Quelques minutes avant 6 heures, ce soir-là, l’équipage de lord Holchester ramena Geoffrey et Anne au cottage.
Geoffrey empêcha le domestique de sonner ; il avait pris la clef sur lui en partant.
Après avoir fait entrer Anne et refermé la porte, il passa devant elle pour aller appeler Hester à la fenêtre de la cuisine.
– Apportez de l’eau fraîche dans le salon et remplissez les vases à fleurs de la cheminée, dit-il ; plus tôt vous mettrez vos fleurs dans l’eau, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, plus longtemps elles dureront.
Il montrait en parlant un bouquet qu’Anne tenait à la main et que Julius avait fait pour elle dans la serre d’Holchester House.
La laissant arranger les fleurs dans les vases, il monta au premier étage. Après un moment d’attente il fut rejoint par Hester Dethridge.
– C’est fait ? demanda-t-il à voix basse.
Hester fit un signe affirmatif.
Geoffrey ôta ses bottes et se dirigea vers la chambre d’amis.
Là, sans bruit, ils replacèrent le lit contre la cloison et sortirent de la chambre.
Quand Anne y entra, quelques minutes après, il était impossible d’y voir le plus léger changement, depuis qu’elle l’avait quittée vers le milieu du jour.
Elle ôta son chapeau et son mantelet et s’assit pour se reposer.
Toute la marche des événements, depuis le soir précédent, avait tendu vers la même fin et avait exercé la même influence trompeuse sur son esprit.
Elle croyait, à cette heure, s’être défiée des apparences sans la moindre raison ; elle avait permis à des soupçons purement imaginaires de l’alarmer sans sujet.
Dans la ferme croyance qu’elle était en danger, elle avait veillé toute la nuit, et rien n’était arrivé.
Dans la pensée que Geoffrey avait fait une promesse sans intention de la tenir, elle avait attendu pour voir quelle excuse il donnerait pour la retenir à la maison ; quand l’heure de la visite était arrivée, elle l’avait trouvé prêt à remplir son engagement.
À Holchester House, il n’avait pas été fait la plus légère tentative pour porter atteinte à son entière liberté d’action et de parole.
Résolue à prévenir sir Patrick qu’elle avait changé de chambre, elle avait raconté l’histoire de l’incendie, et tout ce qui s’était ensuivi dans les plus grands détails, et Geoffrey ne l’avait pas arrêtée une seule fois du commencement à la fin de son récit.
Elle avait parlé confidentiellement à Blanche et n’avait pas été interrompue.
En se promenant autour de la serre, elle était restée en arrière pour remercier sir Patrick et lui demander si son jugement sur la conduite de Geoffrey était bien celui que Blanche lui avait donné à entendre.
Ils avaient causé ensemble pendant plus de dix minutes.
Sir Patrick l’assurait que Blanche lui avait transmis fidèlement son opinion. Il avait même déclaré que, dans sa conviction, la voie aventureuse qu’il proposait était la bonne et qu’Anne ferait bien, avec son assistance, de prendre sur elle l’initiative de la séparation.
– Tant qu’il vous tient sous le même toit que lui, avait dit sir Patrick ; tant qu’il pourra spéculer sur notre désir ardent de vous soustraire à l’oppression que vous subissez en vivant avec lui, il tiendra à son rôle de mari repentant, pour obtenir de meilleures conditions. Mettez le signal à votre fenêtre et tentez l’aventure cette nuit. Rendez-vous à la porte du jardin, et je réponds de vous mettre en sûreté et à l’abri de ses atteintes, jusqu’à ce qu’il se soit soumis à la séparation et qu’il ait signé l’acte qui la consacrera.
C’est en ces termes qu’il avait pressé Anne d’agir avec promptitude.
Il avait reçu d’elle en retour la promesse de se laisser guider par ses avis.
Elle était rentrée au salon et Geoffrey n’avait fait aucune observation sur son absence.
Elle était revenue seule avec lui à Fulham, dans l’équipage de son frère, et il ne lui avait adressé aucune question.
Quelles conséquences devait-elle tirer de tout cela ?
Pouvait-elle lire dans la pensée de sir Patrick et croire qu’il avait à dessein atténué ses inquiétudes pour ne pas augmenter ses propres craintes et paralyser son énergie ?
Non.
Elle ne pouvait que se rendre aux fausses apparences qui lui cachaient la vérité… Elle ne pouvait qu’accepter les choses sous le point de vue que lui présentait sir Patrick et croire, d’après le témoignage de ses propres observations, qu’il était dans le vrai.
Vers la nuit, Anne commença à sentir l’épuisement, résultat inévitable d’une précédente nuit passée sans sommeil.
Elle sonna et demanda du thé.
Hester répondit à son coup de sonnette.
Au lieu de faire son signe habituel d’assentiment, elle réfléchit un moment et écrivit sur son ardoise les mots suivants :
« J’ai tout l’ouvrage à faire maintenant que la fille est partie. Si vous consentiez à prendre votre thé au salon, cela m’éviterait d’avoir encore à monter. »
Anne y consentit à l’instant.
– Êtes-vous malade ? demanda-t-elle en remarquant, à la faible clarté du jour près de faire place à la nuit, quelque chose d’altéré dans les manières d’Hester.
Sans relever les yeux, Hester secoua la tête.
– Est-il arrivé quelque chose qui vous ait contrariée ?
Le signe négatif fut répété.
– Vous aurais-je offensée ?
Hester avança soudain d’un pas, regarda Anne, s’arrêta en faisant entendre un gémissement, puis elle sortit vivement de la chambre.
Anne pensa que par inadvertance elle avait dit ou fait quelque chose de nature à offenser Hester.
Elle résolut de revenir sur ce sujet, à la première occasion favorable.
En attendant, elle descendit au rez-de-chaussée.
La porte de la salle à manger, toute grande ouverte, lui montra Geoffrey assis à la table, écrivant une lettre, avec la fatale bouteille de brandy près de lui.
Après ce que Mr Speedwell lui avait dit, Anne jugea qu’il était de son devoir d’intervenir.
– Pardonnez-moi de vous interrompre, dit-elle. Je pense que vous avez oublié ce que vous a dit Mr Speedwell.
Elle montrait la bouteille.
Geoffrey la regarda, reporta ses regards sur sa lettre et secoua la tête avec impatience.
Elle fit une seconde tentative de remontrance, mais sans effet. Il se contenta de dire :
– Très bien ! en élevant la voix moins haut que de coutume.
Il était inutile de revenir une troisième fois à la charge ; Anne passa dans le salon.
La lettre qui occupait Geoffrey était une réponse à Mrs Glenarm, qui lui avait écrit pour lui annoncer qu’elle quittait Londres.
Il en était arrivé aux deux phrases qui devaient terminer sa lettre quand Anne vint lui parler.
Elles étaient ainsi conçues :
« Je puis avoir, avant peu, à vous donner des nouvelles auxquelles vous ne vous attendez pas. Restez où vous êtes jusqu’à demain, et attendez-vous à recevoir une communication de moi. »
Après avoir fermé et cacheté sa lettre, il vida un grand verre de brandy et d’eau, et attendit, regardant du côté de la porte ouverte.
Quand Hester traversa le corridor avec le plateau contenant le thé et entra dans le salon, il donna le signal convenu entre eux. Il tira la sonnette.
Hester ressortit en fermant la porte du salon derrière elle.
– Est-elle tranquillement installée à prendre son thé ? demanda-t-il en retirant ses lourdes bottes et en mettant ses pantoufles qu’il avait près de lui.
Hester inclina la tête.
Il allait monter l’escalier.
– Montez la première, murmura-t-il. Pas de sottises et pas de bruit !
Elle obéit. Il la suivit lentement. Quoiqu’il n’eût bu qu’un seul verre de brandy et d’eau, son pied était déjà incertain.
Une main contre le mur, l’autre appuyée sur la rampe de l’escalier, il arriva en haut des marches, s’arrêta, écouta un moment, puis rejoignit Hester dans sa chambre et en ferma doucement la porte.
– Eh bien ? dit-il.
Hester était immobile au milieu de la chambre, n’ayant pas l’air d’une femme vivante, mais plutôt d’une machine, attendant qu’on la mît en mouvement.
Considérant comme inutile de lui parler, il la toucha, ce qui fit éprouver à la fausse muette une étrange sensation de répulsion, et il montra du doigt le mur de séparation.
Cet attouchement l’éveilla.
À pas lents, l’air gêné, marchant comme une personne en état de somnambulisme, elle s’avança vers le mur et s’agenouilla près de la boiserie qui en garnissait la partie inférieure ; elle enleva deux petits clous et souleva une longue bande de papier. Puis elle monta sur une chaise, retourna la bande de papier et la fixa dans l’autre sens, avec les deux clous qu’elle avait gardés.
Aux faibles lueurs du crépuscule, Geoffrey regarda le mur.
Un espace vide s’offrit à sa vue. À trois pieds environ du plancher, les lattes avaient été enlevées et le plâtre avait été retiré morceau par morceau, de manière à former une ouverture assez large pour que les bras d’un homme pussent y passer. La cavité existait sur toute l’épaisseur du mur.
Le papier seul qui couvrait l’autre face empêchait le regard de pénétrer dans la chambre contiguë.
Hester descendit et fit un signe pour demander de la lumière.
Geoffrey prit une allumette dans la boîte.
La même incertitude qui s’était manifestée dans sa marche parut se montrer alors dans le mouvement de ses mains.
Il frotta l’allumette trop fort sur le papier sablé et la brisa.
Il essaya une autre allumette, et cette fois trop doucement pour que la flamme jaillît.
Hester lui prit la boîte des mains. Après avoir allumé une bougie, elle la porta vers le bas du mur, à la hauteur du bord de la boiserie.
Deux petits crochets étaient fixés dans le plancher, près de la partie de ce mur d’où le papier avait été détaché ; deux longueurs de fine et forte corde étaient enroulées deux fois à l’entour ; l’un des deux bouts des cordes, excédant d’une certaine longueur l’endroit où elles étaient fixées aux crochets, était soigneusement roulé sur lui-même contre le bord de la boiserie ; l’autre bout, bien tendu, disparaissait dans deux petits trous à la hauteur d’un pied du plancher.
Après avoir d’abord déroulé les cordes, Hester se leva et tint la lumière de manière à éclairer la cavité.
Deux autres petites cordes lâches se voyaient là, reposant sur la surface inégale qui marquait la partie inférieure de la cavité.
En levant en l’air ces deux cordes, Hester souleva le papier de l’autre chambre.
Les deux cordes inférieures, qui servaient à tendre le papier sur le mur, glissaient dans leurs trous et permettaient au papier de se mouvoir librement.
À mesure qu’il se levait, Geoffrey vit des petits fragments de corde de coton légèrement attachés au dos du papier, de façon à éviter le bruit qu’il ferait en glissant contre le mur.
Le papier s’éleva lentement jusqu’à ce que la cavité fût mise à découvert.
Hester recula pour faire place à Geoffrey et lui permettre de voir au travers du trou.
Il vit la chambre d’Anne ; il passa le bras par la fente et écarta un peu les légers rideaux qui flottaient au-dessus de son lit. L’oreiller sur lequel elle devait reposer sa tête pour dormir était à la portée de ses mains !
L’habileté de ces dispositions criminelles le fit frissonner, ses nerfs en furent ébranlés.
Il recula.
La terreur avait saisi le coupable ; il regarda autour de la chambre.
Une petite gourde de brandy était près de lui sur la table. Il la porta à ses lèvres, la vida d’un trait et se retrouva maître de lui.
Il fit signe à Hester d’approcher.
– Avant d’aller plus loin, il y a une chose que j’ai besoin de savoir, dit-il. Comment tout cela peut-il être remis en état ? Si la chambre était examinée, ces cordes seraient découvertes.
Hester ouvrit une armoire et en tira une fiole dont elle ôta le bouchon.
C’était une sorte de mixture ressemblant à de la glu.
Partie par signes, partie avec le secours de son ardoise, elle fit comprendre comment la mixture pouvait être appliquée sur la face interne de la bande de papier détachée de la pièce voisine et le papier retendu de nouveau jusqu’au bas du mur ; comment alors les cordes ayant servi à obtenir ce résultat pourraient être enlevées sans danger, et comment le même procédé pourrait être employé dans la chambre de Geoffrey, après que l’ouverture aurait été bouchée à l’aide des matériaux déposés dans la buanderie.
Dans tous les cas, le collage du papier cacherait tout et l’inspection du mur ne révélerait rien.
Satisfait sur ce point, Geoffrey montra les serviettes de sa table de toilette.
– Prenez une de ces serviettes, dit-il, et apprenez-moi comment vous avez fait.
Comme il disait ces mots, la voix d’Anne se fit entendre en bas, appelant Mrs Dethridge.
Il était impossible de dire ce qui pouvait arriver.
Anne pouvait monter à sa chambre et tout découvrir.
Geoffrey montra le mur.
– Remettez tout en état à l’instant, dit-il.
Ce fut bientôt fait.
Hester fit redescendre les deux bandes de papier à leurs places, tendit la bande de papier de la chambre d’Anne en tirant les deux cordes inférieures, et alors retira les clous qui retenaient en l’air la bande de papier du côté de Geoffrey.
En une minute le mur avait repris son aspect accoutumé.
Ils se glissèrent dehors et du haut de l’escalier regardèrent au-dessous dans le corridor.
Après avoir appelé inutilement une seconde fois, Anne parut. Elle alla à la cuisine, revint, la bouilloire à la main, et referma la porte du salon derrière elle.
Hester attendit impassible les nouvelles instructions.
Mais Geoffrey n’avait plus rien à lui demander.
La hideuse représentation du crime que Geoffrey avait exigé d’elle n’était pas nécessaire.
Tous les moyens étaient préparés, et la manière de les mettre en œuvre était évidente.
Il ne manquait qu’une occasion favorable et la résolution d’en profiter pour arriver au but.
Geoffrey fit signe à Hester de descendre.
– Retournez, dit-il, à la cuisine avant qu’elle ne sorte de nouveau. Je me tiendrai dans le jardin. Quand elle montera à sa chambre pour la nuit, montrez-vous à la porte sur le derrière de la maison ; je saurai ce que cela veut dire.
Hester mit le pied sur la première marche, s’arrêta, se retourna, regarda derrière le long des deux murs du corridor d’un bout à l’autre, frissonna, secoua la tête et descendit lentement l’escalier.
– Que regardez-vous ? murmura-t-il derrière elle.
Elle ne répondit ni ne se retourna ; elle continua son chemin.
Il attendit une minute, puis il la suivit.
Avant d’aller au jardin, il entra dans la salle à manger.
La lune s’était levée et les volets des fenêtres n’étaient pas fermés.
Il lui fut facile de trouver la bouteille de brandy et la carafe d’eau sur la table.
Il se versa du brandy qu’il mélangea avec de l’eau et vida encore son verre.
– Ma tête est toute drôle, disait-il.
Il passa son mouchoir sur son visage.
– Quelle chaleur infernale il fait ce soir ! murmurait-il.
Il alla vers la porte ; elle était ouverte et parfaitement visible, et malgré cela il ne la trouva pas.
Deux fois il alla se heurter contre les deux côtés du mur.
Enfin, après une troisième tentative, il sortit et arriva au jardin.
Une étrange sensation se produisait en lui pendant qu’il allait et venait.
Il n’avait pas assez bu pour être ivre.
Son esprit toujours un peu lourd était dans son état habituel, mais son corps ne pouvait aller droit.
La nuit avançait, 10 heures avaient sonné à l’église de Putney.
Anne se montra sortant du salon et montant à sa chambre un flambeau à la main.
– Éteignez les lumières, dit-elle à Hester, à la porte de la cuisine. Je monte à ma chambre.
Elle entra dans cette chambre.
Le sentiment d’une fatigue invincible, après une nuit sans sommeil, l’accablait plus impérieusement que jamais.
Elle ferma sa porte à clef ; mais elle négligea cette fois de fermer les verrous.
La crainte du danger n’assiégeait plus son esprit ; elle avait d’ailleurs une raison pour ne pas faire usage des verrous : c’est que lorsqu’il s’agirait de les tirer, ce serait une difficulté de plus pour elle à sortir sans bruit de sa chambre pendant la nuit.
Elle dégrafa sa robe, releva ses cheveux sur ses tempes et se mit à aller et venir dans sa chambre en réfléchissant.
Les habitudes de Geoffrey étaient irrégulières ; Hester se couchait rarement de bonne heure.
Deux heures au moins, probablement trois heures, se passeraient avant qu’il fût prudent de se mettre en communication avec sir Patrick au moyen du signal convenu…
Les forces lui manquaient rapidement : si elle persistait pendant trois heures à se refuser le repos dont elle avait besoin, elle s’exposait à ce que son énergie lui fît défaut par épuisement, quand le moment d’agir serait arrivé et qu’il faudrait faire un effort pour la fuite.
Elle succombait à l’envie de dormir et il fallait y céder.
Elle ne craignait pas de manquer à s’éveiller quand le temps serait venu.
Elle allait s’endormir en se tenant présente à l’esprit la nécessité de se réveiller à une heure donnée ; comme beaucoup d’autres personnes à organisation nerveuse, elle était sûre de se réveiller instinctivement à l’heure dite.
Elle mit donc sa lumière allumée sur un meuble et s’étendit sur son lit. En moins de cinq minutes, elle était plongée dans un profond sommeil.
L’horloge sonna 10 h 45.
Hester se montra à la porte de derrière la maison ouvrant sur le jardin.
Geoffrey traversa la pelouse et la rejoignit. La lumière de la lampe qui éclairait le corridor donnait en plein sur son visage, elle recula à sa vue.
– Qu’arrive-t-il de mauvais ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête et montra par la porte ouverte de la salle à manger la bouteille de brandy qui était sur la table.
– Je suis aussi à jeun que vous, vieille sotte, dit-il. Je me sens mal à l’aise, mais ce n’est pas cela.
Hester le regarda encore.
Il disait vrai.
Quelque mal assurée que fût sa marche, sa parole n’était pas la parole, ses yeux n’étaient pas les yeux d’un homme ivre.
– Est-elle montée à sa chambre pour la nuit ? demanda-t-il.
Hester fit un signe affirmatif.
Geoffrey monta l’escalier en trébuchant ; il s’arrêta en haut des marches et fit signe à Hester de le rejoindre.
Il alla dans sa chambre, et, après l’avoir invitée par signe à le suivre, il referma la porte.
Il regarda le mur de séparation sans s’en approcher.
Hester attendit derrière lui.
– Est-elle endormie ? demanda-t-il.
Hester s’approcha du mur, écouta et fit une réponse affirmative.
Il s’assit.
– Ma tête est toute drôle ! dit-il. Donnez-moi un verre d’eau.
Il but une gorgée et versa le reste de l’eau sur sa tête.
Hester se dirigeait vers la porte.
Il l’arrêta.
– Je ne puis dénouer les cordes, dit-il ; je ne puis lever le papier. C’est à vous de le faire.
Elle fit un signe énergique de refus et ouvrit résolument la porte pour sortir.
– Voulez-vous ravoir votre confession ? demanda-t-il.
Elle referma cette porte, passant immédiatement à une soumission passive et marcha vers la cloison.
Elle releva les deux bandes de papier de chaque côté du mur, montra l’ouverture libre et se recula jusqu’à l’autre bout de la chambre.
À son tour il se leva de sa chaise et s’avança d’un pas mal assuré vers le pied de son lit.
Il s’y appuya, attendit un moment, et pendant ce temps d’arrêt il eut la conscience d’un changement dans les étranges sensations qu’il éprouvait.
Une sorte de souffle d’air froid passa sur le côté droit de sa tête. Il redevint ferme sur ses jambes, il put calculer les distances, il put passer ses mains par l’ouverture et écarter les rideaux du lit d’Anne.
Il put regarder sa femme endormie.
Elle était faiblement éclairée par la lumière restée allumée à l’autre bout de la chambre.
Son air de lassitude maladive avait disparu de son visage.
Tout ce que ce beau visage avait de plus pur et de plus doux, au temps passé, semblait y être revenu, grâce au profond sommeil qui tenait ses sens enchaînés.
Elle était redevenue jeune à cette faible clarté ; elle était belle, dans son calme repos.
Ce cher visage, complètement à découvert, était à la merci de l’homme qui la regardait dormir, de l’homme qui la regardait avec l’impitoyable résolution de lui ôter la vie.
Après l’avoir examinée un instant, il se retira.
– Elle ressemble plus à un enfant qu’à une femme, cette nuit, murmura-t-il entre ses dents.
Il regarda dans la chambre du côté d’Hester. La bougie allumée qu’elle avait apportée brûlait trop vivement.
– Soufflez la lumière, murmura-t-il.
Elle ne bougea pas.
Il répéta son ordre.
Elle demeurait toujours immobile et sourde à sa voix. Elle regardait fixement vers un des coins de la chambre.
Il se retourna vers l’ouverture pratiquée dans le mur. Il considéra, une fois encore, le tranquille visage qui reposait sur l’oreiller. Il s’efforça de réveiller en lui le sentiment de la vengeance.
« Sans vous, se disait-il à lui-même, j’aurais gagné la course… Sans vous, je me serais réconcilié avec mon père… Sans vous, j’aurais épousé Mrs Glenarm… »
Il revint au milieu de la chambre sous l’empire de ses sentiments haineux. Il prit une serviette, réfléchit un moment et la rejeta.
Une nouvelle idée lui était venue.
En deux pas, il fut au bord de son lit.
Il saisit l’un des oreillers et regarda soudain Hester.
– Ce n’est plus un homme abruti par l’ivresse, cette fois, lui dit-il, c’est une femme qui va lutter pour défendre sa vie. L’oreiller est plus sûr que la serviette.
Elle continuait à ne pas lui répondre, à ne pas le regarder.
Il fit de nouveau un pas vers le mur et s’arrêta à mi-chemin pour lancer un coup d’œil en arrière par-dessus son épaule.
Hester bougeait enfin.
Bien qu’ils fussent seuls dans la chambre, elle semblait suivre une troisième personne marchant le long du mur et partant du coin de la pièce. Ses lèvres s’entrouvraient d’horreur, ses yeux se dilataient. Pas à pas elle s’approcha de Geoffrey, toujours suivant quelque vision qui s’approchait aussi.
Il se demanda si la terreur du forfait qu’elle allait commettre ne la rendait vraiment pas folle… si elle n’allait pas crier et réveiller Anne ?
Il se précipita vers l’ouverture du mur pour saisir la chance pendant qu’elle lui était offerte.
Il assura l’oreiller entre ses mains.
Il se baissa pour le faire passer par l’ouverture.
Il l’appuya sur le visage d’Anne endormie.
Au même moment il sentit les mains d’Hester se poser sur lui. Cet attouchement lui fit passer un frisson glacé par tout le corps.
Il se recula et se trouva face à elle.
Les yeux d’Hester regardaient fixement au-dessus de son épaule, quelque chose qui était derrière lui, ils regardaient comme ils avaient regardé dans le jardin de Windygates.
Mais ce regard sinistre se fixa sur les yeux de Geoffrey.
Pour la troisième fois elle avait vu l’apparition derrière lui.
La frénésie homicide s’était emparée d’elle.
Elle se jeta à sa gorge comme une bête fauve.
La faible femme attaqua l’athlète.
Il lâcha l’oreiller et leva son terrible poing pour se débarrasser d’elle, comme il se serait débarrassé d’un insecte.
Au moment où il levait le bras, une effroyable contorsion s’opéra sur son visage.
Comme sous l’action d’une main invisible, sa paupière s’abaissa du côté droit, sa bouche se tordit, son bras glissa sans force et il tomba.
Hester se précipita sur lui, posa le genou sur sa large poitrine et lui serra la gorge avec ses doigts.
Le bruit de la chute éveilla Anne à l’instant.
Elle leva la tête, aperçut l’ouverture dans le mur, au-dessus de son chevet, et la lumière dans la chambre voisine.
Frappée de terreur, elle sauta au bas du lit, recula, attendit, écouta, regarda.
Elle ne vit rien que la lumière brillant dans la chambre voisine.
Elle n’entendit rien que le bruit rauque d’un râle qui allait s’éteindre.
Ce bruit cessa.
Il se fit un intervalle de silence.
Alors la tête d’Hester se montra par le trou du mur, les yeux éclairés du feu de la folie. Anne se précipita vers la fenêtre, l’ouvrit et cria :
– Au secours !
La voix de sir Patrick lui répondit du dehors.
– À moi, pour l’amour du ciel ! cria-t-elle.
Elle s’enfuit de la chambre, descendit rapidement l’escalier. Un moment après, elle était dans le jardin sur le devant de la maison.
Elle courut à la porte, elle entendit une voix étrangère de l’autre côté.
Sir Patrick l’appela pour lui donner du courage.
– Le policeman est avec nous, lui dit-il, il a fait sa ronde autour du jardin, pendant la nuit, et il a une clef.
Comme il parlait, la porte s’ouvrit.
Elle vit sir Patrick, Arnold et le policeman.
Elle se précipita en chancelant vers eux.
– Là-haut !… dit-elle.
Et elle perdit connaissance.
Sir Patrick la retint dans ses bras, il la plaça sur un banc dans le jardin et lui donna ses soins pendant qu’Arnold et le policeman s’empressaient de courir au cottage.
– Où aller d’abord ? demanda Arnold.
– À la chambre d’où la dame a appelé, dit le policeman.
Ils montèrent au premier étage et entrèrent dans la chambre d’Anne.
L’ouverture dans le mur leur apparut à l’instant.
Ils regardèrent par cette ouverture.
Le corps inanimé de Geoffrey gisait à terre.
Hester Dethridge était agenouillée près de lui et priait.