QUINZIÈME SCÈNE HOLCHESTER HOUSE

52
LA DERNIÈRE CHANCE

– Sa Seigneurie est dangereusement malade, monsieur. Lady Holchester ne peut recevoir aucun visiteur.

– Soyez assez bon pour porter cette carte à lady Holchester. Il est absolument nécessaire que votre maîtresse soit instruite, dans l’intérêt du plus jeune de ses fils, de quelque chose que je ne puis communiquer qu’à Sa Seigneurie elle-même.

Les deux personnes entre lesquelles s’échangeait cet entretien était le premier valet de chambre de lord Holchester et sir Patrick Lundie.

Une demi-heure à peine s’était passée depuis la clôture de l’enquête qui venait d’avoir lieu à Portland Place.

Le domestique hésitait encore, tenant la carte entre ses mains.

– Je m’expose à perdre ma place, dit-il, si je vous obéis.

– Vous vous exposerez bien plus encore à la perdre si vous ne le faites pas, répliqua sir Patrick. Je vous avertis très positivement qu’il s’agit d’une question sérieuse.

Le ton sur lequel furent dites ces dernières paroles produisit son effet. Le domestique monta s’acquitter de son message.

Sir Patrick attendit dans l’antichambre.

Mais cette attente était plus que sir Patrick ne pouvait supporter en ce moment.

Le bonheur d’Anne était sacrifié. Garantir sa sécurité personnelle, que sir Patrick croyait sérieusement en péril, c’était le seul service qu’il fût désormais possible de lui rendre. Sa position, comme un obstacle, tant qu’elle vivait, entre Geoffrey et Mrs Glenarm, constituait un mal sans remède ; mais il était encore possible d’empêcher qu’elle ne devînt la cause innocente de la ruine de Geoffrey en créant un empêchement à une réconciliation entre le père et le fils.

Résolu à tout tenter dans l’intérêt d’Anne, sir Patrick avait laissé Arnold et Blanche se rendre dans sa résidence de Londres ; il n’avait même pas voulu prendre le temps de dire un mot d’adieu aux personnes qui avaient pris part à l’enquête.

« Sa vie peut dépendre de ce que je vais faire pour elle à Holchester House ! » se disait-il.

C’est avec cette conviction qu’il avait quitté Portland Place ; c’est avec cette conviction qu’il avait envoyé son message à lady Holchester et qu’il en attendait maintenant la réponse.

Le domestique reparut au haut de l’escalier, sir Patrick se précipita à sa rencontre.

– Sa Seigneurie vous recevra pendant quelques minutes.

La porte d’un salon du premier étage s’ouvrit et sir Patrick se trouva en présence de la mère de Geoffrey.

Il n’eut que le temps d’observer qu’elle offrait les restes d’une rare beauté et qu’elle recevait son visiteur avec grâce et courtoisie ; elle montrait, au moins, de la considération pour la position de ce visiteur, devant laquelle la sienne s’abaissait un peu.

– Vous avez quelque chose à me dire, sir Patrick, au sujet de mon second fils. Je suis dans une grande affliction. Si vous m’apportez de mauvaises nouvelles, je ferai de mon mieux pour les supporter. Puis-je assez compter sur votre bonté pour espérer que vous ne me laisserez pas dans l’incertitude ?

– Il me serait plus facile de rendre mon importune visite moins pénible pour Votre Seigneurie, répondit sir Patrick, s’il m’était permis de lui poser une question. Avez-vous entendu parler d’un obstacle au mariage de Mr Geoffrey Delamayn avec Mrs Glenarm ?

Cette allusion détournée à Anne produisit un changement marqué dans les manières de lady Holchester.

– J’ai entendu parler de l’obstacle auquel vous faites allusion, dit-elle. Mrs Glenarm est une amie intime pour moi, elle m’a informée qu’une personne nommée Sylvestre, une impudente aventurière…

– J’en demande pardon à Votre Seigneurie… vous êtes d’une injustice cruelle envers la plus noble femme qu’il m’ait été donné de rencontrer.

– Je ne puis, sir Patrick, entrer dans les raisons que vous pouvez avoir pour l’admirer. Sa conduite envers mon fils a été, je le répète, celle d’une impudente aventurière !

Ces paroles démontrèrent à sir Patrick qu’il était complètement inutile d’essayer de combattre les préventions de Milady contre Anne. Il se décida donc à révéler à l’instant la vérité.

– Je vous supplie de ne rien dire de plus, répondit-il. Votre Seigneurie parle en ce moment de la femme de son fils.

– Mon fils marié à miss Sylvestre ?

– Oui.

Une pâleur mortelle envahit son visage. Elle parut un instant accablée sous ce choc. Mais cette faiblesse maternelle ne fut que momentanée. L’indignation de la grande dame y avait fait place, avant que sir Patrick eût pu reprendre la parole.

Elle se leva pour mettre fin à l’entretien.

– Je présume, dit-elle, que le but de votre visite ici a été rempli ?

Sir Patrick se leva de son côté, résolu à accomplir jusqu’au bout le devoir qui l’avait amené.

– Je suis obligé d’abuser de l’attention de Votre Seigneurie quelques minutes encore, répondit-il. Les circonstances qui accompagnent le mariage de Mr Geoffrey Delamayn sont d’une importance peu commune. Je vous demande la permission, dans l’intérêt de sa famille, de les exposer très brièvement, telles qu’elles sont.

En quelques phrases très claires, il raconta ce qui était arrivé dans l’après-midi à Portland Place.

Lady Holchester écoutait avec la plus froide attention.

À en juger par les apparences, elle ne subissait aucune impression quelconque.

– Vous attendez-vous, demanda-t-elle, à me voir épouser les intérêts d’une personne qui a empêché le mariage de mon fils avec une dame de son choix et du mien ?

– Mr Geoffrey Delamayn a malheureusement déjà cette première raison de ressentiment contre sa femme, qui se trouve innocemment avoir nui à ses intérêts. Je prie Votre Seigneurie de considérer s’il est désirable qu’elle se trouve vis-à-vis de lui dans une position doublement périlleuse, si elle devient encore une cause de rupture entre son père et lui.

Il avait exprimé sa pensée avec de scrupuleuses précautions ; mais lady Holchester comprit ce qu’il s’était abstenu de dire.

Jusque-là elle était restée debout, elle se rassit alors. Le baronnet avait enfin produit une impression visible sur elle.

– Dans l’état critique de la santé de lord Holchester, répondit-elle, je me refuse à prendre la responsabilité de lui apprendre ce que vous venez de me dire. Mon influence s’est constamment exercée en faveur de mon fils, tant que mon intervention a pu produire de bons résultats. Cette intervention serait maintenant inutile. Lord Holchester a modifié son testament ce matin. Je n’étais pas présente et je n’ai pas encore été informée de ce qui a été fait. Dans le cas même où je le saurais…

– Votre Seigneurie refuserait naturellement, dit sir Patrick, de communiquer ces renseignements à un étranger.

– Certainement. D’un autre côté, après ce que vous m’avez dit, je ne me sens pas autorisée à prendre seule une décision en cette matière. L’un des exécuteurs testamentaires de mon mari est en ce moment ici. Il ne peut y avoir aucun inconvénient à ce que vous le voyiez, si vous le désirez. Je vous laisse libre de lui dire, de ma part, que je lui abandonne entièrement le droit de décider ce qu’il convient de faire.

– J’accepte avec joie la proposition de Votre Seigneurie.

Lady Holchester tira le cordon de sonnette qui était près d’elle.

– Conduisez sir Patrick à Mr Marchwood, dit-elle au domestique.

Sir Patrick tressaillit. Ce nom lui était familier, comme celui d’un ami.

– Mr Marchwood de Hurlbeck ? demanda-t-il.

– Lui-même.

Sur cette brève réponse, lady Holchester prit congé de son visiteur.

En suivant le domestique à l’autre bout du corridor, sir Patrick fut introduit dans une petite pièce, antichambre de la chambre à coucher où gisait lord Holchester.

La porte de communication était fermée.

Un gentleman était assis et écrivait devant une table près de la fenêtre. Il se leva et tendit les mains, quand le domestique annonça sir Patrick.

C’était Mr Marchwood.

Après les premières explications données, sir Patrick en revint patiemment à l’objet de sa visite à Holchester House.

La première fois qu’il mentionna le nom d’Anne, il observa qu’à partir de ce moment Mr Marchwood parut prendre un intérêt tout particulier à ce qu’il disait.

– Se trouverait-il que vous connaissiez cette dame ? demanda-t-il.

– Je sais seulement qu’elle est la cause d’un singulier incident qui s’est produit ce matin dans cette chambre.

Il montra en parlant la chambre à coucher de lord Holchester.

– Êtes-vous libre de faire connaître la nature de cet incident ?

– Je le puis difficilement, même à un vieil ami comme vous, à moins que je ne voie un devoir pour moi à parler… Continuez, je vous prie, ce que vous me disiez. Vous étiez sur le point de me faire connaître le motif qui vous avait amené ici.

Sans plus de préambule sir Patrick lui apprit la nouvelle du mariage de Geoffrey avec Anne.

– Mariés ! s’écria Mr Marchwood. Êtes-vous certain de ce que vous avancez ?

– J’ai été l’un des témoins du mariage.

– Grand Dieu ! Et l’homme de loi de lord Holchester a quitté la maison…

– Puis-je le remplacer ?… Vous ai-je, par quelque hasard, rendu possible de me dire ce qui est arrivé ce matin dans cette chambre ?…

– Possible ! vous ne me laissez pas d’autre solution. Les médecins sont d’accord pour craindre une apoplexie. Sa Seigneurie peut mourir d’un moment à l’autre. En l’absence de l’homme de loi, je dois prendre tout sur moi. Voici les faits : il y a un codicille du testament de lord Holchester qui n’est pas encore signé.

– Relatif à son second fils ?

– Relatif à Geoffrey Delamayn, et lui accordant, s’il est exécuté, une libérale provision, sa vie durant.

– Quel est l’obstacle à ce qu’il soit exécuté ?

– La dame dont vous venez de mentionner le nom.

– Anne Sylvestre ?

– Anne Sylvestre, maintenant, d’après ce que vous venez de me dire, Mrs Geoffrey Delamayn. Je ne puis expliquer les choses que fort imparfaitement. Il y a de pénibles circonstances qui s’associent dans la mémoire de lord Holchester, avec le nom de cette dame ou de quelque membre de sa famille. Ce que nous avons pu comprendre, c’est qu’il a fait quelque chose, dans sa carrière professionnelle, qui était strictement dans les limites de son devoir, mais qui apparemment a eu de tristes résultats. Il y a quelques jours, il a malheureusement entendu parler, soit par Mrs Glenarm, soit par Julius Delamayn, de l’apparition de miss Sylvestre aux Cygnes. Pas un mot ne lui échappa sur le moment. Ce n’est que ce matin, à l’occasion du codicille relatif à Geoffrey, qu’il nous a fait connaître ses réels sentiments. À notre grand étonnement, il a refusé de signer le codicille. « Trouvez Anne Sylvestre », telle fut la seule réponse que nous pûmes tirer de lui, « et amenez-la près de moi. Vous dites tous que mon fils est innocent de toute injure envers elle. Je suis au lit de mort. J’ai de sérieuses raisons personnelles pour vouloir m’éclairer. Je dois à la mémoire d’une personne morte de m’assurer par moi-même de la vérité. Si Anne Sylvestre se justifie elle-même de lui avoir fait aucun tort, je pourvoirai à l’avenir de Geoffrey. Pas autrement. » Nous lui avons fait observer qu’il pouvait mourir avant que nous n’eussions trouvé Anne Sylvestre. Notre intervention n’eut qu’un résultat : le malade exprima le désir que l’homme de loi ajoutât un nouveau codicille à son testament, qui fut rédigé à l’instant même. Il charge les exécuteurs testamentaires de s’enquérir des relations qui ont existé ou qui existent actuellement entre Anne Sylvestre et le plus jeune de ses fils. Si nous avons des motifs pour conclure que Geoffrey a eu de graves torts envers elle, nous avons ordre de lui payer un legs, à la condition pourtant qu’à ce moment elle ne sera pas mariée.

– Et son mariage invalide le legs ! s’écria sir Patrick.

– Oui. Le codicille, revêtu de toutes les formes exécutoires, est maintenant sans valeur, et un autre codicille reste encore à signer pour le moment où l’homme de loi produira miss Sylvestre. Il a quitté la maison pour se rendre à Fulham, auprès de Geoffrey, seul moyen que nous ayons de trouver cette dame. Plusieurs heures se sont passées ; il n’est pas revenu.

– Il est inutile de l’attendre, dit sir Patrick. Pendant que l’homme de loi était en route pour Fulham, le fils de lord Holchester se rendait à Portland Place. Cela est encore plus sérieux que vous ne le supposez. Dites-moi ce que, dans des circonstances moins pressantes, je n’aurais pas le droit de vous demander… En dehors du codicille non signé, quelle part est faite à Geoffrey Delamayn dans le testament ?

– Il n’y est même pas mentionné.

– Avez-vous le testament ?

Mr Marchwood ouvrit un tiroir et l’en tira. Sir Patrick se leva à l’instant.

– N’attendons pas l’homme de loi ! Il s’agit ici d’une question de vie ou de mort. Lady Holchester est cruellement irritée du mariage de son fils. Elle parle et agit comme une amie de Mrs Glenarm. Pensez-vous que lord Holchester partagerait ces sentiments s’il savait ce qui se passe ?

– Cela dépend entièrement des circonstances.

– Supposez qu’il apprenne, de moi, que son fils a eu des torts graves envers miss Sylvestre. Supposez que je lui dise cela, que son fils a réparé ses torts en l’épousant…

– Après les sentiments qu’il a fait voir ce matin, je crois qu’il signerait le codicille.

– Alors, pour l’amour du ciel, laissez-le moi voir !

– Il faut que je parle au docteur.

– Faites-le à l’instant.

Le testament à la main, Mr Marchwood avança vers la porte de la chambre à coucher.

Elle s’ouvrit de l’intérieur avant qu’il l’eût atteinte.

Le docteur apparut sur le seuil ; il arrêta, d’un geste de la main, Mr Marchwood prêt à parler.

– Allez près de lady Holchester, dit-il. Tout est fini.

– Mort ?

– Mort.

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