sont précieuses.

Blanche suivit ses instructions à la lettre ; son oncle l’écoutait avec la plus profonde attention. Quand elle eut achevé son récit, sir Patrick proposa de quitter la serre.

– J’ai fait atteler votre petite voiture, dit-il, et je puis vous dire ce que je me propose de faire sur le chemin d’ici aux écuries.

– Laissez-moi vous accompagner, mon oncle !

– Pardonnez-moi, ma chère, de ne pas accéder à cette demande. Les soupçons de votre belle-mère sont facilement excités… et il vaut mieux que vous ne soyez pas vue avec moi, si mes investigations me conduisent à Craig Fernie. Je vous promets, si vous restez ici, de vous dire tout, quand je serai de retour. Joignez-vous à la société, dans tous les projets qui pourront être faits pour l’après-midi, vous empêcherez ainsi que mon absence fasse l’objet d’autre chose que d’une simple remarque en passant. Faites ce que je vous demande. Bien ! vous êtes une bonne fille ! Maintenant, écoutez ce que je vous propose de tenter pour cette pauvre femme, et comment votre petite histoire m’a été utile.

Il s’arrêta pour réfléchir, se demandant s’il devait commencer par faire part à Blanche de sa consultation avec Geoffrey… Une fois encore, il décida cette question négativement.

« Mieux vaut attendre pour la mettre dans la confidence que j’aie accompli ce voyage d’informations », pensait-il.

– Ce que vous m’avez dit, Blanche, se résume dans mon esprit en deux choses : ce qui s’est passé dans la bibliothèque sous vos yeux, et ce que miss Sylvestre vous a dit sur ce qui était arrivé à l’auberge. Quant à l’événement survenu dans la bibliothèque même, il est trop tard pour rechercher si l’évanouissement était causé, comme vous le dites, par un simple épuisement, ou si c’est le résultat de quelque chose de nouveau qui se serait passé pendant votre courte absence.

– Que pourrait-il s’être passé pendant mon absence ?

– Je n’en sais pas plus que vous là-dessus, ma chère ; c’est simplement une conjecture, et comme telle, j’en prends note. Pour arriver à ce qui nous concerne pratiquement, si miss Sylvestre est dans un état de santé aussi débile, il est impossible qu’elle soit arrivée sans secours à une grande distance de Windygates. Elle peut avoir cherché un refuge dans une des chaumières du voisinage. On doit l’avoir vue passer ; elle a pu rencontrer la voiture de quelque fermier se rendant à la station et demander au conducteur de lui donner une place dans cette voiture ; elle peut encore avoir marché aussi loin que ses forces le lui ont permis et s’être arrêtée pour se reposer dans quelque endroit abrité sur le chemin.

– J’irai aux informations dans toutes les chaumières aussitôt que vous serez parti.

– Très bien ! Elle est femme et, on peut le dire, elle n’est rien moins que forte. Elle ne peut avoir quitté ce voisinage qu’en louant une voiture ou en voyageant par le chemin de fer. Je me propose d’aller d’abord à la station. Au train dont vos poneys dévorent l’espace, il y a des chances, malgré le temps perdu, que j’arrive aussi tôt qu’elle, en supposant qu’elle ait l’intention de partir par un des premiers trains montant ou descendant.

– Il y a un train dans une demi-heure, mon oncle… Elle n’arrivera jamais à temps pour celui-là.

– Elle est peut-être moins épuisée que vous ne le pensez ; elle peut faire un effort, ou bien elle peut n’être pas seule. Comment pouvez-vous savoir si quelqu’un ne l’attendait pas sur la route, son mari, s’il existe ?… Je présume qu’elle est maintenant en route pour la station, et il faut que j’y arrive…

– Et que vous l’arrêtiez, si vous la trouvez là ?

– Ce que je ferai, Blanche, doit être laissé à ma discrétion. Si je la trouve, je ferai pour le mieux. Si je ne la trouve pas, je laisserai Duncan, que j’emmène avec moi, attendre les trains qui doivent passer d’ici au dernier train du soir. Il connaît de vue miss Sylvestre… et il est sûr qu’elle ne l’a jamais remarqué. Si elle va au sud ou au nord, à une heure ou à une autre, Duncan a l’ordre de la suivre n’importe où elle ira.

– Comme vous avez été habile de penser à ce Duncan.

– Pas le moins du monde, ma chère. Duncan est mon factotum, et le parti que je prends serait venu à l’esprit de n’importe qui. Arrivons au point le plus difficile. Supposons qu’elle loue une voiture ?

– Il n’y a pas d’autre endroit où l’on puisse s’en procurer qu’à la station.

– Il y a des fermiers aux alentours, et les fermiers ont des charrettes légères et des carrioles. Il est on ne peut plus probable qu’ils consentent à les mettre à sa disposition. Mais les femmes surmontent des difficultés qui arrêtent les hommes. Et c’est une femme habile… une femme qui, vous pouvez en être sûre, a l’idée arrêtée de vous dissimuler ses traces. Ah ! si nous avions quelqu’un à qui nous puissions nous fier pour surveiller l’embranchement des deux routes qui conduisent à la station !… Il faut, moi, que je parte dans la direction opposée.

– Arnold peut le faire.

Sir Patrick parut un peu indécis.

– Arnold est un excellent garçon, dit-il, mais peut-on se fier à sa discrétion ?

– Il est, après vous, la personne la plus discrète que je connaisse et, il y a plus, c’est que je lui ai dit toute l’histoire d’Anne, excepté ce qui est arrivé aujourd’hui. Je crois bien que cela, je le lui dirai encore quand je serai seule et malheureuse, après que vous serez parti. Il y a dans Arnold quelque chose, je ne sais ce que c’est, qui me redonne du courage. D’ailleurs, pensez-vous qu’il trahirait un secret que je lui aurais confié ? Vous ne savez pas combien il m’est dévoué ?

– Ma chère Blanche, je ne suis pas l’objet de son adoration, comme vous. Vous avez seule de l’autorité sur ce point. Je me rends. Ayons recours à Arnold. Recommandez-lui d’être très attentif, qu’il se porte en personne à l’endroit où les routes se rencontrent. Nous n’avons plus maintenant qu’un endroit où nous puissions espérer trouver sa trace. Je me charge de faire les investigations nécessaires à l’auberge de Craig Fernie.

– L’auberge de Craig Fernie, mon oncle ! Vous avez donc oublié ce que je vous ai dit ?

– Attendez un peu, ma chère. Miss Sylvestre a personnellement quitté l’auberge, je vous l’accorde. Mais si malheureusement nous ne réussissons pas à la retrouver par d’autres moyens, elle peut avoir laissé à Craig Fernie une trace qui nous guidera. Cette trace, il nous faut la trouver à l’instant, en cas d’accident… Vous ne paraissez pas bien me suivre ? Allez ! je franchirai l’espace avec toute la rapidité dont vos poneys sont capables. J’arrive à la seconde des deux choses que votre histoire présente à mon esprit. Qu’est-ce que miss Sylvestre vous a dit de ce qui lui était arrivé à l’auberge ?

– Elle y a perdu une lettre.

– C’est bien cela. Elle a perdu une lettre à l’auberge… Premier événement. Bishopriggs, le garçon, s’est querellé avec Mrs Inchbare et a perdu sa place… Second événement. D’abord, quant à la lettre, est-elle réellement perdue ou a-t-elle été volée ? Dans l’un et l’autre cas, si nous pouvons mettre la main sur ce document, nous avons au moins la chance qu’il nous aide à découvrir quelque chose. Et puis, quant à Bishopriggs…

– Vous n’allez pas, bien sûr, me parler du garçon ?

– Si fait. Bishopriggs possède deux mérites importants. Bishopriggs est un anneau dans la chaîne de mes arguments et c’est un de mes vieux amis.

– Un de vos amis !

– Nous vivons dans un temps où un artisan, en parlant d’un autre artisan, dit : « Ce gentleman ». Je marche avec mon siècle, et en parlant de mon clerc, je dis : « Mon ami ». Il y a quelques années, Bishopriggs était employé comme clerc dans mon étude. C’est l’un des plus intelligents et des plus dénués de scrupules parmi les vieux vagabonds de l’Écosse. Parfaitement honnête pour tout ce qui concerne les livres, shillings et deniers, parfaitement sans principes quand il vise un but d’intérêt et qu’il ne s’agit que d’un abus de confiance hors de l’atteinte de la loi. J’ai fait deux désagréables découvertes quand je l’avais à mon service ; il était arrivé à se procurer un duplicata de mon cachet, et j’ai les plus forts motifs pour le soupçonner de s’être emparé de quelques papiers appartenant à deux de mes clients. Jusqu’à présent, il n’avait rien fait de plus mal ; et je n’avais pas assez de temps à perdre pour diriger une action contre lui. Je l’ai seulement renvoyé comme un homme auquel on ne pouvait pas se fier et qui était suspect de trop s’attacher aux lettres et aux papiers qui passent par ses mains.

– Je comprends, mon oncle, je comprends !

– C’est assez clair, n’est-ce pas. Si la lettre de miss Sylvestre est sans importance, elle peut n’être qu’égarée et se retrouver. Si elle contient quelque chose qui puisse faire espérer un avantage éloigné à la personne en la possession de qui elle se trouve, alors, pour me servir de l’exécrable jargon du jour : Je tiens ce qu’on voudra, Blanche, que c’est Bishopriggs qui a la lettre.

– Mais il a quitté l’auberge… Comme c’est malheureux !

– Malheureux, parce que cela cause un retard, rien de plus. Ou je me trompe fort, ou Bishopriggs reviendra à l’auberge. Le vieux drôle, on ne peut pas le nier, est un personnage des plus amusants. Il a laissé un grand vide quand il a quitté mon étude. Les vieux habitués de Craig Fernie, spécialement les Anglais, en perdant Bishopriggs, vous pouvez en être certaine, perdent une des attractions de l’auberge. Mrs Inchbare n’est pas femme à mettre sa dignité au-dessus de son intérêt. Elle et Bishopriggs feront la paix ensemble, tôt ou tard, et tout sera oublié. Quand je lui aurai posé quelques questions, qui peuvent amener d’importants résultats, je laisserai une lettre pour Bishopriggs entre les mains de Mrs Inchbare. Ma lettre lui dira que je veux lui parler et lui fera connaître l’adresse où il pourra m’écrire. J’aurai de ses nouvelles, Blanche, et si la lettre est en sa possession, j’aurai cette lettre.

– N’aura-t-il pas peur, s’il l’a volée, de vous avouer qu’il la possède ?

– Très bien trouvé, Blanche. Il pourrait hésiter avec un autre. Mais moi, je sais comment le prendre et je connais le moyen de le faire parler… C’est assez nous occuper de lui pour le moment. Il y a un autre point difficile qui concerne miss Sylvestre. Je puis avoir à la décrire. Comment était-elle habillée quand elle vint ici ? Rappelez-vous que je suis un homme, et si l’habillement d’une Anglaise peut être décrit intelligemment par une Anglaise, dites-moi, en bon anglais, quel vêtement elle portait.

– Elle portait un chapeau de paille orné de fleurs des champs et un voile blanc. Les fleurs des champs étaient sur le côté, mon oncle, ce qui est moins commun que de les placer par-devant. Elle avait un châle gris clair, et un piqué…

– Là, voilà que vous vous lancez dans vos termes français ! Pas un mot de plus ! Un chapeau de paille avec un voile blanc et des fleurs des champs sur le côté du chapeau… et puis un châle gris clair. C’est tout ce qui peut entrer dans la tête d’un homme, et cela suffira. J’ai mes instructions et j’ai gagné un temps précieux. Jusqu’ici tout va bien. Nous voici à la fin de notre conférence, et voilà la grille de la cour des écuries. Vous savez ce que vous avez à faire pendant mon absence ?

– Je dois envoyer Arnold au point de rencontre des deux routes, et j’ai à me conduire, si je le puis, comme s’il n’était rien arrivé.

– Chère enfant, encore bien répondu ! Vous avez ce que j’appelle un esprit qui saisit bien. Inappréciable faculté ! Vous êtes appelée à prendre le gouvernement domestique. Arnold ne sera pas autre chose qu’un mari constitutionnel. Ces maris-là sont les seuls qui soient complètement heureux. Vous saurez tout, ma chère enfant, quand je serai de retour. Ah ! voici Duncan. Vous avez votre sac de voyage, Duncan ? Bien ! Et L’Indicateur des chemins de fer ? Très bien ! Vous prendrez les rênes, je ne conduirai pas. J’ai besoin de réfléchir. Conduire est incompatible avec l’exercice des facultés intellectuelles. Un homme met son esprit dans son cheval et descend au niveau de cet animal utile ; c’est une condition nécessaire pour arriver à destination sans verser. Adieu, Blanche ! À la station, Duncan, à la station.

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