» Jour marqué pour toujours sur mon calendrier, comme celui où la justice céleste descendit sur moi.
» Vers 3 heures de l’après-midi, au grand jour, sous un ciel sans nuage, au milieu d’une centaine d’innocentes créatures humaines, moi, Hester Dethridge, je vis, pour la première fois, l’apparition qui est destinée à me poursuivre tout le reste de ma vie.
» J’avais passé une nuit terrible.
» Je sentais ce que j’avais senti le soir où j’étais allée au théâtre.
» Je sortis pour essayer les effets du grand air, du soleil, et de la fraîche verdure des arbres et du gazon.
» L’endroit le plus proche où je pouvais trouver tout cela, était Regent’s Park.
» Je m’avançai dans l’une des tranquilles allées du parc qui sont interdites aux chevaux et aux voitures, et où les vieillards peuvent se réchauffer au soleil et les enfants se livrer à leurs jeux.
» Je m’assis pour me reposer sur un banc.
» Parmi des enfants se trouvait un beau petit garçon qui s’amusait avec un nouveau jouet, un cheval attelé à une charrette.
» Pendant que je le regardais occupé à enlever des bandes de gazon et à les charger dans sa charrette, un frisson glacé courut par tout mon corps.
» Quelque chose devait être caché près de moi, qui allait sortir de sa cachette.
» Il y avait un gros arbre ; il était là, derrière cet arbre.
» Le fantôme sortit de sa cachette, environné d’ombre, au milieu du plus brillant soleil.
» Ce ne fut d’abord que la forme vague d’une femme.
» Bientôt elle devint plus distincte, et s’éclaira d’une lumière intérieure, elle devint plus brillante.
» J’avais devant moi la vision de moi-même.
» C’étaient mes traits répétés, comme si j’avais été debout devant une glace.
» C’était le double de moi-même, regardant avec mes yeux.
» Je vis ce fantôme s’avancer sur la pelouse, se pencher sur ce beau petit garçon.
» Je le vis se relever et écouter, comme je m’étais relevée et comme j’avais écouté à l’aube du jour, quand j’attendais que l’horloge sonnât l’heure.
» Quand l’heure sonna, le fantôme me montra le petit garçon avec ma main, et il me dit avec ma voix :
» – Tue-le !…
» Un temps se passa.
» Je ne saurais dire si ce fut une minute ou une heure.
» Le ciel et la terre disparurent devant moi.
» Je ne vis plus que le double de moi-même ; me montrant toujours du doigt.
» Je ne sentis rien que le désir de tuer l’enfant.
» Puis le ciel et la terre reparurent à ma vue.
» Je vis des gens qui m’environnaient, me regardant avec surprise et se demandant si j’étais en possession de ma raison.
» De force, je me dressai sur mes pieds… de force, je détournai mon regard de l’enfant… de force, je m’arrachai à la vue de l’apparition et je me retrouvai dans les rues.
» Je ne puis décrire la fureur de la tentation.
» Je me disais que c’est comme si je m’arrachais la vie que de m’arracher à l’envie de tuer cet enfant.
» Ce qui s’est produit à cette occasion s’est toujours reproduit depuis.
» Pas d’autre remède que dans cet effort plein de torture… pas de soulagement à l’agonie que je ressens que dans la solitude et dans la prière.
» La prévision d’un châtiment prochain m’avait poursuivie, et ce châtiment était venu.
» J’avais attendu le jugement de la Providence vengeresse, et l’arrêt avait été prononcé.
Je pouvais dire maintenant avec le pieux David :
» Ta colère terrible est sur moi. Je succombe aux terreurs que tu m’inspires. »
Arrivé à cet endroit du récit, Geoffrey releva la tête pour la première fois.
Un bruit au dehors de la chambre l’avait dérangé.
Ce bruit venait-il du corridor ?
Il écouta…
Il y eut un intervalle de silence.
Il ramena son regard sur le manuscrit, tournant les feuillets l’un après l’autre pour voir ce qu’il lui restait à lire.
Après avoir relaté les circonstances dans lesquelles elle avait recommencé son service domestique, Hester n’avait plus repris son récit.
Les feuilles qui restaient étaient remplies par une sorte de journal.
Les courtes mentions inscrites se rapportaient toutes aux différentes occasions où Hester Dethridge avait revu la terrible apparition d’elle-même, lui désignant tantôt une personne, tantôt une autre, et où chaque fois elle avait résisté à la frénésie homicide naissant des hideuses créations de son cerveau détraqué.
Dans l’effort que lui coûtait cette résistance gisait le secret de son opiniâtre détermination à insister pour être affranchie à certains moments de tout travail et à imposer cette condition à tous les maîtres qui l’employaient, d’avoir une chambre à elle pour y reposer la nuit.
Après avoir compté les pages qui restaient, Geoffrey revint à l’endroit où il s’était interrompu afin de continuer sa lecture jusqu’à la fin.
Comme ses yeux se portaient vers la première ligne, le bruit dans le corridor, qui avait cessé pendant un moment, vint de nouveau le déranger.
Cette fois, il n’y avait pas de doute à avoir sur la nature de ce bruit… il entendit des pas précipités… il entendit le cri affreux que poussa Hester Dethridge, qui s’était éveillée sur sa chaise dans le parloir, et venait de découvrir que la confession n’était plus dans ses mains.
Il mit le manuscrit dans la poche intérieure de son habit.
Cette fois, sa lecture avait été de quelque utilité pour lui.
Il n’avait pas besoin d’aller plus loin, il n’avait plus besoin de revenir au Calendrier de Newgate.
Le problème était résolu.
Lorsqu’il se leva, son morne visage s’éclaira lentement d’un terrible sourire.
Tant que la confession de la femme était dans sa poche, cette femme elle-même était en sa puissance.
« Si elle veut que je la lui rende, se dit-il, il faudra qu’elle en passe par mes conditions. »
Cette résolution prise, il ouvrit la porte et se trouva face à face avec Hester Dethridge dans le corridor.