La servante apparut le lendemain matin dans la chambre d’Anne, apportant le déjeuner sur un plateau ; elle ferma la porte d’un grand air de mystère et annonça que d’étranges choses se passaient dans la maison.
– Qu’avez-vous entendu cette nuit, madame, demandât-elle, en bas du corridor ?
– J’ai cru entendre un murmure de voix, répondit Anne.
Débarrassé de la confusion qui s’y rencontrait, le récit de la fille était assez menaçant.
Elle avait été surprise par l’apparition soudaine de sa maîtresse dans le couloir. Hester regardait autour d’elle d’un air égaré, comme une femme qui a perdu la raison. Presque au même moment, Monsieur avait ouvert la porte du salon. Il avait pris Mrs Dethridge par le bras, l’avait entraînée dans la chambre, et avait refermé la porte. Tous deux étaient restés enfermés ensemble pendant une demi-heure, puis Mrs Dethridge était sortie, pâle comme la mort, remontant l’escalier en proie à la plus grande terreur. Un peu plus tard, la servante étant au lit, mais non endormie, elle avait vu de la lumière sous sa porte, dans l’étroit passage qui séparait la chambre à coucher d’Anne de celle d’Hester et par lequel celle-ci gagnait sa petite chambre. Elle était descendue de son lit, elle avait regardé par le trou de la serrure et avait vu… son maître et Mrs Dethridge, ensemble dans le passage, occupés à examiner le mur. Mrs Dethridge secouait la tête et lui disait à voix basse, la main posée sur le mur : « Cela ne peut se faire ici. » Mrs Dethridge avait encore secoué la tête. Il avait réfléchi un moment et murmuré : « L’autre chambre conviendrait, n’est-ce pas ? » Et Mrs Dethridge avait approuvé d’un signe ; puis ils s’étaient séparés.
Telle était l’histoire de la nuit.
De bonne heure, dans la matinée, de plus étranges choses encore étaient arrivées. Le maître était sorti tenant à la main un grand paquet cacheté, couvert d’un grand nombre de timbres ; il portait lui-même sa lettre à la poste, au lieu de l’envoyer comme d’habitude par la servante. Quand il fut revenu, Mrs Dethridge était sortie à son tour. Peu après, un ouvrier avait apporté une botte de lattes, du ciment et du plâtre de Paris qu’il avait déposés avec soin, dans un coin de la buanderie. Enfin, et chose plus remarquable encore dans la série des événements de cette matinée, la servante avait reçu la permission de partir, le jour même, pour aller voir ses parents en province ; cependant, lorsqu’elle était entrée au service de Mrs Dethridge, on lui avait dit qu’elle ne pouvait espérer obtenir un congé avant les fêtes de Noël.
Le sens de tout cela n’était pas aisé à découvrir.
Il s’agissait peut-être des réparations ou des travaux à exécuter dans la maison.
Mais en quoi ces travaux pouvaient-ils concerner Geoffrey, qui avait alors reçu congé, et pourquoi Hester Dethridge avait-elle manifesté une si violente agitation ?
Anne renvoya la servante avec une petite gratification et quelques bonnes paroles.
Dans d’autres circonstances, les faits incompréhensibles qui se passaient dans la maison l’auraient sérieusement inquiétée ; mais son esprit avait alors de plus pressants motifs d’alarme.
La seconde lettre de Blanche, qui lui avait été remise la veille au soir par Hester Dethridge, l’informait que sir Patrick persistait dans sa résolution et qu’il fallait s’attendre, quoi qu’il pût arriver, à les voir se présenter au cottage.
Anne ouvrit la lettre, la relut une seconde fois.
Les passages qui se rapportaient à sir Patrick étaient ainsi conçus :
« Vous ne pouvez, ma chérie, avoir l’idée de l’intérêt que vous avez inspiré à mon oncle. Quoi qu’il n’ait pas à se reprocher d’être la cause malheureuse de votre sacrifice, il est aussi tourmenté et aussi inquiet à votre sujet que je le suis moi-même. Nous ne parlons que de vous. Il me disait hier soir que votre égale n’existe pas au monde. Et cela vient d’un homme qui a l’œil bien vif pour découvrir les défauts des femmes et la langue bien acérée quand il parle d’elles ! Je me suis engagée à garder le secret, mais je dois encore vous dire autre chose, entre nous. L’avis qu’il a reçu de lord Holchester et qui lui apprend que votre mari se refuse à une séparation met mon oncle presque hors de lui. S’il ne survient point de changement favorable dans votre existence, d’ici à quelques jours, sir Patrick trouvera quelque moyen à lui, légal ou non, pour vous arracher à la terrible position dans laquelle vous êtes placée, et Arnold, avec ma pleine approbation, fera tout pour l’y aider. Nous avons cru comprendre que vous êtes gardée prisonnière. Sir Patrick s’est déjà assuré un poste d’observation près de vous. Lui et Arnold ont fait hier au soir une ronde autour du cottage et examiné la porte du jardin sur le derrière de la maison, assistés par un serrurier. Vous en apprendrez sans doute plus long de sir Patrick lui-même. Je vous en prie, ayez l’air de ne rien savoir, quand vous le verrez. Je ne suis pas dans sa confidence, mais dans celle d’Arnold, ce qui est la même chose. Vous nous verrez demain. J’entends parler de mon oncle et de moi, en dépit de la brute qui vous retient sous clef. Arnold ne nous accompagnera pas ; il ne répondrait pas, il l’avoue lui-même, de contenir son indignation. Courage, chère amie ! Il y a deux personnes au monde pour lesquelles vous êtes on ne peut plus précieuse et qui ne veulent pas que vous soyez sacrifiée. Je suis l’une de ces personnes, et, pour l’amour du ciel, gardez-moi le secret ! Sir Patrick est l’autre. »
Absorbée dans cette lettre et dans le conflit de sentiments opposés qu’elle éveillait dans son cœur, les couleurs lui montant au visage quand ses pensées se portaient sur elle-même, et s’effaçant quand elle se rappelait la visite attendue, Anne fut rappelée au sentiment de la réalité présente par la réapparition de la servante chargée d’un message. Mr Speedwell était dans la maison, et il attendait en bas avec le désir de la voir.
Anne trouva le médecin seul dans le salon. Il s’excusa de la déranger à une heure aussi matinale.
– Il m’a été impossible de venir à Fulham hier, dit-il, et il ne m’était possible de satisfaire au désir de lord Holchester qu’en me rendant ici avant l’heure où je reçois mes malades chez moi. J’ai vu Mr Delamayn, et je lui ai demandé la permission de vous dire un mot au sujet de sa santé.
Anne regarda par la fenêtre et vit Geoffrey fumant sa pipe, non comme d’habitude dans le jardin sur le derrière de la maison, mais devant le cottage, de façon à avoir l’œil fixé sur la porte extérieure.
– Est-il malade ? demanda-t-elle.
– Il est sérieusement malade, répondit Mr Speedwell. Sans cela je ne vous aurais pas dérangée. C’est un devoir de ma profession de vous avertir, comme sa femme, qu’il est en danger. Il peut, à tout moment, être frappé d’une attaque d’apoplexie. La seule chance pour lui, et elle est bien faible, je suis forcé de le dire, est de changer son genre de vie sans perdre de temps.
– Sous un certain rapport, il sera obligé de la changer, dit Anne. Il a reçu de la propriétaire avis d’avoir à quitter cette maison.
Mr Speedwell parut surpris.
– Vous apprendrez probablement que le congé a été retiré, dit-il. Mr Delamayn m’a positivement déclaré, quand je lui parlais d’un changement d’air, qu’il était résolu, pour des raisons à lui, à rester ici.
Autre chose incompréhensible à ajouter à la série d’événements incompréhensibles qui se passaient dans la maison ! Hester Dethridge, de toutes les femmes la plus immuable dans ses résolutions, avait changé d’idée.
– Passons, dit le médecin. Il y a deux mesures préventives que je me sens obligé de vous suggérer. Mr Delamayn est évidemment, quoiqu’il se refuse à le reconnaître, en proie à une anxiété mentale. Il faut, pour qu’il ait chance de vivre, que son esprit en soit exempt. Est-il en votre pouvoir de l’en délivrer ?
– Il n’est même pas en mon pouvoir, Mr Speedwell, de vous dire quelle est cette anxiété.
Le médecin inclina la tête et continua.
– Le second avis que j’ai à vous donner, dit-il, est de l’empêcher de boire des spiritueux. Il reconnaît avoir fait des excès de cette nature, l’avant-dernière soirée. Dans son état de santé, la boisson, c’est littéralement la mort. S’il revient à la bouteille d’eau-de-vie, pardonnez-moi de vous le dire tout net, c’est une matière trop sérieuse pour être traitée légèrement, s’il revient à la bouteille d’eau-de-vie, dans mon opinion, il n’y a pas à lui garantir cinq minutes d’existence. Pouvez-vous l’empêcher de boire ?
Anne répondit tristement, mais avec franchise :
– Je n’ai pas d’influence sur lui… Les termes dans lesquels nous vivons ici…
Mr Speedwell l’arrêta.
– Je comprends, dit-il. Je verrai son frère en retournant chez moi.
Il regarda Anne, un moment.
– Vous n’êtes pas bien vous-même, reprit-il. Puis-je quelque chose pour votre service ?
– Tant que je vivrai de ma vie présente, Mr Speedwell, toute votre science elle-même ne pourrait rien pour moi.
Le docteur prit congé d’elle.
Anne remonta vivement l’escalier, avant que Geoffrey eût pu rentrer au cottage.
Voir l’homme auquel elle devait sa vie perdue… rencontrer le regard de haine que ses yeux lui lançaient furtivement, au moment où un arrêt de mort venait d’être prononcé sur lui…, c’était une épreuve devant laquelle les nobles instincts de sa nature reculaient avec horreur.
Heure par heure, la matinée se passa, et il ne tenta pas de se mettre en communication avec elle.
Hester Dethridge ne se montra point.
La servante monta pour lui dire adieu et partit pour profiter de son congé.
Peu de temps après Anne entendit du bruit de l’autre côté du corridor.
C’étaient des coups de marteau, puis le bruit d’un meuble lourd qu’on changeait de place.
Les réparations mystérieuses étaient apparemment commencées dans la chambre libre.
Anne alla vers la fenêtre.
L’heure approchait où l’on pouvait espérer que sir Patrick et Blanche feraient une tentative pour la voir.
Pour la troisième fois elle relut la lettre.
Cette lecture lui suggéra cette fois une idée nouvelle.
Les mesures prises en secret par sir Patrick n’indiqueraient-elles pas l’alarme aussi bien que la sympathie ?
Ne la croyait-il pas dans une position où la loi était impuissante à la protéger ?
Cela ne semblait que trop possible.
À supposer qu’elle fût libre de consulter un magistrat et de lui avouer, si des paroles pouvaient les exprimer, les vagues pressentiments de danger qui assiégeaient son esprit, quelle preuve pourrait-elle donner pour convaincre un étranger ?
Les preuves étaient toutes en faveur de son mari.
Des témoins pourraient attester les paroles conciliatrices qu’il avait dites en leur présence.
Le témoignage de sa mère et de son frère montrerait qu’il avait préféré sacrifier ses intérêts pécuniaires plutôt que de consentir à se séparer d’elle.
Elle ne pourrait présenter qui que ce soit, ayant la plus légère excuse pour intervenir entre un mari et sa femme.
Sir Patrick ne comprenait-il pas cela ?
Et ce que lui disait Blanche sur la tentative qu’il méditait avec Arnold lui montrait bien qu’en désespoir de cause ils voulaient se substituer à la loi.
Plus elle y pensait et plus cela lui semblait probable.
Elle était encore plongée dans cet ordre de pensées quand la sonnette extérieure vint à retentir.
Le bruit dans la chambre libre s’arrêta soudain.
Anne regarda au dehors.
Elle vit une voiture.
Sir Patrick et Blanche arrivaient.
Après un certain temps, Hester Dethridge apparut dans le jardin et alla au guichet de la porte.
Anne entendit la voix claire et résolue de sir Patrick.
– Soyez assez bonne pour donner ma carte à Mr Delamayn. Dites-lui que je lui apporte un message de Holchester House et que je ne puis m’en acquitter que dans une entrevue personnelle avec lui.
Hester Dethridge retourna au cottage.
Un long intervalle s’écoula ; puis Geoffrey lui-même parut dans le jardin, la clef à la main.
Le cœur d’Anne battit violemment dans sa poitrine, quand elle le vit ouvrir la porte ; elle se demanda ce qui allait arriver.
À son inexprimable étonnement, Geoffrey introduisit sir Patrick sans la moindre hésitation et, bien plus, il invita Blanche elle-même à descendre de voiture et à entrer.
– Que ce qui est passé est passé, l’entendit-elle dire à sir Patrick. Je ne demande qu’à agir comme il convient. S’il est convenable que des visiteurs se présentent aussitôt après la mort de mon père, entrez et soyez les bienvenus. J’ai cru d’abord que c’était mal. Je suis peu versé dans ces sortes de choses et je m’en rapporte à vous.
– Vous devez recevoir un visiteur qui vous apporte un message de votre mère et de votre frère, répondit le baronnet gravement.
– Et il ne doit pas être moins bien accueilli, ajouta Blanche, quand il est accompagné de la plus ancienne et de la meilleure amie de votre femme.
Geoffrey promena son regard de l’un à l’autre, avec la plus passive soumission.
– Je ne suis pas très versé dans ces sortes de choses, répéta-t-il. Je l’ai déjà dit je m’en rapporte à vous.
Ils étaient arrivés alors sous la fenêtre d’Anne.
Elle se montra.
Sir Patrick ôta son chapeau.
Blanche lui envoya un baiser du bout de ses doigts avec un cri de joie et essaya d’entrer dans le cottage.
Mais Geoffrey l’arrêta et cria à sa femme de descendre.
– Non, non ! dit Blanche. Laissez-moi monter à sa chambre.
Elle essaya une seconde fois de prendre l’escalier.
Pour la seconde fois, Geoffrey l’arrêta.
– Ne vous dérangez pas, dit-il, elle descend.
Anne les rejoignit dans le jardin, sur le devant de la maison.
Blanche se précipita dans ses bras et la dévora de baisers. Sir Patrick lui prit la main en silence.
Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, ce beau vieillard si résolu, si plein de confiance en lui-même, semblait hésiter et ne savoir que dire et que faire.
Ses yeux fixés sur elle avec une muette sympathie semblaient lui dire clairement :
« En présence de votre mari, je n’ose pas me risquer à parler. »
Geoffrey rompit le silence.
– Voulez-vous entrer au salon ? demanda-t-il en regardant avec attention sa femme et Blanche.
La voix de Geoffrey parut réveiller sir Patrick.
Il releva la tête et redevint lui-même.
– Pourquoi nous renfermer par ce beau temps ? Si nous faisions un tour dans le jardin ?
Blanche serra la main d’Anne d’une façon significative.
La proposition était évidemment faite à dessein.
Ils tournèrent donc le coin du cottage et gagnèrent le grand jardin sur le derrière de la maison.
Les deux dames marchaient ensemble en se donnant le bras.
Sir Patrick et Geoffrey les suivaient.
Peu à peu Blanche hâta le pas.
– J’ai mes instructions, murmura-t-elle à Anne. Gagnons du terrain de manière à ne pas être entendues.
C’était plus facile à dire qu’à faire : Geoffrey se maintenait tout près d’elles.
– Prenez ma pauvre jambe boiteuse en considération, Mr Delamayn, dit sir Patrick. Pas tout à fait si vite !
Sir Patrick joua ce jeu avec un heureux à-propos.
Quand Anne eut ralenti son pas, il s’adressa à Geoffrey, en s’arrêtant à dessein au milieu de l’allée.
– Laissez-moi, fit-il, m’acquitter du message dont on m’a chargé à Holchester House.
Les deux dames continuaient à marcher lentement.
Geoffrey était placé dans l’alternative de rester avec sir Patrick et de les laisser s’en aller seules, ou de les suivre en plantant là sir Patrick.
Résolument il suivit les dames.
Le baronnet le rappela.
– Je vous ai dit que je désirais vous parler, lui dit-il aigrement.
Forcé dans ses retranchements, Geoffrey ne dissimula plus sa résolution de ne pas laisser à Blanche l’occasion d’une conversation particulière avec Anne.
Il l’appela et lui enjoignit de s’arrêter.
– Je n’ai pas de secrets pour ma femme, dit-il, et j’ai le droit d’attendre que ma femme n’ait pas de secrets pour moi. Dites ce que vous avez à me dire. Elle peut l’entendre.
Les yeux de sir Patrick brillèrent d’indignation.
Le baronnet se contint et regarda quelques instants sa nièce d’un air significatif avant de parler à Geoffrey.
– Comme il vous plaira, répliqua-t-il. Votre frère m’a chargé de vous dire que les devoirs de la nouvelle position dans laquelle il est placé occupent tout son temps et l’empêcheront, pendant quelques jours, de revenir à Fulham, comme il se l’était proposé. Lady Holchester, entendant dire que je vous verrais probablement, m’a chargé d’un autre message. Elle n’est pas assez bien pour sortir, et elle désire vous voir demain à Holchester House, accompagné, selon son désir formel, de Mrs Delamayn.
Tandis qu’il s’acquittait de ces deux messages, la voix du baronnet s’était élevée à un diapason plus haut que d’habitude.
Blanche, avertie par un coup d’œil de se conformer aux instructions qu’il lui avait données, baissa la voix et dit à Anne :
– Il ne consentira pas à une séparation, tant qu’il vous tiendra ici. Sans doute il essaie d’obtenir de meilleures conditions. Quittez-le et il se soumettra. Mettez une lumière à votre fenêtre si vous pouvez descendre au jardin cette nuit. Si cela ne vous est pas possible, choisissez une autre nuit. Allez à la porte de sortie, sur le derrière du jardin. Sir Patrick et Arnold se chargent du reste.
Elle glissa ces paroles dans l’oreille de son amie, en agitant son ombrelle de côté et d’autre, de l’air d’une femme qui débite les choses les plus indifférentes…
Tout cela avec cette dextérité que les femmes manquent rarement de faire voir quand elles sont appelées à mettre en pratique quelque ruse où leurs intérêts sont engagés.
Quelque habilement que le tour eût été joué, la méfiance de Geoffrey s’en éveilla ; mais Blanche était arrivée à sa dernière phrase, avant qu’il eût pu détourner son attention de ce que disait l’oncle, pour écouter ce que disait la nièce.
Un homme plus vif en eût entendu davantage ; Geoffrey ne saisit distinctement que la première moitié de la dernière phrase où il était question de sir Patrick et d’Arnold.
– Que dites-vous, demanda-t-il, au sujet de sir Patrick et d’Arnold ?
– Rien d’intéressant pour vous, répondit vivement Blanche. Je le répéterai si cela vous est agréable. Je parlais à Anne de ma belle-mère, lady Lundie. Après ce qui est arrivé ce fameux jour à Portland House, elle a prié sir Patrick et Arnold de se considérer comme des étrangers pour elle. Voilà tout.
– Ha !… dit Geoffrey en la regardant bien en face.
– Demandez à mon oncle si vous ne croyez pas que je vous ai transmis fidèlement ses paroles. Elle nous a notifié notre congé avec ses plus belles manières et dans les termes que je vous ai fait connaître. N’est-il pas vrai, sir Patrick ?
C’était parfaitement vrai.
La présence d’esprit de Blanche lui avait suggéré, au sujet de sir Patrick et d’Arnold, quelque chose qui était réellement arrivé.
Réduit au silence d’un côté, en dépit de lui-même, Geoffrey se voyait pressé, de l’autre, de répondre au message de sa mère.
– Je dois emporter votre réponse à lady Holchester, dit sir Patrick, que lui dirai-je ?
Geoffrey le regarda fixement sans rien dire.
Sir Patrick se répéta, en appuyant sur ce qui concernait Anne.
Cette affectation irrita Geoffrey.
– Vous et ma mère avez combiné ce message entre vous pour m’éprouver, s’écria-t-il. Peste soit de ces menées souterraines, voilà ce que je dis !
– J’attends votre réponse, insista sir Patrick, ayant l’air de n’avoir pas entendu ces insolentes paroles.
Geoffrey regarda Anne et recouvra à l’instant son sang-froid.
– Par amour pour ma mère, dit-il, j’irai la voir demain, et je lui mènerai ma femme avec le plus grand plaisir… entendez-vous cela… avec le plus grand plaisir.
Il s’arrêta pour observer l’effet de sa réponse.
Sir Patrick attendit imperturbablement qu’il continuât, s’il avait encore quelque chose à dire.
– Je regrette de m’être laissé emporter, tout à l’heure. Je suis fort mal traité et ma méfiance n’est pas sans cause. Je vous prie de témoigner, continua-t-il en élevant la voix, pendant que ses yeux allaient avec inquiétude de sir Patrick à Anne, que je traite ma femme avec les égards qui lui sont dus. Son amie vient la voir, et elle est libre de recevoir son amie. Ma mère aussi désire la voir, et je promets de la lui conduire, à 2 heures demain. En quoi suis-je à blâmer ? Vous me regardez et vous ne dites rien. En quoi suis-je à blâmer ?
– Pour un homme que sa conscience justifie, Mr Delamayn, l’opinion des autres est de peu d’importance. Le but de ma visite ici est rempli.
Comme il se retournait pour dire adieu à Anne, l’inquiétude qu’il éprouvait en la quittant se manifesta.
Les couleurs disparurent de son visage, sa main trembla quand il serra tendrement la main de la jeune femme.
– Je vous verrai demain à Holchester House, lui dit-il, tout en offrant son bras à Blanche.
Il prit congé de Geoffrey sans le regarder, sans voir la main que celui-ci lui présentait.
Une minute après, le baronnet et Blanche étaient partis.
Anne attendit au rez-de-chaussée du cottage pendant que Geoffrey fermait la porte à clef.
Elle n’avait plus le désir de paraître l’éviter, après la réponse qu’il avait faite au message de sa mère.
Il revint lentement jusqu’au milieu du jardin qui s’étendait devant la maison ; il regarda vers le corridor d’entrée au milieu duquel se tenait Anne, passa devant la porte et tourna l’angle du cottage pour gagner le jardin sur le derrière.
La conséquence de tout cela n’était pas difficile à tirer pour elle ; c’était Geoffrey qui l’évitait.
Avait-il menti à sir Patrick ?
Quand le lendemain serait venu, trouverait-il des raisons pour refuser de la conduire à Holchester House ?
Elle monta chez elle.
Au même moment, Hester Dethridge ouvrit la porte de sa chambre pour sortir.
À la vue d’Anne, elle la referma.
Cette fois encore il n’y avait pas à s’y tromper.
Hester Dethridge aussi avait des raisons pour éviter Anne.
Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?
Que pouvait-il y avoir de commun entre Hester et Geoffrey ?
Pas moyen d’approfondir cette question.
Les pensées d’Anne revinrent à la communication qui lui avait été faite secrètement par Blanche :
Il n’est pas dans la nature de la femme de rester insensible à un dévouement comme celui dont témoignait la conduite de sir Patrick.
Quelque terrible que fût devenue sa position, au milieu de ces incertitudes toujours croissantes, de ces inquiétudes sans fin, toute son angoisse céda, un moment, aux sentiments d’orgueil et de reconnaissance qui réchauffaient son cœur, quand elle pensa aux sacrifices qu’on faisait pour elle, aux périls auxquels on s’exposait pour la servir.
Abréger cette période d’incertitude lui semblait un devoir envers sir Patrick comme envers elle-même.
Pourquoi, dans sa situation, attendre ce qu’amènerait le jour suivant, si l’occasion favorable s’offrait ?
Elle résolut de placer le signal à sa fenêtre cette nuit même.
Vers le soir, elle entendit de nouveau des bruits qui indiquaient des réparations s’exécutant dans la maison.
Cette fois ils étaient plus faibles et partaient, à ce qu’elle se figura, non pas de la chambre libre, comme le matin, mais de la chambre contiguë occupée par Geoffrey.
Le dîner fut servi plus tard que de coutume.
Hester Dethridge ne parut avec son plateau qu’à la brune.
Anne lui parla et ne reçut qu’une réponse par signes.
Résolue à voir en face le visage de cette femme, elle lui adressa une question qui exigeait une réponse écrite sur l’ardoise, en disant à Hester de demeurer un moment pendant qu’elle allait à la cheminée pour allumer sa bougie.
Quand elle revint, la lumière à la main, Hester était partie.
La nuit vint.
Elle sonna pour qu’on remportât le plateau.
Un pas étranger de l’autre côté de sa porte la fit tressaillir ; elle demanda :
– Qui est là ?
La voix du jeune garçon que Geoffrey employait à faire ses commissions lui répondit.
– Qu’avez-vous à faire ici ? dit-elle à travers la porte.
– Mr Delamayn m’envoie, madame ; il désire vous parler à l’instant.
Anne trouva Geoffrey dans la salle à manger.
Le motif qui lui faisait éprouver le désir de parler à la jeune femme était assez futile en apparence.
Il lui demanda comment elle désirait se rendre à Holchester House le lendemain. En chemin de fer, ou en voiture ?
– Si vous préférez le dernier moyen, dit-il, l’enfant est venu prendre mon ordre et il dira au loueur d’envoyer une voiture.
– Le chemin de fer me suffira parfaitement, répondit Anne.
Au lieu d’accepter sa réponse et d’abandonner ce sujet, il l’invita à réfléchir.
Il y avait dans ses yeux une expression d’embarras, quand il lui demanda de ne pas se préoccuper de l’économie et de ne pas songer à la dépense, quand il s’agissait de ses aises.
Il paraissait avoir quelque raison pour empêcher qu’elle ne quittât la salle à manger.
– Asseyez-vous une minute, et songez-y bien, avant de vous décider, dit-il.
L’ayant ainsi forcée à prendre un siège, il mit sa tête hors la porte et dit au jeune garçon de monter et de voir s’il n’avait pas laissé sa pipe dans la chambre.
– Je désire que vous fassiez le voyage confortablement, comme il convient à une lady, répéta-t-il d’un air de contrainte plus marqué encore.
Avant qu’Anne eût pu répondre, la voix de l’enfant leur arriva de l’étage supérieur, criant :
– Au feu !… au feu !…
Geoffrey monta précipitamment l’escalier ; Anne le suivit.
Le jeune garçon les rencontra au haut des marches et montra du doigt la porte ouverte de la chambre d’Anne.
Elle était absolument sûre d’avoir laissé sa chandelle allumée, à une certaine distance des rideaux de son lit.
Pourtant ces rideaux étaient en flammes.
Il y avait un réservoir d’eau au cottage, à l’étage.
Les pots et les brocs des chambres à coucher qui étaient ordinairement à leurs places de meilleure heure étaient au réservoir.
Un seau vide était près d’eux.
Après avoir donné au jeune garçon l’ordre de lui apporter de l’eau à tout prix, Geoffrey arracha les rideaux en flammes et les amoncela sur le lit et sur le sofa qui était tout proche.
Se servant alternativement du seau et du broc à mesure que l’enfant les lui apportait, il satura d’eau le lit et le sofa.
Tout fut fini en une minute.
Le cottage était sauvé ; mais la literie était perdue, et la chambre devenait inhabitable pour la nuit tout au moins, et probablement pour plusieurs jours.
Geoffrey reposa le seau vide, et se tournant vers Anne, il montra le couloir.
– Vous n’éprouverez pas une grande gêne de cet accident, dit-il ; vous n’aurez qu’à vous établir dans la chambre libre.
Avec l’assistance de l’enfant, il transporta les malles d’Anne, ainsi qu’une commode qui n’avait souffert aucun dommage.
Cela fait, il lui recommanda d’être plus prudente et de prendre garde à la bougie, à l’avenir.
Il descendit sans attendre sa réponse.
L’enfant l’avait suivi et fut congédié pour la nuit.
Au milieu de la confusion produite par l’extinction du feu, la conduite d’Hester Dethridge attira l’attention d’Anne.
Elle était sortie de chez elle quand l’alarme avait été donnée ; elle avait regardé les rideaux en flammes et s’était reculée dans un coin, avec une impassibilité stupide.
Elle était restée là, en apparence indifférente à la destruction du logis.
Le feu éteint, elle était demeurée dans ce même coin, pendant qu’on transportait la commode, sans même regarder les traces que le feu avait laissées au plafond et la literie brûlée.
Seulement, elle ferma la porte, mit la clef dans sa poche et rentra dans sa chambre.
Jusqu’alors Anne n’avait pas partagé la conviction de tout le monde, qui considérait Hester comme ayant perdu l’esprit.
Après ce qu’elle venait de voir, elle se rangea pourtant à l’opinion générale.
Elle avait eu l’idée de poser certaines questions à Hester quand elles restèrent seules ensemble, sur les causes réelles du feu.
Après réflexion, elle se décida à ne rien dire, pour ce soir du moins.
Elle traversa le couloir et entra dans la chambre libre, la même qu’elle avait refusé d’occuper à son arrivée au cottage, et où elle était obligée de coucher cette nuit-là.
Elle fut immédiatement frappée par un changement dans la disposition du mobilier.
Le lit avait été changé de place : la tête appuyée, quand elle l’avait vu la dernière fois, contre le mur de côté du cottage, était placé maintenant contre le mur qui séparait cette chambre de celle de Geoffrey.
Cet arrangement avait été évidemment fait dans un but quelconque.
L’anneau fixé au plafond qui supportait le rideau avait été aussi changé de place et fixé conformément à cette nouvelle disposition.
Les chaises et la toilette primitivement adossées à la cloison étaient maintenant reportées à l’espace vacant, contre le mur du cottage.
Pour le reste, aucun autre changement n’était visible.
Dans la situation d’Anne, tout événement qui n’était pas immédiatement intelligible à première vue était un événement suspect.
Existait-il un motif à ce changement dans la position du lit ?
Un simple doute lui était venu d’abord ; il se changea en soupçon.
On avait dû s’arranger pour la forcer à coucher dans cette chambre.
La question que la servante avait entendu adresser à Hester par Geoffrey, le soir précédent, se rapportait-elle à des desseins cachés ?
Le feu, qui avait pris d’une façon si inexplicable, avait-il été mis exprès pour l’obliger à sortir de chez elle ?
Elle se laissa tomber sur le siège le plus proche, défaillante d’horreur.
Après un moment, elle reprit pourtant assez d’empire sur elle-même pour comprendre la nécessité d’éclaircir ses soupçons.
Il était possible que son imagination excitée lui créât des sujets d’alarme qui ne reposaient que sur de folles visions.
Elle sortit et alla frapper à la porte de la chambre d’Hester Dethridge.
– J’ai besoin de vous parler, dit-elle.
Hester sortit ; Anne désigna sa nouvelle chambre et ouvrit la marche ; Hester la suivit.
– Pourquoi avez-vous changé le lit de place ? demanda-t-elle. Pourquoi l’avez-vous fait passer de ce mur contre celui-ci.
Hester demeura impassible à cette question, comme elle l’était restée devant l’incendie.
Elle écrivit sa réponse.
Dans les autres occasions, Hester regardait bien en face les personnes auxquelles elle présentait son ardoise.
Pour la première fois elle la tendait à Anne, les yeux fixés sur le plancher.
Elle n’y avait écrit qu’une seule ligne, qui n’était pas une réponse directe :
« J’avais l’intention de faire ce changement depuis longtemps. »
– Je vous demande pourquoi vous l’avez fait ce soir !
Hester écrivit quatre mots cette fois sur son ardoise :
« Le mur est humide. »
Anne regarda le mur ; il n’y avait pas trace d’humidité sur le papier. Elle passa la main sur le papier et l’explora ; il était sec.
– Ce n’est pas là votre véritable raison, dit-elle.
Hester ne bougea pas.
– Il n’y a pas d’humidité.
Hester montra de nouveau avec persistance les derniers mots qu’elle avait tracé sur son ardoise, toujours sans relever la tête ; elle attendit un moment qu’Anne les eût relus et sortit de la chambre.
Il était parfaitement inutile de la rappeler.
Le premier mouvement d’Anne, quand elle se retrouva seule, fut de se renfermer.
Non seulement elle tourna la clef dans la serrure, mais elle tira les verrous en haut et en bas. Les gâches de cette serrure et des deux verrous étaient solidement fixées.
La trahison qui se tramait, quelle qu’elle pût être, n’avait point compté sur la faiblesse de cette porte.
Anne fit le tour de la chambre, examinant l’âtre, les volets des fenêtres, l’intérieur de l’armoire aux robes, le dessous du lit.
Rien ne se révéla qui put justifier les soupçons ou les craintes de la personne la plus timide.
Ces assurances quelque favorables qu’elles fussent, n’arrivèrent pas à la convaincre.
Le pressentiment de quelque trahison cachée l’oppressait plus fort à mesure que la nuit s’avançait.
Elle s’assit et essaya de découvrir un indice, en repassant dans son esprit les récents événements de la journée.
Ses efforts furent inutiles ; rien de défini, rien de tangible ; bien plus, ils amenèrent un nouveau doute.
Elle se demanda si les motifs allégués par sir Patrick pour venir à son secours, et que Blanche lui avait fait connaître, étaient bien ceux qui faisaient agir Geoffrey.
Croyaient-ils sérieusement que sa conduite n’avait pas pour mobile quelque chose de pire qu’un vil intérêt d’argent ?
Le baronnet n’avait-il réellement en vue, en tentant de la mettre hors de l’atteinte de son mari, que de forcer Geoffrey à consentir à la séparation, aux conditions proposées par Julius ?
Était-ce là le seul but qu’il poursuivait, ou était-il secrètement convaincu, connaissant la position d’Anne comme il la connaissait, qu’elle courait un danger personnel au cottage, et lui avait-il caché cette conviction dans la crainte d’augmenter les appréhensions qu’elle pouvait concevoir pour sa sécurité personnelle ?
Elle regarda de nouveau tout autour de cette chambre inconnue, au milieu du silence de la nuit ; elle sentit que cette dernière interprétation était la plus probable des deux.
Le bruit des portes et des fenêtres qu’on fermait monta jusqu’à elle du rez-de-chaussée.
Que fallait-il faire ?
Impossible de donner le signal convenu avec sir Patrick et Arnold.
La fenêtre à laquelle ils s’attendaient à voir de la lumière était celle de la chambre où le feu s’était déclaré.
Hester Dethridge l’avait fermée et en avait mis la clef dans sa poche.
Il était également inutile d’attendre que le policeman passât et d’appeler au secours.
Quand bien même elle se déciderait à faire cet aveu public de la méfiance qu’elle éprouvait sous le toit de son mari, quand bien même le secours arriverait, quelles raisons valables pourrait-elle alléguer pour avoir donné l’alarme ?
Elle ne trouverait pas l’ombre d’une raison pouvant justifier un appel à la protection de la loi.
Comme dernière ressource, poussée par le vague soupçon que lui inspirait le déplacement du lit, elle essaya de le changer de place elle-même.
L’emploi de toutes ses forces ne réussit pas à le faire bouger de l’épaisseur d’un cheveu.
Elle n’avait donc plus d’autre possibilité que de se fier à la solidité de la serrure et des verrous, et de veiller toute la nuit, sûre que de leur côté sir Patrick et Arnold veillaient dans le voisinage de la maison.
Elle prit son ouvrage et ses livres et retourna à sa chaise, en la plaçant près de la table au milieu de la chambre.
Les derniers bruits indiquant la vie et le mouvement s’éteignirent.
Puis le silence de la nuit s’établit autour d’elle.