55 LE MATIN

Quand les inutiles regrets se font-ils le plus douloureusement sentir ?

Quand l’avenir incertain est-il assombri par les nuages les plus épais ?

Quand la vie paraît-elle avoir le moins de prix et quand l’idée de la mort revient-elle le plus souvent ?

C’est aux terribles heures du matin, lorsque le soleil se lève dans tout son éclat et lorsque les oiseaux gazouillent au milieu du tranquille silence régnant à l’aube du jour qui vient de naître.

Anne s’éveilla dans ce lit étranger et regarda, à la clarté du matin, la chambre étrangère.

La pluie avait cessé de tomber pendant la nuit. Le soleil régnait en maître dans un beau ciel d’automne.

Elle se leva et ouvrit la fenêtre.

L’air frais et embaumé du matin remplit la chambre. De près comme de loin, le même aspect de tranquillité brillant s’offrait à sa vue.

Elle se mit à la croisée et regarda au-dehors.

Sa lucidité d’esprit lui était revenue, elle pouvait penser et sentir, elle pouvait envisager sous toutes ses faces la question qui s’imposait à son esprit maintenant.

Comment cela finira-t-il ?

Lui restait-il un espoir ?… Que pouvait-elle faire ?…

Est-ce qu’une femme mariée peut rien faire pour elle-même ?

Elle peut rendre sa misère publique, pourvu que sa misère soit d’une certaine sorte, et elle peut, abandonnée à elle-même, en demander compte à la société. Rien de plus.

Avait-elle un espoir dans les efforts d’autrui ?

Blanche pouvait lui écrire, elle pouvait même venir la voir, si son mari le lui permettait ; c’était tout.

Sir Patrick lui avait pressé la main en se séparant d’elle et lui avait dit de compter sur lui. Il était le plus ferme et le plus sûr de tous ses amis. Mais que pouvait-il ?

Il y avait des outrages que son mari avait le droit de lui infliger au nom même du mariage, et dont la seule idée lui glaçait le sang dans les veines.

Sir Patrick pouvait-il la protéger contre ces outrages ?

La loi et la société armaient son mari des droits conjugaux.

La loi et la société n’avaient qu’une réponse à faire, si Anne en appelait à elles :

– Vous êtes sa femme.

Pas d’espoir en elle-même. Pas d’espoir en ses amis. Nulle part une espérance sur cette terre. Rien à faire, si ce n’est attendre la fin en ayant foi dans la miséricorde divine, et en espérant la justice dans un monde meilleur.

Elle prit dans sa malle un petit livre de prières et de méditations portant les traces d’un long usage, qui avait autrefois appartenu à sa mère.

Elle s’assit à la fenêtre et se mit à lire. De temps en temps elle relevait la tête et réfléchissait.

Le parallèle entre la position de sa mère et la sienne était maintenant complet.

Toutes deux mariées à des maris qui les haïssaient, à des maris que de vils intérêts poussaient vers des alliances avec d’autres femmes, à des maris qui n’avaient qu’un désir, qu’un but : être débarrassés de leur femme.

Des routes bien différentes avaient conduit la mère et la fille à la même destinée !

Le parallèle devait-il se continuer jusqu’à la fin ?

« Dois-je mourir ? » se demandait Anne en songeant aux derniers moments de sa mère ; « dois-je mourir entre les bras de Blanche ? »

 

Le temps avait marché sans qu’elle en eût conscience.

Les bruits du matin dans la maison avaient échappé à son oreille.

Elle fut rappelée à elle-même, au milieu de ses pensées sur les événements passés et présents, par la voix de la servante, se faisant entendre de l’autre côté de la porte.

– Monsieur vous demande en bas, madame.

Elle se leva à l’instant et déposa le petit livre.

– Est-ce là tout le message dont vous êtes chargée ? demanda-t-elle.

– Oui, madame.

Elle suivit la fille au rez-de-chaussée, se rappelant les étranges paroles que lui avait dites Geoffrey, en présence des domestiques, la veille au soir.

Allait-elle connaître le sens réel de ces paroles ?

« Quelle que soit l’épreuve qui m’attend, pensa-t-elle, fasse le ciel que je la supporte comme l’aurait supportée ma mère ! »

La servante ouvrit la porte de la salle à manger.

Le déjeuner était sur la table.

Geoffrey était à la fenêtre.

Hester attendait près de la porte.

Geoffrey vint au devant d’Anne avec des manières gracieuses qu’elle ne lui avait jamais vues, le sourire aux lèvres, et il lui tendit la main.

Elle était préparée à tout, mais pas à cela.

Elle resta muette devant lui.

Hester regardait Geoffrey et ses yeux ne se détachèrent plus de lui, tant qu’Anne resta dans la salle à manger.

Geoffrey rompit le silence ; sa voix n’était pas sa voix habituelle ; il y avait dans ses façons une réserve qu’elle n’avait jamais remarquée.

– Ne voulez-vous pas donner une poignée de main à votre mari, dit-il, quand votre mari vous le demande ?

Machinalement elle mit sa main dans la sienne.

Il la laissa retomber à l’instant en tressaillant.

– Dieu ! qu’elle est froide ! s’écria-t-il.

Sa main à lui était brûlante et agitée d’un tremblement nerveux.

Il lui montra une chaise au bout de la table.

– Voulez-vous prendre le thé ? demanda-t-il.

Elle lui avait donné la main machinalement, machinalement elle avança d’un pas, puis s’arrêta :

– Aimeriez-vous mieux déjeuner chez vous ? dit-il.

– Si vous le permettez, répondit-elle d’une voix faible.

– Attendez un moment. J’ai quelque chose à vous dire avant que vous vous retiriez.

Elle attendit.

Il l’observait lui-même, consultant sa mémoire, avant de parler.

– J’ai eu la nuit pour réfléchir, dit-il. La nuit a fait de moi un homme nouveau. Je vous demande pardon pour ce qui est arrivé hier. Je n’étais pas moi-même. J’ai dit des absurdités. Je vous en prie, oubliez-les et pardonnez-les moi. Je veux tourner un nouveau feuillet et faire amende honorable pour ma conduite passée. Je ferai tous mes efforts pour être un bon mari. En présence de Mrs Dethridge je vous demande de me donner une occasion de le prouver. Je ne veux pas forcer vos inclinations. Nous sommes mariés… quel avantage avons-nous à le regretter ? Demeurez ici, comme vous le disiez hier, aux conditions que vous fixerez vous-même. Je désire que cela soit une chose arrangée. Devant Mrs Dethridge, je répète que mon désir est d’arranger tout cela. Je ne vous retiens plus. Je vous prie d’y réfléchir. Adieu.

Il dit ces paroles extraordinaires, comme un enfant récitant une leçon difficile ; les yeux fixés à terre, ses doigts distraitement occupés à boutonner et à déboutonner son gilet.

Anne sortit.

Dans le corridor, elle fut obligée de s’arrêter et de s’appuyer contre le mur : cette politesse contre la nature de Geoffrey était horrible. Son prétendu repentir la glaçait de terreur. Il ne lui avait jamais fait sentir dans ses plus violentes colères, lorsqu’il faisait usage des mots les plus grossiers, une horreur semblable à celle qu’elle éprouvait pour lui en ce moment.

Hester sortit à son tour en refermant la porte derrière elle. Elle regarda Anne attentivement, puis se mit à écrire sur son ardoise qu’elle lui tendit :

« Le croyez-vous ? »

Anne repoussa l’ardoise et monta l’escalier en courant.

Elle ferma sa porte et tomba sur une chaise. « Il complote quelque chose contre moi, se dit-elle. Qu’est-ce donc ?… »

Un sentiment de peur, entièrement nouveau en elle, la fit reculer devant la recherche de la réponse à une telle question. Cette défaillance de cœur la fit presque se trouver mal ; elle alla respirer l’air à la fenêtre ouverte.

Au même moment, la sonnette de la porte de la rue vint retentir.

Devenue soupçonneuse à propos de tout, elle éprouva de la répugnance à se laisser voir, tira le rideau et en souleva les plis.

On introduisit en bas un domestique en livrée ; il avait une lettre à la main et dit à la fille en passant sous la fenêtre d’Anne :

– Je viens de la part de lady Holchester. Il faut que je vois Mr Delamayn à l’instant.

Ils entrèrent et un assez long intervalle de temps se passa.

Le valet de pied reparut et quitta la maison.

Quelques moments encore s’écoulèrent, puis on frappa un coup à la porte.

Anne hésita.

On frappa de nouveau.

Le murmure inarticulé d’Hester se fit entendre au-dehors.

Anne ouvrit.

Hester entra apportant le déjeuner. Elle montra une lettre sur le plateau.

Cette lettre était de Geoffrey, adressée à Anne, et contenait ces mots :

« Mon père est mort hier. Écrivez vos ordres pour votre deuil. Le jeune garçon les prendra. Vous n’aurez pas la peine d’aller à Londres. La couturière viendra s’entendre avec vous. »

 

Anne laissa tomber la lettre sur ses genoux sans relever la tête.

Au même moment l’ardoise d’Hester passa entre ses yeux et le papier ; elle y avait tracé ces mots :

« Sa mère doit venir aujourd’hui. Un télégramme a été envoyé à son frère en Écosse. Il était ivre la nuit dernière. Il boit encore. Je sais ce que cela veut dire. Tenez-vous sur vos gardes, madame, tenez-vous sur vos gardes ! »

Anne lui fit signe de se retirer.

Hester obéit, laissant la porte tout contre, mais sans la fermer derrière elle.

La sonnette de la rue retentit de nouveau.

Une seconde fois Anne regarda par la fenêtre.

Ce n’était, cette fois, que le jeune garçon venant prendre ses instructions pour la journée. Il était suivi dans le jardin par le postier apportant des lettres.

Une minute après, la voix de Geoffrey se fit entendre dans le corridor, on entendit son pas lourd montant l’escalier.

Anne s’élança dans la chambre pour pousser les verrous.

Geoffrey était là avant qu’elle ait pu fermer la porte.

– Une lettre pour vous, dit-il, en se tenant scrupuleusement en dehors de la chambre. Je ne désire pas violenter vos inclinations ; je vous prie seulement de me dire de qui est cette lettre.

Ses manières gardaient toujours la même réserve, mais la méfiance qu’il avait de lui-même se trahissait dans ses yeux quand elle le regarda.

– De Blanche, répondit-elle.

Il insinua doucement son pied entre la porte et le chambranle et attendit qu’elle eut ouvert et lu la lettre.

– Puis-je la voir ? demanda-t-il.

Et il avança la main par l’entrebâillement.

L’énergie d’Anne qui l’aurait portée naguère à résister était morte. Elle tendit la lettre ouverte.

Cette lettre était courte. Sauf quelques brèves expressions de tendresse, Blanche semblait s’être étudiée à exposer brièvement le motif qui l’avait engagée à écrire.

Blanche se proposait de faire visite à Anne dans l’après-midi, accompagnée de son oncle ; elle lui en donnait avis par avance, pour être sûre de la trouver chez elle. C’était tout.

La lettre avait évidemment été écrite après conseil pris de sir Patrick.

Geoffrey la lui rendit après un moment de réflexion.

– Mon père est mort hier, dit-il, ma femme ne doit pas recevoir de visites avant qu’il ait été enterré. Encore une fois, je n’ai pas le désir de contraindre vos inclinations. Seulement, je ne permettrai à personne de venir ici en visite avant les funérailles, si ce n’est aux membres de ma famille. Envoyez votre réponse. Le jeune garçon la portera en se rendant à Londres.

Sur ces mots, il la quitta.

Un appel aux convenances dans la bouche de Geoffrey Delamayn ne pouvait avoir que deux significations : ou c’était une brutale dérision, ou il avait parlé ayant un but caché.

Allait-il s’emparer de la mort de son père comme d’un prétexte pour isoler sa femme de toute communication avec le monde ?

Avait-il des raisons qu’il n’avait pas encore fait connaître pour craindre ce qui pourrait résulter d’une entrevue de sa femme avec ses amis ?

Une heure s’écoula.

Hester Dethridge reparut. Le jeune garçon attendait les ordres d’Anne pour son deuil et son billet pour Mrs Brinkworth.

Anne écrivit ses ordres et le billet.

Une fois encore l’horrible ardoise se glissa quand elle eut terminé, entre ses yeux et le papier avec ces lignes d’avertissement sans pitié :

« Il a fermé la porte extérieure. Si l’on ouvre, il faut aller lui demander la clef. Il a écrit à une femme. Le nom que j’ai vu sur l’adresse est Mrs Glenarm. Il a redemandé du brandy, comme mon mari. Prenez garde à vous. »

Ainsi, Anne était seule entre ces hautes murailles. Il était défendu à ses amis de la voir. Elle subissait un emprisonnement solitaire, avec un mari pour geôlier.

En moins de 24 heures, il en était venu là. Qu’est-ce qui allait suivre ?

Elle revint machinalement à la fenêtre.

La vue du monde extérieur, le passage accidentel d’une voiture la soutenaient encore.

Le jeune garçon traversa le jardin ; il partait pour accomplir les commissions à Londres.

Geoffrey alla lui ouvrir la porte et le rappela au moment où il en franchissait le seuil.

– N’oubliez pas les livres !

Les livres ?… quels livres ?… qui demandait des livres ?…

La moindre chose maintenant éveillait les soupçons d’Anne.

Pendant plusieurs heures ces livres assiégèrent son esprit.

Il ferma la porte et revint sur ses pas ; devant la fenêtre d’Anne, il s’arrêta et l’appela.

Elle se montra.

– Quand vous aurez besoin d’air et d’exercice, dit-il, le jardin sur le derrière de la maison est à votre disposition.

Là-dessus il mit la clef de la porte extérieure dans sa poche et rentra dans la maison.

Après quelque hésitation, Anne se décida à le prendre au mot.

Dans l’état d’inquiétude où elle était, rester entre les quatre murs d’une chambre, lui devenait insupportable.

Si quelque piège se cachait sous l’aimable proposition de Geoffrey, elle éprouvait moins de répugnance à l’affronter hardiment qu’à rester seule, réfléchissant dans le vide aux dangers qu’elle devait craindre.

Elle mit donc son chapeau et descendit dans le jardin.

Rien d’extraordinaire n’arriva.

Où qu’elle allât, il ne se montrait nulle part. Elle se promenait, montant et descendant dans la partie du jardin la plus éloignée de la salle à manger.

Pour une femme, s’échapper de ce lieu était tout simplement impossible. Outre l’élévation des murs, leur chaperon était hérissé d’une masse serrée de verres cassés. Une petite porte basse au bout du mur, probablement réservée à l’usage du jardinier, était garnie d’une forte serrure dont la clef avait été retirée. Il n’y avait pas une maison dans le voisinage. Des terrains cultivés par les maraîchers entouraient le jardin de tous les côtés.

Au XIXe siècle et dans le voisinage immédiat d’une grande métropole, Anne était aussi isolée de tout contact avec le reste de l’humanité que si elle eût été enfermée dans son tombeau.

Après un laps de temps d’une demi heure, le silence fut rompu par un bruit de voiture sur la route et le tintement de la sonnette.

Anne se rapprocha du cottage sur le derrière de l’habitation, décidée à profiter d’une chance de parler au visiteur, quel qu’il pût être.

Elle entendit des voix dans la salle à manger, dont la fenêtre était ouverte : la voix de Geoffrey, puis celle d’une femme.

Quelle était cette femme ?

Ce n’était pas Mrs Glenarm, bien certainement ?

Après un certain temps, la visiteuse éleva la voix.

– Où est-elle ?… Je désire la voir.

Anne s’avança et se trouva en face d’une dame qui lui était complètement inconnue.

– Êtes-vous la femme de mon fils ? demanda la dame.

– Je suis la prisonnière de votre fils, répondit Anne.

Le pâle visage de lady Holchester pâlit encore.

Il était clair que la réponse d’Anne avait confirmé un doute conçu dans son esprit, et qui lui avait été inspiré par les paroles de Geoffrey.

– Que voulez-vous dire ? fit-elle à voix basse.

Les pas de Geoffrey traversant la salle à manger se firent entendre ; il n’y avait pas le temps d’entrer en explication.

Anne reprit :

– Dites à mes amis ce que je vous ai dit.

Geoffrey apparut à la porte de la salle à manger.

– Nommez-moi un de vos amis, dit lady Holchester.

– Sir Patrick Lundie.

Geoffrey entendit la réponse.

– Que dites-vous de sir Patrick Lundie ? demanda-t-il.

– Je désire voir sir Patrick, dit sa mère, et votre femme peut me dire où je puis le trouver.

Anne comprit à l’instant que lady Holchester voulait se mettre en communication avec sir Patrick. Elle donna son adresse à Londres.

Lady Holchester fit un mouvement pour quitter le cottage.

Son fils l’arrêta.

– Laissez-moi bien établir les choses, avant que vous partiez, ma mère, dit-il.

Et il continua en s’adressant à Anne :

– Ne pensez-vous pas que nous avons grande chance de vivre bien ensemble ? Rendez témoignage à la vérité. Le voulez-vous ? Que vous ai-je dit au moment du déjeuner ? Ne vous ai-je pas dit que je ferai tous mes efforts pour être pour vous un bon mari ? N’ai-je pas dit, en présence de Mrs Dethridge, que je désirais mettre fin à tout désaccord entre nous ?

Il attendit qu’Anne eût répondu affirmativement, et, se tournant vers sa mère, il ajouta :

– Eh bien ! que pensez-vous maintenant ?

Lady Holchester refusa de faire connaître ce qu’elle pensait.

– Vous me verrez, ou vous recevrez de mes nouvelles ce soir, dit-elle à Anne.

Geoffrey essaya de répéter sa question restée sans réponse.

Sa mère le regarda. Les yeux du fils à l’instant s’abaissèrent.

Lady Holchester fit gravement un salut de la tête à Anne. Son fils la suivit en silence jusqu’à la porte extérieure.

Anne remonta à sa chambre, soutenue par la première sensation de soulagement qu’elle eût éprouvée depuis le matin.

« Sa mère est alarmée, se dit-elle. Il y aura du changement ici. »

Un changement devait survenir, en effet, avec la tombée de la nuit.

Share on Twitter Share on Facebook