» J’ai dit que les gens avec lesquels je me suis trouvée en relation, à l’exception de mon mari et de mes parents, avaient presque toujours été bons pour moi.
» Le propriétaire de la maison dans laquelle je m’étais établie après mon mariage apprit ma triste position.
» Il me donna la garde d’une maison inoccupée qu’il possédait et m’alloua une petite somme par semaine pour me charger de ce soin.
» Quelques-uns des meubles du premier étage, n’étant pas utiles au dernier locataire, avaient été laissés dans le logement, et moyennant un faible prix, le nouveau locataire pouvait s’en accommoder.
» Deux des chambres de domestiques dans le haut de la maison et contiguës l’une à l’autre, étaient donc garnies.
» De cette façon, j’avais un toit pour abriter ma tête, le choix entre deux lits pour me coucher, et de l’argent pour acheter ma nourriture.
» Tout allait bien encore, mais il était trop tard.
» Si cette maison pouvait parler, quelles funèbres histoires elle raconterait sur moi !
» Les docteurs m’avaient dit de m’exercer à la parole.
» Étant seule, excepté quand le propriétaire arrivait à l’improviste, ou que la servante de la maison voisine me disait : “Beau temps, n’est-ce pas ?” ou d’autres banalités semblables, j’achetai un journal et je m’exerçai à lire à haute voix.
» Un jour je tombai sur un article relatif aux femmes des maris ivrognes.
» C’était un rapport, à ce sujet, fait par un coroner de Londres qui avait été chargé de faire des enquêtes sur des maris morts dans la plus basse classe et qui avait ses raisons pour soupçonner leurs femmes.
» L’examen du corps ne prouvait rien, la déclaration des témoins pas davantage ; mais il pensait néanmoins que dans certains cas la femme, ne pouvant endurer plus longtemps sa misère, avait pris une serviette mouillée et attendu que son mari accablé par la boisson tombât dans un profond sommeil, pour mettre cette serviette sur son visage et sur sa bouche et en finir avec lui, sans que personne pût l’accuser.
» Je laissai tomber le journal, et je m’absorbai dans mes pensées.
» Mon esprit était en ce moment dans des dispositions prophétiques.
» Je me disais : “Je ne suis pas tombée sur cet article pour rien. Je suis sûre maintenant que je ne tarderai pas à revoir mon mari.”
» C’était juste après mon dîner.
» Il était 2 heures.
» Le même soir, au moment où je venais de souffler ma chandelle et de me mettre au lit, j’entendis un coup de marteau frappé à la porte de la rue.
» Avant d’avoir rallumé ma chandelle, je me dis : “C’est lui.”
» Je m’habillai à la hâte, j’allumai une lampe, je descendis l’escalier, je criai à travers la porte :
» – Qui est là ?
» Et sa voix me répondit.
» – Ouvrez-moi.
» Je m’assis sur une chaise dans le couloir, je tremblais de tout mon corps comme une personne frappée de paralysie, non par peur de lui, mais parce que mon esprit était, je le répète, dans un état prophétique.
» Je savais que j’en viendrais là, quoi que je pusse faire pour m’en défendre.
» Mon esprit me disait que l’heure était arrivée.
» Je restai assise, tremblante sur ma chaise dans le couloir d’un côté de la porte, et lui de l’autre.
» Il frappa et refrappa encore.
» Je savais qu’il était inutile de résister et pourtant je résistais.
» Je résolus de ne le laisser entrer que lorsque j’y serais forcée.
» Je résolus de le laisser répandre l’alarme dans le voisinage pour éprouver si le voisinage interviendrait entre nous.
» Je montai à l’étage et j’attendis à la fenêtre ouverte.
» Le policeman arriva, les voisins sortirent ; ils étaient tous d’avis qu’on le conduisît au poste.
» Le policeman lui mit la main au collet.
» Il n’eut qu’un mot à dire, il n’eut qu’à me montrer à la fenêtre et à dire à tous que j’étais sa femme.
» Les voisins rentrèrent chez eux, le policeman le lâcha.
» C’était moi qui étais dans mon tort, ce n’était pas lui.
» Je fus obligée de laisser entrer mon mari.
» Je descendis donc l’escalier et je lui ouvris la porte.
» Rien ne se passa entre nous cette nuit-là.
» J’ouvris la porte de la chambre à coucher contiguë à la mienne, et rentrai chez moi, où je m’enfermai.
» Il était épuisé de fatigue, après avoir couru les rues tout le jour, sans un penny dans sa poche.
» Un lit pour s’y étendre était tout ce dont il avait besoin pour cette nuit-là.
» Le lendemain matin, j’essayai encore de tourner le dos au chemin que j’étais condamnée à suivre, sachant d’avance que tous mes efforts seraient vains.
» Je lui offris les trois quarts de ce que je gagnais, qui lui seraient payés régulièrement chaque semaine, au bureau du propriétaire, s’il voulait vivre loin de moi et s’interdire la maison que j’habitais.
» Il me rit au nez.
» Comme mari il pouvait tout prendre.
» Quant à quitter la maison, il y trouvait un logement gratuit, tant que je restais chargée de garder cette maison.
» Le propriétaire ne pouvait pas séparer le mari de la femme.
» Je n’en dis pas davantage.
» Plus tard, dans la journée, le propriétaire vint.
» Il m’assura que si nous pouvions faire en sorte de vivre en paix ensemble, il n’avait ni le droit ni le désir d’intervenir.
» Si nous faisions du scandale, alors il serait bien obligé de chercher une autre femme pour veiller sur la maison.
» Où aller ?… où trouver un autre travail ?
» Si j’avais mis mon chapeau, si j’étais sortie, mon mari serait sorti avec moi, et tous les gens honnêtes lui auraient frappé sur l’épaule et lui auraient dit : “Très bien ! vous êtes un brave homme !”
» Ainsi, il était par sa libre volonté et avec l’approbation des autres, dans la même maison que moi.
» Je ne fis aucune observation ni à lui ni au propriétaire. Rien ne m’émouvait plus.
» Je savais ce qui allait arriver et j’attendis la fin.
» Il y avait pourtant en moi quelque changement visible, quoique je n’en eusse pas conscience, qui surprit d’abord mon mari et l’inquiéta.
» Quand la nuit suivante arriva, je l’entendis fermer doucement la porte de sa chambre.
» Cela m’importait peu, quand le temps serait venu, 10 000 serrures n’empêcheraient pas ce qui devait arriver.
» Le jour suivant, qui était celui du paiement de ma semaine, me rapprocha du dénouement fatal.
» Recevant l’argent, il pouvait boire.
» Cette fois, il y mit une certaine malice ; il commença bien à boire, mais par degrés.
» Le propriétaire, désirant, comme un honnête homme qu’il était, maintenir la paix entre nous, avait donné à mon mari quelques petits travaux à faire, sous forme de réparations de peu d’importance, dans différentes parties de la maison.
» – Vous devez cela, lui dit-il, à mon désir d’être utile à votre pauvre femme. Je vous viens en aide, par intérêt pour elle. Montrez-vous digne d’être aidé, si vous le pouvez.
» Joël répondit, comme de coutume, qu’il allait entrer dans une nouvelle voie.
» Trop tard… Il n’était plus temps… Il était condamné…
» Et moi aussi j’étais condamnée.
» Peu importait ce qu’il pouvait dire maintenant.
» Peu importait qu’il fermât à clef la porte de sa chambre comme il l’avait fait le soir précédent.
» Le lendemain était un dimanche.
» Rien n’arriva.
» J’allai à la chapelle : pure habitude ; il n’en résultait rien de bon pour moi.
» Il but encore, mais toujours avec une étroite réserve et en se ménageant.
» Je savais par expérience que c’était là le signe qu’un long et violent accès était proche.
» Le lundi commencèrent les petits travaux de réparation dans la maison.
» Il était juste assez sobre pour faire son travail et juste assez ivre pour prendre un méchant plaisir à persécuter sa femme.
» Il sortit et alla chercher ce dont il avait besoin ; puis il rentra et m’appela.
» – Un habile ouvrier comme moi, dit-il, a besoin d’un manœuvre sous ses ordres. Il y a des choses qu’il est au-dessous d’un bon ouvrier de faire lui-même. Je ne vais pas appeler un homme ou un enfant pour avoir à les payer. Je veux que cette assistance ne me coûte rien, et c’est vous que j’entends employer comme manœuvre.
» À moitié ivre, à moitié à jeun, il continuait de parler ainsi en disposant les choses dont il avait besoin.
» Quand tout fut prêt, il se redressa et me donna ses ordres.
» J’obéis de mon mieux.
» Quoi qu’il dît, quoi qu’il fît, je savais qu’il marchait vers la mort aussi droit qu’un homme puisse le faire.
» Il y avait des rats et des souris par toute la maison ; il aurait fallu une réparation générale ; il aurait dû commencer par le plancher de la cuisine.
» Mais son arrêt étant prononcé, il commença par les pièces vides du rez-de-chaussée.
» Ces pièces étaient séparées par une cloison en lattes et en plâtre.
» Les rats l’avaient endommagée.
» En un certain endroit, ils l’avaient même percée et ils avaient dévoré le papier.
» L’ordre du propriétaire était de ménager ce papier, attendu qu’il en avait de pareil pour faire les raccords.
» Mon mari commença donc à un endroit où le papier était intact.
» Sous sa direction, je préparai un mélange à l’aide duquel il le détacha par longues bandes sans l’endommager.
» Par-dessous se trouvaient le plâtre et les lattes rongés par les rats.
» Quoique colleur de papier de son état, il savait manier le plâtre quand cela lui convenait.
» Je vis comment il coupait ces lattes détériorées et enlevait ce plâtre ; je lui passai les lattes neuves, et je vis comment il les posait.
» J’ai une effroyable raison pour ne rien ajouter.
» Dans tout ce que mon mari me fit faire ce jour-là, il me montrait, en aveugle, la manière de le tuer, sans qu’une âme vivante pût avoir de soupçon sur moi.
» Nous finîmes la réparation du mur avec la chute du jour.
» Je pris ma tasse de thé et lui, sa bouteille de gin.
» Je le laissai buvant sans ménagement, et j’allai faire mes chambres pour la nuit.
» La place qu’occupait son lit, et que je n’avais jamais remarquée antérieurement, appela, pour ainsi dire de force, mon attention ce soir-là.
» La tête était appuyée contre le mur qui séparait sa chambre de la mienne.
» Mes yeux se portèrent sur ce mur.
» Je me demandai de quoi elle était faite, et je frappai avec les jointures de mes doigts.
» Le bruit m’apprit qu’il n’y avait qu’une cloison sous le papier…, le même genre de cloison que celle que nous avions réparée au rez-de-chaussée.
» En réservant les endroits qui en avaient le plus besoin, nous avions dû prendre un grand soin de ne pas percer le papier de l’autre côté de la cloison.
» Je me rappelai l’avertissement que m’avait donné mon mari pendant que nous faisions cette partie du travail ; il m’avait dit, voilà ses propres paroles :
» – Prenez garde que vos mains ne s’ouvrent pas un passage dans la chambre voisine !
» Voilà ce qu’il m’avait dit dans le hall du rez-de-chaussée.
» Dans sa chambre ces paroles me revinrent à l’esprit, tandis que mes yeux restaient fixés sur la clef qu’il avait mise en dedans pour s’enfermer pendant la nuit, jusqu’au moment où un jet de lumière m’éclaira sur la portée de tout ceci.
» Je regardai le mur, la tête du lit, et mes deux mains, et je me remis à trembler.
» Les heures avaient passé comme des minutes.
» J’avais perdu toute conscience du temps.
» Quand mon mari monta après ses libations, il me trouva dans sa chambre.