» Je passe volontairement sur le reste ; j’arrive au lendemain matin.
» Jamais d’autres yeux que les miens ne verront ces lignes, mais il y a des choses qu’une femme ne peut pas écrire, même pour elle seule.
» J’avais souffert toutes les indignités de la part de mon mari… au moment où, pour la première fois, je vis le moyen de lui ôter la vie.
» Il sortit vers midi, pour aller faire sa tournée dans les tavernes.
» Mon parti était pris de me délivrer de lui pour tout de bon, quand il rentra à la nuit.
» Les objets dont nous nous étions servis le jour précédent étaient dans le hall du rez-de-chaussée.
» J’étais seule dans la maison, libre de mettre en pratique les leçons que j’avais reçues.
» Je me trouvai une habile écolière !
» Avant que le gaz ne fût allumé dans les rues, tout était préparé dans ma chambre et dans la sienne.
» Je ne me rappelle pas avoir éprouvé une crainte ou un doute, pendant ces heures.
» Je m’assis pour prendre mon maigre souper, et mon appétit ne fut ni meilleur ni pire que de coutume.
» Le seul changement que je remarquais en moi était un désir ardent d’avoir quelqu’un pour me tenir compagnie.
» N’ayant pas d’amis à inviter à entrer, j’allai sur la porte de la rue, et je me mis à regarder les passants.
» Un chien perdu, rôdant par là, vint à moi.
» Habituellement j’ai horreur des chiens et de toutes les bêtes.
» J’appelai celui-là, je le fis entrer, et je lui donnai à souper.
» On lui avait appris, je le suppose, à s’asseoir sur son train de derrière et à demander ainsi sa nourriture en agitant ses pattes de devant.
» Dans tous les cas, c’est ainsi qu’il s’y prit avec moi.
» Je me mis à rire.
» Cela me semble impossible quand j’y réfléchis maintenant ; mais ce n’en est pas moins vrai.
» Je me mis à rire aux larmes à la vue de cette petite bête sur son derrière, avec ses oreilles dressées, sa tête de côté, et l’eau lui venant à la gueule à la vue de la nourriture !
» Étais-je dans mon bon sens ?… je l’ignore.
» Quand le chien eut obtenu tout ce qu’il pouvait avoir, il se mit à gémir pour reprendre ses courses vagabondes.
» En ouvrant la porte pour le mettre dehors, je vis mon mari qui traversait la rue pour rentrer.
» Restez dehors, lui dis-je, cette nuit surtout, restez dehors !
» Il était trop ivre pour faire attention à mes paroles.
» Il passa devant moi et monta l’escalier en trébuchant.
» Je le suivis et j’écoutai.
» Je l’entendis ouvrir sa porte, la tirer sur lui avec bruit et la fermer à clef.
» J’attendis un moment et je montai quelques marches de plus.
» Je l’entendis se jeter lourdement sur son lit.
» Une minute après, il était profondément endormi et ronflait.
» Tout était arrivé comme il fallait que tout arrivât.
» En 2 minutes, sans faire quoi que ce soit qui dût appeler le soupçon sur moi… Je pouvais me débarrasser de lui.
» J’allai dans ma chambre.
» Je pris le torchon que j’avais préparé.
» J’étais au moment d’agir.
» Quelque chose me monta à la tête.
» L’horreur me saisit, l’idée me vint de sortir de la maison.
» Je mis mon chapeau, et je glissai dans ma poche la clef de la porte de la rue.
» Il n’était que 9 h 30, peut-être 9 h 45.
» Je n’avais qu’une idée nette dans la tête, celle de m’enfuir et de ne plus revoir ni la maison, ni mon mari.
» Je montai la rue, puis je revins sur mes pas.
» Je la descendis et je revins encore.
» J’essayai une troisième fois.
» J’allais de côté et d’autre à l’aventure, et je revenais toujours à mon point de départ.
» J’étais enchaînée à cette maison fatale !
» Je ne pouvais m’en éloigner.
» Se fût-il agi même de sauver ma vie, je n’aurais pas pu m’en éloigner !
» Une joyeuse compagnie de jeunes gens et de jeunes femmes passa devant moi.
» Ils allaient en grande hâte.
» – Pressons le pas, dit un des jeunes gens, le théâtre est tout près d’ici, et nous arriverons juste à temps pour la farce.
» Je tournai sur moi-même et je les suivis.
» Ayant été pieusement élevée, je n’étais jamais allée au théâtre de ma vie.
» L’idée me vint que je m’arracherais à mon idée fixe, si je voyais quelque chose d’inconnu, qui pourrait faire naître de nouvelles pensées dans mon esprit.
» Ils entrèrent au parterre…
» J’y entrai après eux.
» La chose qu’ils appelaient la farce était commencée.
» Des hommes et des femmes vinrent sur le théâtre, s’y promenèrent, parlèrent et sortirent.
» Bientôt tous ceux qui étaient au parterre autour de moi se mirent à rire et à battre des mains.
» Le bruit qu’ils faisaient m’irritait.
» Je ne saurais décrire l’état dans lequel j’étais alors.
» Mes yeux, mes oreilles ne pouvaient me servir à voir et à entendre ce que les autres voyaient et entendaient.
» Il y avait en moi quelque chose qui se mettait entre mes yeux et ce qui se passait sur le théâtre.
» La pièce semblait assez gaie à la surface, mais le danger et la mort étaient au fond de cette joie.
» Les acteurs parlaient et riaient pour tromper les gens, avec la pensée du meurtre sans cesse présente à leurs esprits.
» Personne ne s’en apercevait, et ma langue demeurait enchaînée quand j’essayais de le dire.
» Je me levai et je m’enfuis.
» Dès que je fus dehors, mes pas se tournèrent d’eux-mêmes vers la maison.
» J’appelai un fiacre et je dis au cocher de me conduire où il voudrait pour la valeur d’un shilling.
» Il me descendit je ne sais où.
» De l’autre côté de la rue, je vis une inscription en lettres de feu au-dessus d’une porte.
» Le cocher me dit que c’était une salle de danse.
» La danse était chose aussi inconnue pour moi que la comédie.
» Il me restait un shilling, je le donnai pour payer mon entrée et éprouver l’effet que la vue de ces danses ferait sur moi.
» La lumière descendait du plafond, comme si tout eût été en feu.
» Le fracas de la musique était effroyable.
» Des hommes et des femmes dans les bras les uns des autres passaient et repassaient comme un tourbillon.
» Tout à coup la grande lumière qui descendait du plafond devint rouge comme du sang.
» L’homme qui se tenait debout devant les musiciens, agitant son bâton, ressemblait à Satan, tel que je l’avais vu dans une gravure de notre Bible de famille.
» Les hommes et les femmes qui tourbillonnaient avaient le visage pâle comme des morts et le corps enveloppé de linceul.
» Je poussai un cri de terreur, et quelques personnes me prirent par le bras et me mirent dehors.
» L’obscurité me fit du bien… c’était bon comme une main froide se posant sur une tête brûlante…
» Je me mis à marcher sans savoir où j’allais et j’espérais avoir perdu mon chemin… j’espérais être à plusieurs miles de ma maison quand le jour viendrait à poindre.
» Bientôt je me sentis trop fatiguée pour continuer ma route, et je m’assis sur le pas d’une porte pour me reposer.
» Je dormis un peu… puis je m’éveillai…
» Quand je me trouvai sur pied pour me remettre en route, mon regard se tourna vers cette porte.
» Le numéro était le même que le nôtre…
» Je regardai encore…
» Et grand Dieu ! c’était sur les marches de ma maison que je m’étais reposée !
» Cette porte était la mienne.
» Tous mes doutes, tous mes combats cessèrent.
» Il n’y avait pas à se tromper sur ce retour perpétuel à la maison que je voulais fuir.
» J’avais beau résister, il fallait que cela fût !
» J’ouvris… je montai…
» Je l’entendis, lui, dormant de son lourd sommeil.
» Je m’assis sur mon lit et j’ôtai mon chapeau, l’esprit parfaitement tranquille, parce que je savais qu’il fallait que cela fût.
» Je mouillai le torchon… je préparai tout… je fis un tour dans la chambre…
» Le jour commençait à poindre…
» Les moineaux gazouillaient dans les arbres du square voisin.
» J’entrouvris le volet, la faible lueur du jour naissant me dit comme si elle avait parlé : “Fais cela maintenant, avant que je ne brille !”
» J’écoutai…
» Le silence avait aussi pour moi un langage : “Fais cela maintenant, tout le monde dort.”
» J’attendis jusqu’à ce que l’horloge de l’église sonnât l’heure.
» Au premier coup… sans toucher la serrure de sa porte, sans mettre le pied dans sa chambre… je posai le torchon mouillé sur son visage…
» Avant que le dernier coup eût retenti… il avait cessé de se débattre…
» Quand le bourdonnement de la cloche au milieu du silence du matin se fut éteint… il était immobile et mort…