En quittant la maison de lady Lundie, Geoffrey appela le premier fiacre vide qui passa.
Il ouvrit la portière et fit signe à Anne d’entrer dans la voiture ; elle lui obéit machinalement.
Il s’assit sur le siège en face d’elle et donna l’ordre au cocher de les mener à Fulham.
Le fiacre partit ; le mari et la femme gardaient le plus absolu silence.
Anne appuya la tête en arrière, vaincue par la fatigue, et ferma les yeux.
Elle se sentait brisée ; l’effort qui l’avait soutenue depuis le commencement jusqu’à la fin de l’enquête avait été trop grand.
Elle n’avait même plus la faculté de penser.
Elle n’éprouvait rien, ne craignait rien.
À demi évanouie, à demi endormie, elle avait perdu toute conscience de sa terrible position avant les cinq premières minutes du trajet de Londres à Fulham.
Assis en face d’elle et absorbé dans ses pensées, Geoffrey se réveilla tout à coup.
Une idée avait pris naissance dans son cerveau paresseux.
Il mit la tête hors du fiacre et dit au conducteur de revenir sur ses pas et de se rendre à un hôtel près du chemin de fer de la grande ligne du Nord.
En reprenant sa place il jeta un regard significatif sur Anne.
Elle n’avait ni bougé ni ouvert les yeux.
Il l’observa très attentivement.
Était-elle réellement malade ? Le temps était-il proche où il serait délivré d’elle ?
Il se fit cette question en épiant le visage de la jeune femme.
Peu à peu ce honteux espoir s’éteignit et fit place à un plus honteux soupçon.
Si cette lassitude était feinte ?… si elle cherchait à le tromper, attendant la première occasion favorable pour lui échapper ?…
Il mit de nouveau sa tête hors de la portière et donna au cocher un ordre contraire.
Le fiacre dévia de sa route et s’arrêta devant un café de Holborn, tenu sous un nom d’emprunt par Perry, l’entraîneur.
Geoffrey écrivit un mot au crayon et l’envoya par le cocher.
Après une attente de quelques minutes, un jeune garçon arriva et porta la main à son chapeau.
Geoffrey lui parla à voix basse.
Le jeune garçon s’assit sur le siège, à côté du cocher.
Le fiacre reprit la route de l’hôtel, indiqué d’abord au cocher.
Arrivé là, Geoffrey posta le jeune garçon à la portière du fiacre, en lui montrant Anne, reposant toujours dans un coin de la voiture, les yeux fermés, immobile, trop fatiguée pour relever la tête, trop épuisée pour remarquer ce qui se passait autour d’elle.
– Si elle tente de sortir, arrêtez-la, dit-il, et envoyez me chercher.
Sur ces mots, il entra et demanda Mr Moy.
Mr Moy était dans sa chambre ; il revenait de Portland Place. Il se leva et salua froidement Geoffrey.
– Quelle affaire vous amène auprès de moi ? demanda-t-il.
– Il m’est venu une idée et j’éprouve le besoin de vous la communiquer à l’instant.
– Je dois vous prier de consulter quelque autre. Veuillez me considérer désormais comme complètement étranger à la direction de vos affaires.
Geoffrey le regarda d’un air de surprise hébétée.
– Voulez-vous dire que vous allez me laisser dans le guêpier ? demanda-t-il.
– Je veux dire que je ne ferai point un pas de plus dans la conduite de vos affaires. Quant à l’avenir, j’ai cessé d’être votre conseil légal ; quant au passé, je compléterai avec soin les formalités qu’il reste à accomplir. Mrs Inchbare et Mr Bishopriggs vont venir ici, à 6 heures du soir, sur rendez-vous convenu, pour recevoir l’argent qui leur est dû. Je partirai moi-même pour l’Écosse par l’express du soir. Les personnes indiquées par sir Patrick, au sujet de la promesse de mariage, sont toutes en Écosse. Je prendrai leur témoignage sur la vérification des écritures et sur la question de résidence dans le Nord et je vous enverrai un procès-verbal écrit en due forme. Cela fait, j’aurai rempli mon devoir. Je me refuse à vous donner aucun conseil sur ce que vous avez à faire désormais.
Après avoir réfléchi un moment, Geoffrey posa une dernière question.
– Vous avez dit que Bishopriggs et la propriétaire de l’auberge seraient ici à 6 heures ?
– Oui.
– Où peut-on les trouver auparavant ?
Mr Moy écrivit quelques lignes sur un morceau de papier et le remit à Geoffrey.
– À leur logis, dit-il. Voici l’adresse.
Geoffrey prit l’adresse et sortit.
L’homme de loi et le client se séparèrent sans un mot de plus de part et d’autre.
Revenu à son fiacre, Geoffrey trouva le jeune garçon à son poste.
– Il n’est rien arrivé ?
– La dame n’a pas bougé, monsieur, depuis que vous l’avez quittée.
– Perry est-il au café ?
– Non, pas pour le moment, monsieur.
– J’ai besoin d’un homme de loi. Savez-vous quel est l’homme de loi de Perry ?
– Oui, monsieur.
– Montez sur le siège et donnez au cocher les indications nécessaires pour qu’il nous y conduise.
Le fiacre se remit en marche en suivant Easton Road et s’arrêta devant une maison dans une rue qui donnait sur cette voie et portait la plaque de cuivre professionnelle.
Le jeune garçon descendit et vint à la portière.
– C’est ici, monsieur.
– Frappez à la porte et voyez si l’homme de loi est chez lui.
L’homme de loi était à son étude.
Geoffrey entra dans la maison, laissant son émissaire au guet.
Le jeune garçon remarqua que la dame bougea cette fois.
Elle frissonna, ouvrit les yeux un moment, regarda par la portière, soupira, et se remit dans le coin de la voiture.
Après une absence de plus d’une demi-heure, Geoffrey revint.
Son entrevue avec l’homme de loi de Perry paraissait avoir soulagé son esprit d’un grand poids.
Il donna de nouveau au cocher l’ordre de le conduire à Fulham, ouvrit la portière pour remonter dans le fiacre, puis tout à coup semblant se rappeler quelque chose et invitant le jeune garçon à redescendre du siège, il lui donna l’ordre de prendre place dans l’intérieur de la voiture et monta lui-même à côté du cocher.
Lorsque le fiacre se remit en marche, il regarda Anne par-dessus son épaule, à travers la glace qui fermait le devant de la voiture.
– Cela vaut bien la peine d’essayer, se dit-il à lui même, c’est le moyen de m’acquitter envers elle et c’est le moyen d’en être débarrassé.
Ils arrivèrent au cottage.
Peut-être le repos avait-il rendu quelques forces à Anne. Peut-être la vue de ce lieu avait-elle, à la fin, réveillé en elle le sentiment de la conservation.
À la grande surprise de Geoffrey, elle descendit du fiacre sans assistance.
Il ouvrit la porte, elle recula et le regarda pour la première fois.
Il lui montrait cette porte.
– Entrez ! dit-il.
– En quelle qualité ? demanda-t-elle sans faire un pas.
Geoffrey renvoya le fiacre et se fit précéder du jeune garçon dans l’intérieur de la maison pour y attendre ses ordres.
– En la qualité qui me conviendra, répondit-il.
– Rien ne me décidera, s’écria-t-elle d’un ton ferme, à vivre avec vous comme votre femme. Vous pouvez me tuer, mais vous ne me forcerez jamais à cela.
Il avança d’un pas, ouvrit les lèvres et retint ce qu’il allait dire…
Il attendit un instant, comme s’il ruminait quelque chose dans son esprit.
Quand il parla, ce fut avec un calme et une réserve marqués… de l’air d’un homme répétant des paroles préparées à l’avance.
– J’ai quelque chose à vous dire en présence de témoins, dit-il. Je ne demande pas, je ne désire pas vous voir seul à seul dans le cottage.
Le changement qu’elle remarquait en lui la fit tressaillir.
Son calme subit, la convenance et le choix de ses expressions éprouvèrent le courage de la pauvre femme bien plus que la violence brutale qu’elle avait soufferte un moment auparavant.
Il attendit sa décision en continuant à lui montrer la porte.
Elle trembla un peu, raffermit son courage et entra.
Le jeune garçon qui montait la garde dans le jardin les suivit.
Geoffrey ouvrit le salon sur le côté gauche du couloir : elle y pénétra.
La servante apparut ; Geoffrey lui dit :
– Allez chercher Mrs Dethridge et revenez avec elle.
Puis il entra lui-même dans le salon.
Sur son ordre, le jeune garçon le suivit encore et la porte resta grande ouverte.
Hester Dethridge sortit de la cuisine avec sa servante.
À la vue d’Anne, un faible et passager changement s’opéra sur son visage immobile ; une sombre lueur s’alluma dans ses yeux ; elle salua lentement de la tête et des sons inarticulés, exprimant comme un vague sentiment de joie ou de soulagement, s’échappèrent de ses lèvres.
Geoffrey reprit la parole toujours avec ce même sentiment de calme et de réserve, avec cet air de répéter des paroles préparées à l’avance. Montrant Anne :
– Cette dame est ma femme, dit-il. En présence de vous trois que je prends à témoins, je lui déclare que je ne lui ai pas pardonné. Je l’ai amenée ici, n’ayant pas d’autre lieu sûr où je puisse la conduire, pour attendre l’issue du procès entrepris pour la défense de mon honneur et de ma réputation. Tout le temps qu’elle demeurera ici, elle vivra séparée de moi, dans une chambre particulière. S’il m’est nécessaire de communiquer avec elle, ce sera seulement en présence d’une tierce personne. Me comprenez-vous bien tous ?
Hester Dethridge inclina la tête, les deux autres répondirent « oui » et se disposèrent à sortir.
Sur un signe de Geoffrey, la servante et le jeune garçon restèrent pour attendre ce qu’elle allait dire.
– Je ne sais rien dans ma conduite, fit-elle, en s’adressant à Geoffrey, qui vous autorise à dire devant ces gens que vous ne m’avez pas pardonné. Ces paroles sont une insulte. J’ignore également ce que vous voulez dire quand vous parlez de défendre votre réputation. Tout ce que je comprends, c’est que nous devons vivre séparés dans cette maison et que je dois avoir une chambre à moi. Je suis reconnaissante, quels que soient les motifs qui vous guident, de l’arrangement que vous proposez. Dites à l’une de ces deux femmes de me montrer ma chambre.
Geoffrey se tourna vers Hester Dethridge.
– Conduisez-la en haut, dit-il, et laissez-la choisir la chambre qui lui conviendra. Donnez-lui ce dont elle aura besoin pour ses repas. Redescendez avec l’adresse du lieu où l’on peut prendre son bagage. Le garçon ira et reviendra par le chemin de fer et rapportera ses effets. C’est tout. Allez.
Hester sortit, Anne monta l’escalier à sa suite.
Arrivée dans le couloir du premier étage, Hester s’arrêta. Le même feu sombre reparut dans ses yeux, elle écrivit sur son ardoise et la tendit à Anne, après y avoir écrit ces mots :
« Je savais que vous reviendriez. Tout n’est pas encore fini entre vous et lui. »
Anne ne répondit rien.
Hester se remit à écrire, et quelque chose comme un sourire erra sur ses lèvres décolorées.
« Je sais quelque chose des mauvais maris, le vôtre est un des plus mauvais qui aient jamais chaussé des souliers. Il vous le prouvera. »
Anne fit un effort pour l’arrêter.
– Ne voyez-vous pas combien je suis fatiguée ? lui dit-elle avec douceur.
Hester Dethridge laissa retomber son ardoise, regarda Anne avec une attention, exempte d’ailleurs de toute pitié, et inclina la tête comme pour dire : Je le vois maintenant ; puis elle la conduisit dans une des chambres inoccupées.
C’était la chambre sur le devant, au-dessus du salon.
Le premier coup d’œil fit voir à Anne qu’elle était d’une propreté scrupuleuse et garnie de meubles solides, mais sans goût.
Le hideux papier qui tapissait les murs, le hideux tapis qui couvrait le plancher étaient l’un et l’autre de la meilleure qualité. Le lit, grand et pesant, en acajou massif, avec ses rideaux pendant d’un anneau fixé au plafond et les sculptures grossières qui en décoraient la tête et les pieds, avait été exécuté sur des dessins français par des ouvriers anglais.
La chose la plus remarquable dans la chambre était le soin extraordinaire donné à la défense de la porte.
Outre la serrure et la clef, elle était garnie à l’intérieur de deux forts verrous, l’un en haut, l’autre en bas.
Un des nombreux côtés excentriques du caractère de Reuben Limbrick avait été de vivre dans une crainte perpétuelle des voleurs qui pouvaient faire irruption la nuit dans sa maison.
Toutes les portes extérieures, tous les volets des fenêtres étaient garnis de fortes plaques de fer et mis en communication, par un mécanisme d’invention nouvelle, avec des sonnettes d’alarme.
Comme couronnement du tout, sur le toit du cottage, était un petit beffroi contenant une cloche assez forte pour être entendue à la station de police de Fulham.
Du temps de Reuben Limbrick, la corde de la cloche était dans sa chambre à coucher ; elle pendait maintenant contre le mur, dans le corridor conduisant au-dehors de la maison.
En se promenant autour d’elle, les yeux d’Anne s’arrêtèrent sur la cloison qui séparait cette pièce de la chambre voisine.
Aucune porte. Contre le mur, il n’y avait qu’un lavabo et deux chaises.
– Qui couche dans la chambre voisine ? dit Anne. Hester indiqua du doigt la direction du salon où elles avaient laissé Geoffrey. C’était lui qui couchait dans la chambre voisine. Anne revint dans le corridor.
– Montrez-moi la seconde chambre, dit-elle.
La seconde chambre était également sur le devant de la maison.
Le papier et le tapis étaient plus laids encore. Autre lit en acajou avec baldaquin supportant les rideaux. Prévenant cette fois la question d’Anne, Hester montra la chambre voisine sur le derrière de la maison et se désigna elle-même.
Anne se décida à l’instant à choisir la seconde chambre ; c’était la plus éloignée de Geoffrey.
Hester attendit qu’elle eût écrit l’adresse du lieu où l’on trouverait son bagage, à la demeure de l’agent musical ; puis après avoir demandé et reçu les instructions nécessaires pour le repas du soir, elle quitta la chambre.
Laissée seule, Anne ferma la porte et se mit au lit.
Encore trop lasse pour exercer son esprit, encore incapable de se rendre compte du danger de sa position, elle ouvrit un médaillon qui pendait à son cou, embrassa le portrait de sa mère et celui de Blanche qui en occupaient les deux faces, et tomba dans un lourd sommeil sans rêves.
Pendant ce temps, Geoffrey donnait ses derniers ordres au jeune garçon à la porte extérieure du cottage.
– Quand vous serez allé chercher le bagage, vous irez chez l’homme de loi. S’il peut venir ce soir, vous lui montrerez le chemin ; s’il ne peut pas venir, vous m’apporterez une lettre de lui. Ne faites pas de maladresse ou il vous en cuira. Partez et ne manquez pas le train.
Le jeune garçon partit en courant.
Geoffrey resta sur le pas de la porte, le regardant s’éloigner et repassant dans sa tête tous les événements du jour.
– Tout va bien, jusqu’ici, se dit-il à lui-même. Je ne suis pas resté seul avec elle dans le fiacre. Je lui ai dit devant témoins que je ne lui avais pas pardonné et pourquoi je la retenais dans ma maison. Je lui ai donné une chambre pour elle. Et si je dois la voir, je la verrai en présence d’Hester Dethridge comme témoin. Mon rôle accompli, que l’homme de la loi remplisse le sien.
Il alla se promener dans le jardin, derrière la maison, et alluma sa pipe.
Après un certain temps, comme la nuit venait, il vit briller de la lumière dans le salon d’Hester, au rez-de-chaussée, il s’approcha de la fenêtre.
Hester et la servante étaient à leur ouvrage.
– Eh bien ! demanda-t-il, quelles nouvelles de la femme là-haut ?
L’ardoise d’Hester, aidée par la langue de la servante, lui apprit tout ce qu’il y avait à apprendre.
Elles lui avaient monté à sa chambre du thé et une omelette, et elles avaient été obligées de l’éveiller. Elle avait mangé un peu d’omelette et bu le thé avidement. Elle s’était ensuite recouchée, ne dormait pas, mais paraissait accablée.
« Elle n’a rien dit. Elle avait l’air tout à fait épuisée. Nous lui avons laissé de la lumière et nous l’avons quittée. »
Telle fut la conclusion du rapport.
Après avoir écouté, sans faire d’observations, Geoffrey bourra une seconde pipe et reprit sa promenade.
Le temps passa… Il commençait à faire frais dans le jardin… Le vent soufflait avec bruit sur les terrains ouverts qui entouraient le cottage… Les étoiles avaient cessé de briller…
Geoffrey ne voyait au-dessus de sa tête que l’immense voile de la nuit…
La pluie commença à tomber plus fort.
Geoffrey rentra dans la maison.
Un journal du soir était sur la table de la salle à manger. Les bougies étaient allumées. Il s’assit et essaya de lire.
Non, il n’y avait rien dans les journaux dont il se souciât ; inutile de lire. Rester assis devenait inutile aussi. Il se leva, vint sur le seuil de la porte extérieure de la maison et regarda des deux côtés de la route.
Une seule créature vivante lui apparut à la clarté du bec de gaz qui surmontait la porte.
Cette créature, qui approchait de plus en plus, se trouva être le facteur de la poste, accomplissant sa dernière distribution. Il tenait une lettre à la main.
– L’Honorable Geoffrey Delamayn ?
– C’est moi.
Il prit la lettre et rentra dans la salle à manger.
En examinant l’adresse à la lumière des bougies, il reconnut l’écriture de Mrs Glenarm.
« Pour me féliciter de mon mariage ! » se dit-il amèrement à lui-même.
Il ouvrit la lettre.
Les félicitations de Mrs Glenarm étaient exprimées en ces termes :
« Mon adoré Geoffrey,
» J’ai tout appris. Mon bien-aimé ! vous êtes sacrifié à la plus vile créature qui foule la terre, et je vous ai perdu. Comment se fait-il que je vive encore après avoir appris cela ? Comment puis-je penser et écrire, la tête en feu et le cœur brisé ? Oh ! mon ange ! j’ai un but qui me soutient ; il est pur, il est digne de nous deux ! Je vis, Geoffrey, pour me vouer à l’adorable idée que je garde de vous, mon héros, mon premier et dernier amour. Je n’épouserai jamais un autre homme. Je vivrai et je mourrai… j’en fais à genoux le vœu solennel… Je vivrai et je mourrai en vous restant fidèle. Je suis votre femme spirituelle, mon bien-aimé Geoffrey ! Elle ne pourra se dresser entre nous, elle ne pourra vous voler l’inaltérable fidélité de mon cœur, l’inaltérable dévouement de mon âme. Je suis votre femme spirituelle. Oh ! je puis me donner le luxe innocent d’écrire ces mots. Répondez-moi, mon bien-aimé, et dites-moi que vous éprouvez les mêmes sentiments. Faites-en le serment, idole de mon cœur, comme je l’ai fait moi-même. Inaltérable fidélité !… Éternel dévouement… Jamais… jamais… je ne serai la femme d’un autre homme. Jamais… jamais… je ne pardonnerai à la femme qui s’est mise entre nous deux. À vous pour toujours et uniquement à vous. À vous avec la passion sans tache qui brûle sur l’autel du cœur ; à vous, à vous, à vous.
» E. G. »
Cette explosion de niaiseries passionnées, simplement ridicule en elle-même, produisit un sérieux effet sur Geoffrey ; elle associait la satisfaction directe de ses intérêts aux joies de sa vengeance. 10 000 livres de revenu qu’on lui réservait et pour l’empêcher de s’en saisir, rien que la femme qui l’avait pris au piège, qui s’était enchaînée à lui pour la vie.
Il mit la lettre dans sa poche.
« Attendons jusqu’à l’arrivée de l’homme de loi, se dit-il à lui-même. C’est la meilleure voie pour sortir de là. »
Il regarda avec impatience à sa montre.
Comme il la remettait dans sa poche, le bruit de la sonnette se fit entendre.
Était-ce le jeune garçon qui rapportait le bagage ?
Oui.
Avec ce bagage, la réponse de l’homme de loi ?
Non…
Mieux que cela, l’homme de loi lui-même.
– Entrez, dit Geoffrey, qui était allé jusqu’à la porte au-devant de son visiteur.
L’homme de loi entra dans la salle à manger.
Les lumières firent voir un gros compagnon ayant de grosses lèvres et des yeux brillants. Il y avait du sang nègre dans sa face jaune ; à son air et à ses manières, il était facile de reconnaître un homme habituellement mêlé aux plus sales affaires de la profession.
– J’ai une petite maison à moi dans le voisinage, dit-il, et j’ai pensé que je ferais mieux de me rendre moi-même auprès de vous, Mr Delamayn, en rentrant chez moi.
– Avez-vous vu les témoins ?
– Je les ai interrogés tous les deux, monsieur. D’abord Mrs Inchbare et Mr Bishopriggs ensemble, puis Mrs Inchbare et Mr Bishopriggs séparément.
– Eh bien ?
– Eh bien ! monsieur, le résultat est défavorable. J’ai le regret de vous l’annoncer.
– Que voulez-vous dire ?
– Ni l’un ni l’autre ne peut fournir le témoignage dont nous avons besoin. J’en ai acquis la certitude.
– La certitude de quoi ? Vous avez fait quelque infernale bévue. Vous ne comprenez pas l’affaire.
L’homme de loi mulâtre sourit : la brutalité grossière de son client semblait ne faire que l’amuser.
– Vous croyez ? Dites-moi donc un peu où je me suis trompé. Voici l’exposé succinct de l’affaire. Le 14 août dernier, votre femme était à une auberge, en Écosse. Un gentleman, nommé Arnold Brinkworth, est venu l’y rejoindre. Il s’est présenté comme son mari et il est resté avec elle, jusqu’au lendemain matin. Avec ces faits comme point de départ, l’objet que vous avez en vue est de faire prononcer un divorce. Vous faites de Mr Arnold le complice d’un adultère, et vous en appelez au témoignage du garçon et de la patronne de l’auberge. Pas d’erreur jusqu’ici, n’est-ce pas ?
– Pas d’erreur.
Du même coup, déshonorer lâchement Anne aux yeux du monde et reconquérir sa liberté.
Tel était clairement et nettement exposé le plan que Geoffrey avait conçu quand il avait donné l’ordre au cocher de tourner le dos à Fulham pour aller consulter Mr Moy.
– Assez sur l’exposé de l’affaire, reprit le mulâtre. Passons maintenant à ce que j’ai fait après avoir reçu vos instructions. J’ai interrogé les témoins et j’ai eu un entretien fort peu agréable avec Mr Moy. Le résultat de ces deux opérations se résume en ceci. Première découverte : En prenant la qualité de mari, Mr Brinkworth agissait d’après vos instructions, qui se retournent contre vous. Seconde découverte : Pas la plus légère inconvenance de conduite, pas la plus innocente familiarité n’a été remarquée par l’un ou l’autre des témoins, tandis que la dame et le gentleman étaient ensemble dans l’auberge. Il n’y a absolument aucune preuve à produire contre eux, si ce n’est qu’ils sont restés ensemble dans deux chambres. Comment alléguer une intention coupable, quand on ne peut trouver l’apparence d’un acte coupable. Vous ne pouvez pas plus faire admettre cela par une cour de justice, que vous ne pouvez sauter par-dessus le toit de cette maison.
Il regardait son client bien en face, s’attendant à une réplique violente.
Son client lui causa un agréable désappointement. Une impression inexplicable semblait s’être produite sur cet homme brutal et têtu.
Il se leva tranquillement, le calme extérieur le plus parfait se montrait sur son visage et dans ses manières quand il reprit la parole.
– Abandonnez-vous le procès ?
– Dans l’état présent des choses, Mr Delamayn, il n’y a pas de procès possible.
– Et pas d’espoir d’obtenir le divorce ?
– Attendez un moment. Votre femme et Mr Brinkworth se sont-ils rencontrés quelque part depuis qu’ils se sont trouvés ensemble à l’auberge ?
– Nulle part.
– Quant à l’avenir, comme de raison, je ne puis rien dire ; quant au présent, il n’y a pas espoir d’obtenir le divorce.
– Merci, et bonne nuit.
– Bonne nuit, Mr Delamayn.
Lié à elle pour la vie ! et la loi était impuissante à trancher ce lien.
Il réfléchit jusqu’à ce qu’il se fût bien fixé cette terrible réalité dans l’esprit ; puis il prit la lettre de Mrs Glenarm et la relut attentivement depuis le commencement jusqu’à la fin.
Rien ne pourrait ébranler le dévouement de cette femme pour lui. Rien ne pouvait l’induire à épouser un autre homme. C’était écrit là de sa propre main. Elle se vouait à lui. Elle attendait, avec la fortune dont elle disposait, pour être sa femme.
Son père, autant qu’il en savait, car il était sans nouvelles de Holchester House, était prêt à accepter Mrs Glenarm comme belle-fille et à allouer au mari de Mrs Glenarm un revenu personnel.
De tous les côtés, les plus belles perspectives qu’un homme puisse désirer et rien sur sa route, rien qu’une femme qui l’avait pris au piège… la femme qui était là-haut, qui le tenait pour la vie.
Il retourna au jardin, malgré l’obscurité de la nuit. Les deux jardins, l’un sur le devant et l’autre sur le derrière de la maison, communiquaient.
Il se promena autour du cottage, tantôt passant sous le rayon de lumière projeté d’une fenêtre, tantôt disparaissant dans l’ombre.
Le vent du soir rafraîchissait sa tête nue.
Il marchait d’un pas rapide ; quand il s’arrêta enfin, il se trouvait sur le devant du cottage.
Il leva lentement la tête, regarda la faible lueur qui sortait de la chambre d’Anne.
« Comment ?… se dit-il à lui-même. C’est là la question, comment ?… »
Il rentra dans la maison et sonna.
La servante qui répondit à son coup de sonnette tressaillit et recula à sa vue.
Ses brillantes couleurs étaient parties. De larges gouttes de sueur perlaient sur son front.
– Êtes-vous malade, monsieur ? dit la fille.
Il lui répondit tout en accentuant ses paroles d’un juron, et lui commanda de retenir sa langue et de lui apporter le brandy.
Quand elle entra pour la seconde fois, il était debout, lui tournant le dos et regardant les ombres de la nuit. Il ne fit pas un mouvement quand elle déposa la bouteille sur la table.
Elle l’entendit grommeler comme s’il se parlait à lui-même.
La difficulté qui occupait son esprit en secret pendant qu’il se tenait sous la fenêtre d’Anne le préoccupait encore.
Comment ? c’était le problème à résoudre. Comment ?…
Il prit la bouteille de brandy et lui demanda conseil.