18 Plus près encore

Blanche s’avança d’un pas léger.

– Que faites-vous ici ? demanda-t-elle à Arnold.

– Rien. J’allais justement vous aller chercher dans le jardin.

– Le jardin est insupportable ce matin.

En disant cela, elle s’éventait avec son mouchoir et, remarquant pour la première fois la présence de Geoffrey, elle ne prit pas du tout la peine de cacher l’ennui qu’elle en éprouvait.

« Attendez que je sois mariée, pensa-t-elle, et Mr Delamayn sera plus habile que je ne le soupçonne de l’être, s’il jouit beaucoup de la société de son ami. »

– Un peu trop chaud, hein ? dit Geoffrey en voyant les yeux de la jeune fille fixés sur lui et supposant qu’elle attendait de lui quelque compliment.

Après avoir accompli ce devoir, il s’éloigna sans attendre une réponse, et alla s’asseoir devant un des bureaux de la bibliothèque.

– Sir Patrick est tout à fait dans le vrai sur les jeunes gens d’aujourd’hui, dit Blanche en se retournant du côté d’Arnold. En voici un qui m’adresse une question et qui n’attend pas que je lui réponde. Il y en a trois autres du même genre dans le jardin, qui n’ont parlé, depuis une heure, que des ancêtres de leurs chevaux et des muscles des hommes. Quand nous serons mariés, Arnold, ne me présentez aucun de vos amis, à moins qu’il n’ait atteint la cinquantaine. Qu’allons-nous faire jusqu’au lunch ? On est tranquille ici et au frais au milieu des livres. J’ai besoin d’une douce occupation et je n’ai absolument rien à faire. Si nous lisions quelques poésies ?

– Pendant qu’il est ici ? demanda Arnold en désignant l’antithèse personnifiée de la poésie, autrement dit Geoffrey Delamayn, assis, le dos tourné, à l’autre bout de la bibliothèque et écrivant.

– Pouah ! fit Blanche. Mettons qu’il y ait un animal dans la pièce ; nous n’avons pas à nous inquiéter de lui.

– Ah ! mais, s’écria Arnold, vous êtes plus mordante ce matin que sir Patrick lui-même. Si vous parlez ainsi de mon ami, que sera-ce donc quand nous serons mariés ?

Blanche fit glisser sa main dans celle d’Arnold et lui imprima une douce pression très significative.

– Je serai toujours bonne pour vous, murmura-t-elle avec un regard plein des plus tendres promesses.

Arnold lui rendit ce regard.

Geoffrey devenait gênant. Pourquoi ce grand et stupide maladroit n’allait-il pas écrire sa lettre ailleurs ?

Avec un petit soupir étouffé, Blanche se laissa retomber sur son fauteuil et demanda de nouveau la lecture de quelques poésies, mais d’une voix mal assurée, son visage étant bien plus coloré que d’habitude.

– Quelle poésie dois-je vous lire ? demanda Arnold.

– N’importe laquelle. C’est encore un de mes caprices. Je meurs du désir d’entendre de la poésie, je ne sais laquelle, et je ne sais pourquoi j’éprouve ce désir.

Arnold alla droit à la plus proche tablette et prit le premier volume qui lui tomba sous la main, un gros livre in-quarto dont la reliure était très simple.

– Eh bien ! demanda Blanche, qu’avez-vous trouvé ?

Arnold ouvrit le volume et lut consciencieusement tel qu’il était imprimé :

– Le Paradis perdu, poème, par John Milton.

– Je n’ai jamais lu Milton, dit Blanche, et vous ?

– Moi non plus.

– Autre exemple de sympathie entre nous ! Nulle personne instruite ne doit cependant ignorer Milton. Rangeons-nous parmi les personnes instruites. Commencez, je vous prie.

Arnold prit un tabouret, s’assit aux pieds de Blanche et ouvrit le premier livre du Paradis perdu.

Son système comme lecteur de vers blancs était la simplicité même. En poésie, nous sommes quelques-uns, beaucoup de poètes vivants peuvent en témoigner, qui tenons pour le son, et quelques autres, peu de poètes vivants peuvent en témoigner, qui préférons le sens. Arnold était pour le son.

Il s’arrêtait inexorablement après chaque vers comme s’il y avait un point ; il lisait très haut sur les intonations montantes et aussi vite que le lui permettaient les difficultés qu’il éprouvait à articuler ces mots.

La première désobéissance de l’homme et le fruit

De cet arbre formidable dont la saveur mortelle

Amena la mort en ce monde, nous livra au malheur,

Et nous fit perdre le Paradis jusqu’au moment où un homme plus grand

Nous rendit et nous reconquit le séjour des bienheureux.

Chante, muse mortelle…

 C’est beau, dit Blanche. Quelle honte d’avoir depuis si longtemps Milton dans la bibliothèque et de ne pas l’avoir encore lu. Nous passerons des matinées à lire Milton, Arnold. Cela paraît long, mais nous sommes jeunes tous deux, et nous vivrons peut-être assez pour voir la fin du livre… Attendez donc, Arnold, que je vous regarde encore ; vous ne me semblez pas être revenu à Windygates dans de bonnes dispositions de santé.

– Vraiment ?… je ne pourrais vous expliquer cela.

– Je le puis, moi, c’est par sympathie. Je ne suis pas non plus dans mon état habituel.

– Vous ?

– Non ; après ce que j’ai vu à Craig Fernie, je deviens de plus en plus inquiète au sujet d’Anne. Vous devez le comprendre, j’en suis sûre ; je vous en ai assez dit ce matin.

Arnold cessa brusquement de regarder Blanche, pour se replonger dans le Milton. Cette nouvelle allusion aux événements de Craig Fernie lui semblait un nouveau reproche de sa conduite à l’auberge. Il essaya d’imposer silence à la jeune fille, en lui montrant Geoffrey…

– N’oubliez pas, murmura-t-il, qu’il y a une autre personne que nous dans cette pièce.

Blanche leva les épaules très dédaigneusement.

– Que lui importe ? demanda Blanche. Que sait-il et que se soucie-t-il de savoir au sujet d’Anne ?

Il n’y avait qu’une seule chance de détourner l’attention de Blanche de ce sujet délicat, c’était de reprendre la lecture ; il sauta deux vers et continua avec plus de son et moins de sens que jamais :

Au commencement, comment le ciel et la terre

Sortirent-ils du chaos ? Comment la montagne de Sion…

 Attendez encore, Arnold. Vous ne pouvez ainsi me donner une indigestion de Milton. Et puis j’ai quelque chose à vous dire. Savez-vous que j’ai consulté mon oncle au sujet d’Anne ? Je l’ai abordé ici, dans cette pièce. Je lui ai dit tout ce que je vous avais dit à vous-même. Je lui ai montré la lettre d’Anne, et lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il a pris un peu de temps et beaucoup de tabac avant de me répondre. Il s’est enfin décidé à parler, et m’a dit que je pouvais être parfaitement dans le vrai en soupçonnant le mari d’Anne d’être un homme abominable. Moi, je me rappelle sa manière de se soustraire à ma vue : c’est une circonstance suspecte ! Et puis, ces lumières soudainement éteintes à mon arrivée. J’avais pensé, et Mrs Inchbare avait pensé comme moi, que c’était le vent. Sir Patrick soupçonne cet homme horrible d’avoir soufflé les bougies pour que je ne puisse pas le voir en entrant dans la chambre. Je suis intimement persuadée que sir Patrick a raison… Qu’en pensez-vous ?

– Je pense que nous ferons mieux de poursuivre notre lecture, repartit Arnold, qui avait de nouveau baissé la tête sur le livre. Nous semblons oublier Milton.

– Comme vous êtes énervant avec votre Milton. Ce dernier morceau ne m’a pas paru aussi intéressant que l’autre. Y a-t-il de l’amour dans le Paradis perdu ?

 Peut-être en trouverons-nous si nous continuons.

– Très bien, alors ; continuez et arrivez-y bien vite.

Arnold fut si prompt qu’il perdit l’endroit où il avait lu. Au lieu de continuer, il recommença et se répéta :

Au commencement, comment le ciel et la terre

Sortirent-ils du chaos ? Comment la montagne de Sion…

 Vous avez déjà lu cela, dit Blanche.

– Je ne le crois pas.

– J’en suis sûre. Quand vous avez dit la montagne de Sion, je me souviens que cela m’a fait penser aux méthodistes. Je n’aurais jamais pensé aux méthodistes si vous n’aviez pas dit la montagne de Sion. Voilà qui tombe sous le sens.

– Je vais essayer à partir de la page suivante, dit Arnold. Je ne puis avoir lu déjà ce passage, car je n’ai pas tourné le feuillet.

Blanche se renversa sur son siège et enfin, résignée, se voila le visage avec son mouchoir.

– Les mouches ! dit-elle. Ne croyez pas que je veuille dormir. Essayez de l’autre page, cher Arnold, à partir de l’autre page.

Arnold continua :

Disons d’abord, car le Ciel ne cache rien à ta vue,

Pas plus que les profondeurs de l’enfer, disons d’abord quelle cause

Vint troubler nos premiers parents dans cet heureux état…

Blanche retira vivement son mouchoir et se tint assise toute droite sur son fauteuil.

– Fermez ce livre ! cria-t-elle, je ne puis en supporter davantage. Arnold fermez-le !… Arnold, fermez-le !…

– Qu’avez-vous ?

– Cet heureux état, dit Blanche, qu’est-ce que cet heureux état signifie ? Le mariage sans doute ! Et le mariage me rappelle Anne. Je n’en veux pas entendre parler davantage. Le Paradis perdu est trop pénible. Fermez le livre. Bien. La première question à sir Patrick a donc été pour savoir ce qu’il pensait que le mari d’Anne avait pu faire. Le misérable a tenu envers elle une conduite infâme ; mais en quoi… de quelle façon ?… Y a-t-il quelque secours à porter à Anne ?… Mon oncle réfléchit encore. Il pensait que tout était possible. « Les mariages secrets sont de dangereuses choses, m’a-t-il dit, surtout en Écosse. » Je ne pouvais rien lui dire à ce sujet. Je me contentai de lui répondre : Supposez que cela soit. Qu’arriverait-t-il ? « Il est fort possible, dans ce cas, dit sir Patrick, que miss Sylvestre ait des inquiétudes à concevoir au sujet de son mariage. Elle peut même avoir raison de penser que ce soit un mariage sérieux. »

Arnold tressaillit et regarda du côté de Geoffrey, toujours assis devant le bureau et qui lui tournait toujours le dos.

Tout en se trompant dans leur appréciation sur la situation d’Anne Sylvestre, Blanche et sir Patrick avaient néanmoins soulevé la vraie question qui touchait Anne et Geoffrey : celle du mariage en Écosse.

Arnold ne pouvait, en présence de Blanche, dire à Geoffrey d’écouter l’opinion de sir Patrick. Il pensa que ces paroles étaient parvenues jusqu’à l’oreille de l’athlète et que Geoffrey écoutait.

Il écoutait, en effet ; les derniers mots de Blanche étaient arrivés jusqu’à lui au moment où il pesait encore les termes de la lettre qu’il devait adresser à son frère.

Blanche continua tout en passant ses doigts dans les cheveux d’Arnold assis à ses pieds.

– L’idée me vint à l’instant que sir Patrick avait touché la vérité. Naturellement, je le lui dis. Il se mit à rire et me répondit qu’il ne fallait pas ainsi se hâter de conclure. Et nous voilà cherchant dans les ténèbres et rassemblant toutes les choses inquiétantes que j’avais observées à l’auberge ; mais chacune de ces choses est susceptible d’explications différentes… Sir Patrick aurait épilogué toute la matinée, si je ne l’avais arrêté. Moi, je suis logique. Je dis que j’avais vu Anne et qu’il ne l’avait pas vue, ce qui fait une grande différence. Je lui dis que tout ce qui m’étonnait et m’effrayait pour ma pauvre chérie me semblait expliqué. La loi peut et doit atteindre cet homme, et il faut qu’il soit puni. Je prenais en ce moment les choses si fort au sérieux que je crois que je pleurais. Que pensez-vous que fit ce cher vieil oncle ? Il me prit sur ses genoux et me dit, de la façon la plus charmante, qu’il adopterait ma manière de voir tout de suite, si je voulais lui promettre de ne plus pleurer, sauf à me présenter les choses sous un nouveau jour, dès que j’aurais repris du calme. Vous pouvez imaginer avec quelle prestesse j’essuyai mes yeux et quel aspect tranquille j’offris en moins d’une demi-minute ! « Prenons comme accordé, me dit alors mon oncle, que cet homme inconnu a réellement essayé de tromper miss Sylvestre ainsi que vous et moi nous le supposons. Je puis vous dire une chose, c’est qu’il y a autant de probabilité pour que contre. En essayant de la faire tomber dans le piège, il pourrait bien finir, sans en avoir le moindre soupçon, par s’y prendre lui-même. »

Geoffrey retint sa respiration ; la plume lui tomba des doigts sans qu’il y prît garde. La lumière que son frère n’avait pu jeter sur ce sujet du mariage d’Écosse commençait enfin à poindre.

Blanche reprit :

– J’étais si intéressée à ce que j’entendais, et l’opinion de sir Patrick faisait une si violente impression sur moi, que je n’ai rien oublié. « Il me faut rompre votre pauvre petite tête des dispositions de la loi écossaise, me dit mon oncle. Je vais tâcher de vous les exposer clairement. Il y a des mariages permis en Écosse, qu’on appelle des mariages irréguliers, et c’est une abominable chose. Mais ils ont ce mérite particulier, dans l’espèce qui nous occupe, qu’il est extrêmement difficile pour un homme qui veut en contracter un de ne pas se trouver marié réellement, et extrêmement aisé pour un autre homme de se trouver marié aussi sans avoir le plus léger soupçon de ce qu’il a fait. » Voilà exactement ce que mon oncle m’a dit, Arnold. Quand nous nous marierons, ce ne sera pas en Écosse.

Les vives couleurs de Geoffrey s’effacèrent. Si tout cela était vrai, il pouvait bien lui-même être pris au piège qu’il aurait tendu à Anne ! Blanche continua son récit. Il écouta plus attentivement encore.

– Mon oncle me demanda si je le comprenais. C’était clair comme le jour en plein midi… naturellement je l’avais compris. « Très bien, alors, passons maintenant à l’application, dit sir Patrick ; supposons encore que nous ayons deviné juste. Miss Sylvestre peut se rendre malheureuse sans cause réelle. Si cet homme invisible de Craig Fernie a voulu, je ne dirai pas l’épouser, mais feindre de la prendre pour femme, et s’il a essayé de jouer ce jeu abominable en Écosse, il y a neuf chances contre une, quoiqu’il ne le croie pas, ni elle non plus, pour qu’il l’ait réellement épousée après tout. » Ce sont toujours les propres paroles de mon oncle. Inutile d’ajouter qu’une demi-heure après qu’elles étaient tombées de ses lèvres, je les avais envoyées à Craig Fernie dans une lettre adressée à Anne !

Les yeux de Geoffrey brillèrent tout à coup. Une lumière infernale les illumina, une idée inspirée par le démon entrait dans son esprit.

Il regarda furtivement l’homme auquel il avait sauvé la vie, l’homme qui, en retour, s’était dévoué à le servir. Une hideuse malice contracta sa bouche et passa dans ses yeux.

« Arnold s’est donné comme son mari à l’auberge. Par Dieu ! voilà un moyen de me tirer d’affaire auquel je n’avais pas pensé. »

Et là dessus, il revint à la lettre à demi terminée qu’il écrivait à son frère. Pour la première fois de sa vie, il était violemment agité ; pour la première fois aussi, il était dompté par ses propres pensées !

Il avait écrit à Julius sous l’influence de la vive nécessité de gagner du temps, afin de pouvoir amener Anne à quitter l’Écosse avant de s’aventurer à faire sa cour à Mrs Glenarm. Sa lettre contenait une foule d’excuses embarrassées dans le but de retarder son retour à la maison de Julius.

« Non ! se dit-il en la relisant, ce n’est plus cela ! »

Il tourna une seconde fois la tête du côté d’Arnold et tout en le regardant il déchira la lettre en petits morceaux.

Blanche n’avait pas fini.

– Non, dit-elle à Arnold qui lui proposait un tour dans le jardin, j’ai encore quelque chose à vous dire et vous y êtes intéressé cette fois.

Arnold se résigna donc à écouter et, qui pis est, à répondre, s’il ne pouvait faire autrement, sur le ton d’un innocent étranger qui de sa vie ne se serait approché de l’auberge de Craig Fernie.

– Eh bien ! reprit Blanche, que pensez-vous qu’il soit advenu de ma lettre à Anne ?

– Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’en sais rien.

– Il n’en est rien advenu !

– En vérité ?

– Absolument rien ! Je sais qu’elle a reçu ma lettre hier matin. Je comptais avoir sa réponse ce matin, avant le déjeuner.

– Peut-être a-t-elle pensé qu’elle ne demandait pas de réponse.

– Elle ne peut penser cela, pour des raisons à moi connues. En outre, dans ma lettre d’hier, je la suppliais de me faire savoir, ne fût-ce que par une ligne, si dans la supposition que nous avions faite sur la nature de ses inquiétudes, sir Patrick et moi nous avions deviné juste. Voici la journée qui s’avance, et pas de réponse ! Qu’en dois-je conclure ?

– Véritablement, je l’ignore.

– Est-il possible, Arnold, que nous n’ayons pas deviné juste après tout ? La méchanceté de cet homme qui a soufflé la bougie ne peut se jouer de notre perspicacité. Le doute est si affreux que je suis résolue à ne pas demeurer dans cette incertitude plus longtemps. Je compte sur votre sympathie et sur votre assistance pour demain.

Arnold sentit son cœur défaillir. Quelque nouvelle complication se préparait évidemment à l’assaillir. Il attendit le coup en silence.

Blanche se pencha vers lui et lui dit à l’oreille :

– C’est un secret… Si cet être qui est là-bas au bureau a des oreilles pour autre chose que pour le canotage et les courses, il ne doit pas entendre ceci ! Anne peut venir me voir secrètement à l’heure du lunch. Si elle ne vient pas et si je ne reçois pas de ses nouvelles, alors le mystère de son silence devra être éclairci, et c’est vous que je chargerai de l’éclaircir.

– Moi ?

– Ne créez pas de nouvelles difficultés ! Si vous ne pouvez trouver les moyens d’arriver à Craig Fernie, je vous aiderai. Quant à Anne, vous savez qu’elle est bonne et charmante ; elle vous recevra parfaitement par amour pour moi. Je dois et je veux avoir de ses nouvelles ; je ne puis pas m’enfuir de la maison une seconde fois. Sir Patrick est sympathique à ma pauvre chérie ; mais il ne voudra pas bouger. Lady Lundie est une cruelle ennemie. Les domestiques sont menacés de perdre leurs places, si un seul se rend auprès d’Anne. Il n’y a que vous. Ainsi, demain, vous irez trouver Anne, si je ne la vois pas ou si je ne reçois pas de ses nouvelles aujourd’hui.

Une pareille mission à l’homme qui avait passé à l’auberge pour le mari d’Anne et qui était devenu forcément l’intime confident de son triste secret !

Arnold se leva et remit le Milton en place avec le calme du désespoir.

S’il se fût agi de tout autre secret, il aurait cherché un confident et du secours ; mais le secret d’une femme à la garde duquel était attachée la réputation de celle-ci ne devait être confié à personne, sous la pression de quelque circonstance que ce fût.

« Si Geoffrey ne me tire pas de là, pensa-t-il, je n’ai pas d’autre solution que de quitter Windygates demain. »

Comme il replaçait le livre sur la tablette, lady Lundie entra dans la bibliothèque, venant du jardin.

– Que faites-vous ici ? dit-elle à sa belle-fille.

– Je cultive mon esprit, répliqua Blanche. Mr Brinkworth et moi nous avons lu Milton.

– Pouvez-vous pousser la condescendance, après avoir lu Milton toute la matinée, jusqu’à consentir à m’aider dans l’envoi des invitations pour mon dîner de la semaine prochaine ?

– Poussez-vous vous-même la condescendance jusqu’à vouloir bien y songer après avoir passé toute la matinée à donner du grain à vos poules ? Quant à moi, je dois être l’humilité même après la lecture de Milton.

Sur ce petit échange d’acides aménités féminines, la belle-mère et la belle-fille se placèrent à l’écart devant une table. Arnold rejoignit son ami à l’autre bout de la bibliothèque.

Geoffrey était assis, les coudes appuyés sur le pupitre et ses poings fermés enfoncés dans ses joues. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front, et les fragments d’une lettre déchirée étaient épars autour de lui. Il laissa voir des symptômes de sensibilité nerveuse pour la première fois de sa vie. Il tressaillit lorsque Arnold lui adressa la parole.

– Qu’avez-vous, Geoffrey ?

– Une réponse à faire à une lettre, et je ne sais que dire.

– Une lettre à miss Sylvestre ? demanda Arnold en baissant la voix pour ne pas être entendu des deux dames, à l’autre extrémité de la salle.

– Non, répondit Geoffrey encore plus bas.

– Avez-vous entendu ce que Blanche a dit au sujet de miss Sylvestre ?

– J’en ai entendu quelques mots.

– Blanche a l’intention de m’envoyer à Craig Fernie demain si elle ne reçoit pas de nouvelles de miss Sylvestre aujourd’hui.

– Je n’ai pas entendu cela.

– Mais vous le savez maintenant ?

– Eh bien ?

– Eh bien ! il y a une limite aux services qu’un homme peut attendre de son meilleur ami. J’espère que vous ne me demanderez pas d’être, demain, le messager de Blanche. Je ne pourrais et je ne consentirais pas à retourner à l’auberge, dans l’état actuel des choses.

– Vous en avez assez, hein ?

– J’ai assez de tourmenter miss Sylvestre et plus qu’assez de tromper Blanche.

– Qu’entendez-vous par tourmenter miss Sylvestre ?

– Elle ne doit pas accepter aussi facilement que vous et moi, Geoffrey, la nécessité où elle s’est trouvée de me faire passer pour son mari aux yeux des gens de l’auberge.

Geoffrey prit d’un air distrait un couteau à papier, et la tête courbée sur la table, il se mit à couper le bout du papier buvard qu’il avait sous la main. Le front toujours baissé, il rompit brusquement le silence en murmurant :

– Dites-moi…

– Quoi ?

– Comment vous y êtes-vous pris pour la faire passer pour votre femme ?

– Je vous l’ai déjà dit, pendant le trajet de la station à ici.

– Je pensais à autre chose, redites-le-moi encore.

Arnold lui raconta de nouveau ce qui était arrivé à l’auberge. Geoffrey écoutait, sans faire une observation. Il posa le couteau en équilibre sur l’un de ses doigts, d’un air distrait. Il était étrangement indolent et étrangement silencieux.

– Tout cela est fait et fini, dit Arnold en le secouant par l’épaule. C’est à vous maintenant à me tirer de la position difficile dans laquelle je me suis placé vis-à-vis de Blanche. Il faut que tout soit arrangé avec miss Sylvestre aujourd’hui même.

– Les choses s’arrangeront.

– S’arrangeront ?… Qu’attendez-vous ?

– J’attends, pour faire ce que vous m’avez dit.

– Que vous ai-je dit ?

– Ne m’avez-vous pas dit de consulter sir Patrick avant de l’épouser ?

– Certainement !… je vous l’ai dit.

– Eh bien ! j’attends la chance d’un entretien avec sir Patrick.

– Et alors ?

– Et alors… (Il regarda Arnold pour la première fois.) Alors, dit-il, vous pourrez considérer l’affaire comme arrangée.

– Le mariage ?

Geoffrey ramena vivement ses yeux sur le buvard.

– Oui… le mariage.

Arnold lui tendit la main en signe d’approbation. Geoffrey eut l’air de ne pas le remarquer, ses yeux se portèrent vers la fenêtre.

– N’entendez-vous pas des voix au-dehors ? demanda-t-il.

– Je crois que nos amis sont dans le jardin. Peut-être sir Patrick est-il avec eux. Je vais voir.

Dès qu’il eut le dos tourné, Geoffrey saisit une feuille de papier à lettre.

– Avant que je l’oublie ! se dit-il à lui-même.

Puis il écrivit en haut de la page le mot « mémorandum » et ajouta ces lignes en dessous :

Il l’a demandée à la porte comme sa femme. Il a dit pendant le dîner, devant la patronne de l’auberge et devant le garçon : « Je prends ces chambres pour ma femme. » Il lui a fait dire, à elle même, qu’il était son mari. Après cela, il a passé toute la nuit à l’auberge. Comment les hommes de loi appellent-ils cela en Écosse ? Question : EST-CE UN MARIAGE ?

Après avoir plié le papier, il hésita un moment.

– Non, pensa-t-il, je ne veux pas m’en rapporter à ce qu’a dit miss Lundie. Je ne puis avoir une certitude qu’après avoir consulté sir Patrick.

Il mit le papier dans sa poche et essuya l’abondante transpiration qui inondait son visage. Il était pâle, extraordinairement pâle quand Arnold revint.

– Il ne vous est rien arrivé de fâcheux, Geoffrey ? Vous êtes tout défait !

– C’est la chaleur. Où est sir Patrick ?

– Il faut prendre soin de vous.

Arnold montra par la fenêtre sir Patrick, qui traversait la pelouse en direction de la bibliothèque, des journaux à la main, et accompagné par les hôtes de Windygates. Sir Patrick souriait et ne disait rien. Les hôtes parlaient avec animation sur le diapason le plus haut.

Encore une collision entre l’ancienne école et la nouvelle.

Arnold appela l’attention de Geoffrey sur ce qui se passait là-bas.

– Comment allez-vous consulter sir Patrick avec tout ce monde autour de lui ?

– S’il le faut, dit Geoffrey, je le prendrai par la peau du cou et je le porterai plus loin.

Et il se leva en accentuant ces paroles d’un gros juron.

Sir Patrick entra dans la bibliothèque avec les hôtes à sa suite.

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